Objets immatériels et abstractions au travail : vers un environnement « case-centric »

Résumé : si l’on essaie de comprendre concrètement ce qu’est le travail à  l’heure de l’économie du savoir, on se rend compte qu’il s’agit essentiellement de manier, assembler, organiser des objets immatériels afin de produire un résultat concrêt. Afin de rendre la chose plus aisée, nombre d’outils donnent une existence physique à  ces objets sur nos écrans afin de rentre leur manipulation plus aisée. Au final un double constat s’impose : non seulement les compétences nécessaires à  ce type de travail sont loin d’être acquises ou même enseignées mais, plus encore, l’outillage tel que proposé aujourd’hui ne fait qu’empirer la situation en fragmentant la matière travaillée entre les outils et dispersant l’attention du collaborateur qui la consacre à  faire le lien entre des applications et des informations au lieu de s’en servir pour résoudre des problèmes. Le passage d’un environnement centré sur l’outil à  un environnement centré sur les cas à  traiter s’impose.

On le sait tous, toutes ces histoires de transformation des modes de travail et des pratiques collaboratives, ces nouveaux modèles de création de valeur, sont tout sauf une question de technologie. La solution se trouve davantage dans les RH, le management, le sens que dans les lignes de code. Mais à  force de dire que, dans cette affaire, la technologie est secondaire, voire neutre, on risque de passer à  coté de certains points qui sont pourtant essentiels.

La nature du travail évolue et implique des compétences nouvelles. Autrement dit, la nature du travail va de plus en plus tendre vers de l’assemblage de ressources, leur mise en contexte et en performance davantage que vers de l’exécution brutale de processus pré-établis à  périmètre de ressource constant. Pour ce faire, le collaborateur se doit de manipuler des « objets ». Terme volontairement vague qui désigne des entités plus ou moins abstraites telles que des savoirs, de l’information, les données d’un cas client  ou d’un problème opérationnel quelconque, les personnes détentrices d’autres « objets » utiles et pertinents.

Ajoutons à  cela que cette manipulation, cet assemblage conceptuel d’entités abstraites s’opère parfois seul mais parfois également avec d’autres, dans une dynamique collaborative ou participative.

Une simple analyse objective de la situation telle qu’on peut la constater au quotidien dans n’importe quelle entreprise amène à  tirer deux enseignements :

Le collaborateur est globalement mal à  l’aise dans ce type de travail.

Un des premiers problèmes du travailleur du savoir est qu’en dehors de toute considération liées au management, à  l’organisation etc. il est bien mal à  l’aise pour manipuler et assembler un certain nombre d’entités abstraites pour, in fine, en sortir quelque chose de concrêt. Le Knowledge worker n’est pas une vue de l’esprit, c’est une réalité qui concerne un grand nombre de fonctions dans l’entreprise, et même de manière plus ou moins importante des fonctions qu’on considère à  tort comme peu « intellectuelles ». Par contre ça n’est pas parce qu »on endosse par nécessité et besoin un costume de knowledge worker en arrivant au bureau qu’on a nécessairement les épaules assez larges pour le porter ou les compétences nécessaires. On est encore loin des compétences qui seront essentielles à  touts en 2020 selon l’université de Phoenix. Rien ne sert de blamer vos collaborateurs par contre il y a un enjeu fort tant au niveau scolaire qu’en matière de formation et développement personnel qui semble totalement sous-évalué aujourd’hui.

La matérialisation des objets rend la chose encore plus difficile

Pour aider le collaborateur on a matérialisé ces « objets » de manière tangible pour qu’il puisse les voir, les partager, les travailler etc… C’est le rôle des outils informatiques et du système d’information de l’entreprise au sens large. Et là  le constat est encore plus négatif, au point que même ceux qui arrivent à  travailler et articuler ces objets de manière abstraite dans leur tête se retrouvent perdus dès qu’on leur fournit les outils supposés faciliter les choses. A priori pouvoir donner une représentation tangible aux choses devrait aider le collaborateur à  la manipuler, organiser sa réflexion, son travail…mais il n’en est rien. Les « données » du problème sont « quelque part » (dans un outil de gestion de projet, un CRM ou autre chose du même acabit). Les éléments d’information utiles sont dispersés dans des outils divers, chacun prenant en charge un type d’information selon son niveau de structuration et le public concerné. Pour ce qui est des informations non stockées (donc l’essentiel), il faut trouver la personne qui des détient…dans un autre outil. Pour identifier la personne il faut pouvoir accéder à  ses expertises, en générales stockées dans les systèmes RH et qui n’ont pas vocation à  être partagées. Ajoutons à  cela que les échanges qui font le lien entre tous ces éléments se retrouvent dans la messagerie instantanée, la boite mail, des espaces dits collaboratifs mais où on n’arrive jamais à  réunir tout le monde.

S’il est compliqué pour beaucoup, voire l’essentiel, des collaborateurs d’opérer ce travail de visualisation, d’assemblage et de gérer les interactions qui vont avec par le seul travail de leur intellect, le passage à  un mode outillé semble rendre la chose encore plus pénible dans la mesure où bien que matérialisés les objets ne sont pas physiquement assemblables à  l’écran ce qui signifie une dispersion de l’attention et au final l’incapacité à  avoir une vue exhaustive sinon holistique de la question. Et sans des outils adaptés, facilement préhensibles  et pouvant opérer conjointement, comment imaginer que notre artisan de la connaissance (car on est davantage dans l’artisanat que dans l’industrie ici…) puisse réaliser un travail convenable. Là  où l’attention devrait être utilisée pour résoudre des problèmes elle l’est pour refaire le lien entre des dizaines de fenêtres, outils et informations éparses.

Tant qu’il ne sera pas possible de passer d’un environnement centré sur l’outil (la problématique à  gérer est dispersée dans x outils) à  un environnement centré problématique où le focus est mis sur le cas, où le reste (objets et fonctionnalités) s’agrège, se lie et s’organise autours, la tache du collaborateur sera inutilement complexifiée.

Pour l’utilisateur, les objets doivent être regroupés en fonction des relations qui existent entre eux dans un cas donné et non en fonction de leur type.

Le challenge qui nous attend est donc double : d’un coté l’acquisition de compétences nouvelles, de l’autre la refonte de l’environnement de travail. Et ça ne se sera pas l’un ou l’autre mais les deux.

 

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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