Quand le 2.0 se dissout dans l’entreprise

S’il existe une grande confusion autour de l’entreprise 2.0 c’est bien en raison de son périmètre, ce qui finit par rendre le concept on ne peut plus nébuleux aux néophytes et provoque même quelques incompréhensions au sein de la communauté des experts de la chose. Le « 2.0 » appliqué à  l’entreprise concerne t’il tout ou partie de celle ci ?

Abordons la chose sous les deux angles les plus communément utilisés : la philosophie et la technologie.

Au niveau de la philosophie on peut considérer qu’elle peut s’appliquer à  l’ensemble de l’entreprise. L’entreprise d’aujourd’hui doit en effet faire face à  besoin d’agilité, doit apprivoiser la réalité de ce monde d’interactions informelles qui est le sien et ce qu’elle le veille ou non, doit apprendre à  optimiser ces flux informels de la même manière qu’elle a par le passé optimisé ses flux de production « matérielle ». Mais qu’on ne s’y trompe pas, comme je l’ai souvent dit et comme de plus en plus d’acteurs le reconnaissent aujourd’hui l’entreprise 2.0 n’est pas le web 2.0 et fonctionne sur des bases différentes. Les leviers qui favorisent le dynamisme de l’un ne sont pas ceux qui seront opérants sur l’autre. Bref il s’agit d’accommoder le mouvement parfois trop brownien du web grand public aux contraintes de l’entreprise. Comprendre que la hiérarchie est nécessaire, qu’il y a des murs porteurs à  conserver, et que la finalité est une finalité économique avant tout. Bref, une sorte de wirearchie ou d’organisation orientée service.
Mais tout cela n’a rien de nouveau, on ne fait qu’appliquer des recettes vieilles comme le monde dans un contexte nouveau : on reste très près de notions telles que l’empowerment, le management participatif, des choses évoquées par Peter Drucker il y a près de 40 ans, ou de ce que Bob Sutton traitait dans « The Knowing Doing Gap« . Plus près de nous, Gary Hamel dans « La fin du management » ne nous disait pas autre chose.
La seule chose qui a changé entre Drucker et Hamel, c’est que le monde est vraiment devenu ce que Drucker avait prévu et que son concept de Knowledge Worker est une réalité quotidienne d’une part, et qu’une nouvelle génération d’outils informatiques permet d’appréhender ce mode de fonctionnement radicalement différent.

Les outils, justement parlons en. Je met quiconque au défi de me prouver qu’une entreprise peut entièrement fonctionner en mode « 2.0 ». Il reste des outils métier, des outils de process comme j’aime à  les appeler qui sont vitaux pour l’organisation. Il y a les choses qui nécessitent de la flexibilité et une organisation adhocratique, et d’autres qui doivent suivre des règles précises. L’exemple de Lockheed Martin évoqué à  l’enterprise 2.0 conference de Boston en juin dernier et que Richard Collin et Marc de Fouchecour ont bien analysé parmi d’autres ici en est la preuve vivante : leur production ne peut laisser la moindre part à  l’imprévu, à  la serendipité, par contre pour ce qui est du reste… A l’inverse une entreprise qui se prive des outils nécessaires à  l’exploitation de sa sphère informelle, à  la mise en place de systèmes provisoires adhoc se tire une balle dans la jambe. Ce qui m’a toujours fait dire que l’entreprise ne sera jamais ni 1.0 ni 2.0, qu’elle était une, et que par voie de conséquence à  trop s’occuper d’entreprise 2.0 sans s’occuper d’entreprise tout court on risquait de passer à  coté du sujet.

Bref l’entreprise, dans sa composante 2.0, ne verra le jour que si on arrive à  l’envisager dans sa globalité, qu’on ne créera pas du 2.0 ex nihilo mais en construisant à  partir de l’existant, et en aucun cas en l’ignorant en disant que ça n’est pas notre affaire ou qu’il faut tout changer.

Dans le contexte d’interconnexion intense qui est le notre, où tout influence tout, il est impossible de traiter un quelconque aspect de l’entreprise indépendamment des autres, de procéder par focus successifs sans jamais avoir fait une analyse au niveau macro de la manière dont fonctionne cet enchevêtrement d’engrenages afin de déterminer là  où il faut changer les choses et là  où il faut les garder en l’état. Et surtout, savoir ce qui impacte quoi, quels sont les leviers, les freins, les barrières à  passer et celles qui sont infranchissables dans un contexte d’entreprise donné.

