Les employés passent trop de temps dans leur email ? Et alors ?

Résumé : on dit que les collaborateurs passent trop de temps dans l’email, et c’est peut être vrai. Mais se contenter de cette mesure pour pousser à  utiliser d’autres outils est un peu léger comme argument : quelle différence s’ils passent autant de temps ailleurs ? La question n’est donc pas le temps passé dans un outil mais la valeur de ce temps. Ce qui nécessite de penser les approches sociales autrement : avec un focus sur les activités, les processus et les objectifs de chacun plutôt que par communautés et conversations. Ce qui impactera le périmètre fonctionnel du projet ainsi que la démarche de changement.

Il y a quelques temps je partageais un article qui disait que les salariés américains passaient 650 heures par an dans leurs emails. Les réactions sur Twitter n’ont pas été surprenantes : c’est beaucoup, c’est beaucoup trop, les pauvres, pensez donc, leur temps devrait être mieux utilisé que dans leur email.

D’accord c’est beaucoup. Selon la durée de travail qui peut varier entre les pays et les métiers (et même si ces chiffres sont U.S.), cela fait entre 2 et 3h par jour. Ceci dit ces chiffres sont toujours issus d’évaluations venant le plus souvent de ressentis donc dont la valeur scientifique est faible. Prenez un voyage en train ou en avion, il y a un grand nombre de facteurs qui font qu’un trajet de 3h en semble 6 ou qu’un trajet de 12h en semble 5.

Et puis quoi de plus normal ? S’offusquer que les travailleurs du savoir passent trop de temps dans leur mail c’est comme s’étonner qu’un chauffeur de taxi passe du temps à  conduire, un coiffeur avec une paire de ciseaux à  la main ou une femme de ménage avec un aspirateur.

Ceci dit, la raison de telles réactions est connue : il faut remplacer l’email par des réseaux sociaux. Si l’idée séduit dans un certain milieu il faut reconnaitre qu’elle peut faire sourire ou laisser dubitatif.

En effet, qu’ils passent 650h dans l’email ou dans un réseau social, c’est toujours 650h. Et si on voit bien que le temps passé dans l’email n’est pas si efficace, l’essentiel des collaborateurs et, surtout, des managers, doit encore être convaincu que le temps passé dans un réseau est du travail. Match nul de ce coté là  donc puisque s’il y a consensus sur le problème, c’est loin d’être évident sur la solution.

On a même vu des cas où des salariés ont été contraints d’abandonner leurs bons vieux outils (email et MS Project) pour passer dans un réseau social qui, s’il a permis de gagner en fluidité et en rapidité dans les échanges avait une couverture fonctionnelle si pauvre qu’au final il ont perdu infiniment plus de temps à  survivre dans l’outil et tordre leurs besoins qu’il n’en n’ont gagné sur la partie échange. (Ah oui…je ne le dirai jamais assez : acheter un outil parce que son flux de conversation « à  la Facebook » à  l’air joli et très simple d’utilisation pour à  la fin se rendre compte que vos équipes ont besoin de gestionnaires de tches collaboratifs évolués et de wikis….c’est un peu bête et ça arrive souvent. La conversation compte mais si on ne peut la structurer elle devient vite un fardeau).

Bref ce qui compte n’est pas le temps passé dans un outil mais la valeur de ce temps. Un changement d’outil peut augmenter la valeur du temps qu’on y passe si :

– il facilite les échanges et donc la coordination

– il permet de retrouver plus rapidement une information

– il permet que d’autres retrouvent plus tard une information, même si son détenteur original a quitté l’entreprise

– il permet, plus généralement, de faire d’un savoir, d’une expérience ou d’une pratique « locale » un actif disponible pour toute l’entreprise. Il assure une forme de traçabilité du travail en vue de réutiliser, comprendre ce qui a été fait voire favoriser la montée en compétence des nouvelles recrues.

– Il est au centre du poste de travail du collaborateur et réconcilie tous les types de « modes de travail » et d’intéractions , peu importe la forme des informations manipulées et leur source, évitant ainsi de perdre du temps à  aller d’outil en outil, voire de prendre les informations dans l’un pour les traiter dans l’autre.

– Il fournit aux utilisateurs au moins les mêmes fonctionalités et possibilités que l’outil qu’il doit remplacer pour faire leur travail quotidien.

Dans cette optique la valeur d’un réseau sociale est potentiellement largement supérieure à  celle de l’email.

Je dis potentiellement car pour que la promesse devienne réalité il faut que l’activité du collaborateur se recentre quasi-totalement sur le RSE. Ce qui est est lourd de sens tant en termes de contraintes fonctionnelles et techniques qu’en conduite du changement.

– fonctionnellement et techniquement : l’outil doit être parfaitement intégré avec le SI, permettre d’intéropérer avec les applications tierces voire ramener dans l’outil les alertes, événements et informations de ces applications tierces. Sur ce point tous les éditeurs, et loin s’en faut, n’ont pas passé le cap. Chez les « gros » on notera essentiellement Salesforce, Tibbr et IBM qui va même beaucoup plus loin avec son « embedded experience ». Mais certains « petits » adoptent également cette voie, notamment le français  Jamespot et son approche « Social Ready ». Ajoutons à  cela que l’outil doit permettre d’accueillir toutes les formes de travail. Tous les besoins et métiers ne se satisferont pas d’un immense flux conversationnel à  la Facebook où l’on ne retrouve plus ses petits. J’ai ainsi en tête une entreprise qui a été séduite et à  lourdement investi dans un outil de ce type, a priori très simple d’approche, a « perdu » une grande partie de ses collaborateurs parce qu’il y avait besoin de gérer des tches et projets de manière plus avancées, de documenter les choses et que faute de fonctionnalités de ce type et en l’absence d’un wiki intégré et d’un système de gestion de tche (social…) avancé on été voir ailleurs….

– en termes de conduite du changement parce que ce choix doit être sans alternative. Beaucoup d’entreprises qui veulent « changer sans oser changer » rendent ainsi leur RSE facultatif (ce qui je l’admet est la seule solution lorsque l’outil ne correspond pas aux besoins quotidiens). Résultat : il est impossible d’y gérer un projet ou quelque chose en lien avec l’opérationnel dès lors qu’une des personnes concernées décide de ne pas rejoindre la plateforme. Il faut, bien sur, que l’outil puisse supporter tous les besoins, fonctionnellement parlant, mais également une volonté forte de l’ériger au centre du poste de travail. Ce qui va devenir de plus en plus évident au fur et à  mesure qu’on va voir la notion de réseau social s’estomper au profit de celle de plateforme sociale faisant le lien entre tous les besoins de réseautage, échange, collaboration structurée ou non structurée etc… Une tendance qui est clairement sensible derrière les annonces récentes de beaucoup d’acteurs.

Alors oui, il vaut mieux passer 650h dans un réseau social que dans son email. A condition qu’on arrive à  déporter vers le RSE toutes les activités liées au travail et non pas seulement quelques échanges périphériques et les activités hors flux de travail.

Cela demande de bien choisir la solution retenue. Cela demande aussi d’avoir une approche orientée « but » et « activité », voire processus,  plus que communauté ou conversation.

Cela demande enfin d’avoir le courage d’assumer pleinement le rôle central que l’on veut donner non pas à  l’outil mais à  une manière de travailler et collaborer.

 

 

 

 

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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