C’est amusant comme l’histoire semble se répéter en permanence, comme on laisse se reposer aujourd’hui des problèmes qu’on avait pourtant résolu hier.
Parce que la question de la productivité, du temps passé, du ROI dans l’entreprise 2.0 ou dans une organisation orientée service me rappelle une question qui s’est déjà posée et a été globalement solutionnée dans l’industrie et qui revient de manière encore plus aigue dans l’économie des services et de la connaissance.
Il s’agit ni plus ni moins que d’une énième application de la théorie des contraintes.
Je m’étais penché sur le sujet lorsque j’étais étudiant et appréciais énormément les questions d’optimisation (ce en quoi je n’ai pas tellement changé, finalement je ne parle ici que d’optimiser l’organisation dans un contexte d’économie du savoir). A la fin d’un cours de management industriel l’intervenant me conseille d’aller me pencher sur un livre nommé « Le but : Un processus de progrès permanent » de Eliyahu M. Goldratt.
Première surprise il s’agissait d’un roman. La preuve de la puissance du storytelling parce que je ne sais pas si j’aurais accroché si la chose m’avait été proposée de manière plus académique.
Seconde surprise, je prend une giffle énorme en me rendant compte que je devais désapprendre beaucoup de choses que je prenais pour des vérités absolues. Le jeune inexpérimenté que j’étais était en effet convaincu qu’hors de la productivité et des rendements il n’y avait point de salut. J’ai appris qu’il était, au contraire, parfois efficace d’avoir des collaborateurs qui se tournent les pouces et des machines qui ne produisent rien. Finalement pas si idiot : si le produit final requiert l’assemblage de diverses pièces, rien ne sert d’avoir un énorme stock de pièces A si la pièce B met beaucoup plus de temps à être fabriquée. On crée du stock qui coute beaucoup d’argent, mieux vaut ralentir voire arrêter la production. Et votre ouvrier qui reste les mains dans les poches vous fait gagner de l’argent.
La cause profonde participe d’un phénomène trop souvent observé dans les entreprises, mêmes de service : on se focalise sur des optimas locaux et, ce faisant, on nuit à l’atteinte d’un maximum global. C’est exactement ce qui nuit aux dynamiques collaboratives, à un mode d’organisation ou chacun doit donner du temps aux autres en intervenant comme support, en transmettant sa connaissance, en faisant en sorte de ne pas réinventer la roue en permanence
Ce qui selon Goldratt implique de quitter le « monde des couts » qui est à la base de l’acharnement sur les optimas locaux et entrainent des non sens économiques globaux pour rentrer dans celui du « troughput » qui se définit comme étant le rythme auquel le système génère de l’argent par les ventes.
Tiens…cela ne vous rappelle-t-il rien ? L’idée sous jacente au concept de SOO était justement qu’il existait un écart énorme entre l’activité demandée par l’entreprise et celle qui était requise par la réalité du terrain. C’est le terrain, le client interne ou externe, qui doit guider l’activité du salarié et non ce qu’on a décidé qu’il doit faire en fonction de prévisions souvent fort aléatoires.
Un des sujets que j’aborde de plus en plus souvent est justement la notion de but. La théorie des contraintes (TOC) amène à rechercher le but profond et se demander ce qu’il faut mettre en œuvre pour y parvenir. Un constat que j’opère fréquemment est que l’entreprise, dans son fonctionnement quotidien, ignore son but. D’où le succès des méthodes agiles qui permettent de lier l’activité de l’équipe projet à l’atteinte du but (ou satisfaction d’un besoin) et non à un livrable préalablement défini et immuable ou au respect d’un planning. C’est ainsi qu’on essaie de mettre des individus en réseau à marche forcée alors que l’objectif est d’organiser le partage des savoirs. En fait non : la réutilisation des savoirs (le partage n’étant qu’un moyen, seule la réutilisation créant de la valeur). En cassant ainsi le lien entre l’action (mise en réseau) et le but (création de valeur) on ne fait rien pour favoriser la première, rendre possible la seconde et enfin aligner les modes d’évaluation et de rémunération sur ce qui compte vraiment.
