Etre tout le temps connecté : marque d’une organisation défaillante

C’était l’époque joyeuse des débuts de la connectivité omnisciente. Le « always on » était la nouvelle norme. Mobiles, 3G et wifi nous permettaient d’être connectés en permanence où que l’on soit, quel que soit le périphérique qu’on avait sous la main (ou dans la poche). C’était simple, efficace, facile, agréable. On était dans la coordination et l’auto-ajustement permanent. C’était agréable de rester relié en permanence à  sa tribu et en plus c’était diablement efficace. Tout se résolvait dans l’instant, fini les temps morts et le temps perdu.

Alors bien sur il y avait les grincheux. Ceux qui ne voyaient pas l’intérêt. Ceux qui voyaient l’opportunité comme un danger. C’était d’ailleurs souvent les mêmes qui avaient trainé les pieds à  l’heure des premiers mobiles et ils avaient fini par s’y mettre à  tel point qu’ils en vont venu à  se demander comment ils faisaient avant. Bref, rien de grave.

Etre « always on » c’était être moderne. Mais ça c’était avant.

Etre « always on » c’était être moderne, à  la mode. De toute manière même les réfractaires ont adopté le discours général. Dans la sphère privée c’était bien agréable et pratique. Dans la sphère professionnelle cela avait aussi ses avantages…et de toute manière refuser serait revenu à  donner l’image de quelqu’un qui refuse la modernité, voire de quelqu’un qui fuit le travail, d’un planqué. Alors convaincu ou non, tout le monde y est passé.

Revirement de discours ces derniers temps. On en entend de plus en plus se plaindre (mais pas trop fort) que cela devient insupportable. Certains évoquent une « fatigue sociale » mais ça n’est pas exactement ça. La « social fatigue » – car elle existe – vient, comme son nom l’indique, d’une surexposition aux signaux des réseaux et médias sociaux. Elle impacte donc principalement un certain type d’usages de la technologie et se cantonne à  la sphère privée (cf le taux dramatiquement bas d’utilisation des outils de collaboration sociale en entreprise). Non, ce dont les gens se plaignent c’est la sur-sollicitation, le nombre de messages entrants quel que soit le canal (mail, SMS, téléphone…et pas seulement les canaux dits sociaux), leur caractère invasif dans leur temps privé (car l’effondrement de la frontière entre temps personne et temps privé se traduit davantage par l’arrivée de l’entreprise dans le salon que celle de la famille au bureau). Bref c’est essentiellement un phénomène professionnel qui n’a pas les mêmes causes et ne demande pas les mêmes réponses que la « social fatigue » qui touche essentiellement la sphère privée.

Un mal qui semblerait donc se répandre dans l’entreprise mais de manière silencieuse car, comme une maladie honteuse, il semble faire culpabiliser au plus haut point ceux qui le ressentent. Double peine donc.

Il ne reste que 3h par jour pour les activités personnelles

Ceux qui s’intéressent au sujet parce qu’ils le vivent ou parce qu’ils veulent y trouver un remède, liront avec attention cette étude du Center For Creative Leadership qui dit tout haut ce que de plus en plus pensent tout bas et, pour ne rien gter, propose une analyse qui prouve qu’il est urgent de faire quelque chose.

Les chiffres : Managers et dirigeants interagissent avec leur travail 13,5h/jour (72h/semaine). Il leur reste 3h par jour pour les actes « discrétionnaires » de la vie privée (s’occuper de leur famille, lire, prendre une douche etc…).

Ils ne rendent pas la technologie responsable de la situation mais leur entreprise

Avant d’aller plus loin il est intéressant de de réfléchir à  ce dernier point. On a souvent tendance à  mettre les choses sur le dos des individus en faisant valoir que c’est le résultat d’une incapacité à  s’organiser et/ou à  déconnecter. Ce qui ne tient pas debout. A la différence (relative) de la sphère privée, l’individu en entreprise s’inscrit dans un système et la nature des enjeux est différente.

On peut quitter Facebook, Skype et couper son téléphone aux heures des repas et la nuit. Au pire on perdra quelques relations choquées par ce manque de savoir vivre (mais au moins on saura que ça n’était pas des amis) mais il n’y a pas mort d’homme. L’individu a une autonomie dans son libre arbitre qu’il perd en passant la porte du bureau et devenant salarié.