Ce qui est confirmé par ce que je considère comme un schéma relativement pertinent de l’adoption des nouvelles technologies et nouvelles pratiques en entreprise.

Un schéma qui corrobore bien ce que je viens de dire. Après des focus locaux centrés sur l’expérimentation (avec tous les risques que cela représente dès lors qu’on est en face d’outils nécessitant une masse critique d’utilisateurs et d’information afin de délivrer leur plein potentiel) on en arrive à  la phase réellement porteuse de valeur : celle où on redéfinit les process afin de tirer le meilleur parti au vu de ce qu’on a pu apprendre lors de la phase d’expérimentation. Il ne s’agit pas d’un retour à  la case départ, bien au contraire. Si l’on considère que des outils qui ne sont pas des outils de travail ne procurent quasiment aucun bénéfice (une lapalissade qu’il me semble fort utile de rappeler toutefois), force est de se préoccuper de la manière dont les gens travaillent effectivement et de celle dont on aimerait les voir travailler. Or l’entreprise n’a pas attendu le 2.0 pour travailler, produire, s’organiser pour créer de la valeur. Tout cela est déjà  organisé, parfois avec des outils et pratiques adaptés, parfois avec des outils et pratiques inadaptés. En un mot, avant de penser à  faire émerger des choses radicalement nouvelles et parfois imprévisible issues du potentiel infini que représentent les réseaux, il faut avant tout commencer à  dévier des flux existants, car c’est bien d’information que l’on parle, vers des outils nouveaux. Ce n’est qu’après avoir appréhendé le potentiel des outils dans le contexte sécurisant d’usages connus et maitrisés que l’entreprise et ses hommes seront prêts à  créer, lorsque nécessaire, des choses nouvelles.

Il s’agira aussi de décrypter l’ensemble des forces, internes comme externes, qui s’appliquent sur l’organisation pour en comprendre les enjeux et déterminer les points d’efforts ainsi que les leviers. Mais nous en reparlerons dans un autre billet.

Finalement tout cela semble si loin du discours « entreprise 2.0 » classique mais cela à  le mérite de ramener les choses à  ce qu’elles sont vraiment : c’est aux outils et pratiques de servir les buts de l’entreprise, à  rentrer dans le quotidien des utilisateurs, sauf à  accepter d’être cantonnés dans des rôles périphériques où ils seront vite oubliés car n’étant pas essentiels et utilisés au quotidien. Le web 2.0 peut se contenter d’être « nice to have », l’entreprise se doit de se focaliser sur le « must have ».

Chose confirmée dernièrement par McKinsey : en général ce qui caractérise les entreprises qui réussissent leurs projets 2.0 c’est qu’elles les ntégrent dans un processus de changement en termes d’organisation et de management, qui se demandent donc « comment être plus performants » et adaptent l’ensemble de leur manière de travailleur plutot que d’installer des outils et essayer de faire en sorte qu’on les utilise.

C’est à  mon avis la tendance profonde qui se dessine pour les mois à  venir et qui va impacter la vision et le positionnement de tels projets : il s’agit d’outils et de pratiques au service du travail des collaborateurs et il est essentiel de les positionner par rapport à  un objectif, de voir comment cet objectif est aujourd’hui atteint, et de se demander quelle partie des moyens aujourd’hui mis en oeuvre doit perdurer et quelle partie est amenée à  migrer sur des outils plus adéquats. Cela fait déjà  quelque temps que cette tendance émerge, on s’est d’abord intérrogés sur le sens des communautés dans l’entreprise  pour se rendre compte que contrairement au web ou l’aspect social pouvait se suffire à  lui même, les communautés en entreprise devaient répondre à  un besoin, être orientées vers un objectif. Pas plus tard que la semaine dernière, Dion Hinchcliffe écrivait d’ailleurs : « les communautés sont la pour faire un travail ». Il en est de même du 2.0, pris sous l’angle philosophique ou sous l’ange des outils : ça n’est pas parce qu’il donne une grande lattitude et permet une infinité de choses qu’il ne faut pas commencer par organiser le transfert de tout ou partie de l’existant vers ces choses nouvelles avant d’envisager de voir des comportements nouveaux apparaitre.

Le 2.0 est donc soluble dans l’entreprise et c’est une bonne chose. Car la greffe n’aura justement pris que le jour ou il ne sera plus visible et fera partie du quotidien sans avoir l’air d’être un bout rapporté.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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