Allez donc lire à ce sujet cette note édifiante de Jay Deragon. Je me permet d’en citer un extrait. Alors que Jay demandait au responsable d’une division dans une entreprise faisant partie des « Fortune 500 » s’il ne serait pas préférable qu’il y ait un responsable des projets « social média » au niveau global et non pas seulement en local, la réponse a été imparable
Pas forcément parce quelqu’un me dirait quoi faire et comment le faire dans l’intérêt d’autres divisions. Je sais où vous voulez en venir mais c’est inutile d’essayer de tous nous faire faire des choses ensemble. Nous sommes une grande entreprise et chaque division est évaluée sur ses propres résultats. Chaque responsable de division a sa propre manière de voir comment les atteindre. Nos bonus ne dépendent que l’atteinte de nos propres résultats. Vous comprenez ?
Réponse de Jay :
Oui, il n’y a pas qu’une entreprise mais il n’y a qu’une marque. Toutes servent le client mais jamais de manière coordonnée, plutôt de manière désorganisée, éclatée. Le client ne sait pas qui est en charge de quoi mais quand il n’est pas satisfait du service global il cesse simplement de faire confiance à l’entreprise pendant que vous dites que ça n’est pas votre faute.
Voir également la suite ici.
Agir comme une seule entreprise et non comme des milliers de petits groupes, n’est pas ce que fait Procter and Gamble ?
C’est un des autres points que je retiens de Goldratt : on prend trop souvent pour un but ce qui n’est qu’un moyen. Tout projet n’est qu’un moyen, pas un but. La fiche de poste d’un individu n’est qu’un moyen, pas un but. Faire travailler et occuper les gens n’est pas une fin, c’est un moyen. Mieux vaut quelqu’un qui fait un travail utile 10h par semaine que 40h à faire ce qui ne correspond à aucun besoin autre que celui de l’entreprise de ne pas le voir desoeuvré. Bref on remplit des cases avec des individus eux-mêmes remplissant des cases horaires. L’entreprise devient son propre but et se déconnecte du besoin qui a présidé à sa création. Cela n’est pas non plus sans rappeler la notion de « demi-stratégie » qu’évoque Michel Volle ici.
Mais en méconnaissant cette donnée on a des employés productifs et débordés qui ne peuvent s’atteler à ce qui compte pour créer de la valeur.Alors oui, s’intéresser à la TOC et basculer dedans c’est changer de paradigme car il faut repenser la manière dont on voit l’entreprise. Mais l’actualité ne prouve-t-elle pas que c’est nécessaire ?
Il faut savoir oublier ses certitudes pour lire, comprendre et accepter de lire des choses telles que :
le coût de revient par produit est un fantôme mathématique, enlever les sécurités pour diminuer l’incertitude, arrêter de vendre des produits, l’allocation des coûts tue la productivit逦
On y revient : l’allocation des coûts tue la productivité. Dans sa réflexion, industrielle au départ, Goldratt partait du principe que dans le monde des coûts, chaque élément est considéré comme étant indépendant et gérable localement. D’énormes efforts sont gaspillés avec la volonté de contrôler tous les détails. Dans un tel contexte, les managers se sentent condamnés à immerger seuls des milliers de balles de ping-pong dans une piscine, ce qui représente des efforts considérables pour très peu de résultats.
Tiens, dès lors qu’on s’intéresse aux individus, la notion de cout réprésente essentiellement le temps. Cela voudrait il dire que le temps n’est plus une mesure adéquate ? Encore une réflexion qui recoupe celles sur la nouvelle entreprise.
Plus interdépendante que jamais l’entreprise devrait vraiment se reposer ce genre de questions car personne ne peut nier le constat de départ. Ce qui fonctionnait déjà dans un contexte industriel s’applique avec davantage de force dans l’économie de la connaissance où chacun n’a jamais autant dépendu des autres (d’ailleurs la TOC a été appliquée à nombre d’autres secteurs depuis).
Si le sujet provoque un semblant de réaction chez vous je ne peux que vous conseiller de lire Le but ainsi que les autres ouvrages de Goldratt qui déclinent l’application de la TOC à nombre de problématiques. Et au bout du compte on apprend non pas des méthodes à mettre en œuvre mais à penser différemment pour identifier les solutions qui sont pertinentes pour soi. En plus ça se lit admirablement bien, comme un bon roman qui ne vous donne pas de leçon mais vous met au cœur de l’action afin que vous vous sentiez acteur.
Vos impressions ?