L’enjeu y est de premier ordre. D’abord la réalisation de sa mission qui peut être mise en péril par la non réception d’un message ou son non traitement. Ensuite sa réputation professionnelle : veut il passer pour celui qui ne lit pas les mails estampillés « urgent » qu’il reçoit au milieu de diner ou pendant ses vacances en famille, abandonnant ainsi collègues et clients à  leur triste sort, s’en lavant les mains et faisant ainsi peu de cas de son entreprise, de son travail, de ses clients. En entreprise on ne décide pas seul de la manière dont on utilise les moyens de communication. Leur utilisation est dictée par des normes implicite (la culture, les habitude, les usages) et explicites (process, règles de fonctionnement et d’organisation du travail). Des normes qui de plus doivent être partagées : le responsable est il celui qui envoie le message ou celui qui le lit alors qu’il pourrait diner tranquillement ? Le caractère asynchrone des outils a cela de bon qu’il entretient une certaine ambiguité : on ne téléphone pas aux gens à  certaines heures mais on peut envoyer un mail…libre à  eux de le traiter ou non. Ensuite c’est la culture, les usages, voire le modèle managérial qui font la différence. On est clairement dans la norme collective et celui qui en sort le fait à  ses risques et périls même si tout cela reste à  l’état de non dit. Ce qui entretient l’ambiguà¯té. Bref on parle d’un changement à  acter et mettre en œuvre collectivement, pas individuellement.

Etre « always on » sert à  masquer les dysfonctionnements de l’organisation

Le problème n’est pas la technologie mais l’usage. Comme toujours.

Ceci dit, passons au troisième point :

technologie et « always on » servent à  masquer les dysfonctionnement organisationnels, la médiocrité des process, un mauvais management et une culture de la peur (mettre 100 personnes en copie n’est pas une erreur d’usage mais une manière de se protéger) voire le manque de staffing.

C’est à  mon sens le point le plus important de la conclusion. Notons bien le double constat : non seulement le « système » est responsable du mauvais usage des technologies mais il se sert d’elles pour masquer ses limites.

La technologie et, surtout, la connectivité asynchrone et ubiquitaire ont rendu deux choses possibles :

une nouvelle élasticité espace-temps : on n’a plus besoin d’être disponibles au même endroit au même moment pour échanger.

la délégation implicite : passer la patate chaude d’un sms, ou d’un coup de « forward » sans avoir à  « faire face » à  son interlocuteur, s’expliquer, lui demander franchement les choses.

La connexion permanente : entre non dits et contrainte morale implicite

« Avant » quand un projet était mal géré, qu’un process dysfonctionnait et générait plus d’exceptions que la normale, on arrivait rapidement au constat qu’on prenait du retard, qu’on était bloqué et qu’il fallait changer les choses. Aujourd’hui, grâce à  la technologie, on a artificiellement étendu la notion de disponibilité pour absorber tous ces écarts et masquer les dysfonctionnements. Le tout avec un dernier effet pervers : la réappropriation implicite du temps et de l’attention du collaborateur peu importe qu’à  un moment donné il ait quelque chose à  faire ou non, qui soit plus prioritaire ou non. Comme je l’ai souvent entendu dire « ma boite mail c’est la liste des problèmes des autres…mais qui s’occupe des miens ? ». Sans même évoquer le fait que cet nouvelle élasticité de l’espace temps a permis de « sous staffer » les entreprises en allant s’approprier davantage de temps de ceux qui sont là .

Le tout toujours de manière implicite, entre non dits et contrainte morale. En tout cas c’est ainsi que le ressentent les salariés.

Plus le « always on » est nécessaire plus on a la preuve que l’entreprise fonctionne mal. C’est donc à  la fois un enjeu RH et un enjeu de performance organisationnelle. Pas une histoire de convenance de salariés soucieux de leur tranquilité. On ne réglera pas uniquement le problème avec des règles de bonnes conduite mais en changeant la manière dont on organise le travail.

Le télétravail c’est travailler dans un environnement plus propice à  sa productivité, pas emmener chez soi ce qu’on n’a pas eu eu le temps de faire au bureau

Je terminerai en citant cette phrase entendue récemment d’un de mes interlocuteurs : « la digitalisation de l’entreprise doit nous permettre d’être plus efficaces sur le temps travail, pas de l’étendre à  l’infini pour masquer le manque d’efficacité ou de ressources ».

C’est un problème de management, pas de technologie.

Je terminerai avec cette vidéo de Jean-Emmanuel Ray, Professeur de droit à  la Sorbonne. Un véritable bijou que je vous conseille de regarder avec attention.

Jean Emmanuel RAY – Professeur de Droit à  la… par Ziryeb

Pour conclure en résumant son propos : le télétravail c’est travailler dans un environnement plus propice à  sa productivité, pas emmener chez soi ce qu’on n’a pas eu eu le temps de faire au bureau.

 

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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