Résumé : Qu’est ce qui fait la réussite d’un projet « Social Business » ? Jusqu’où aller dans la remise en cause de l’existant et la transformation culturelle ? Peut on réussir avec des dirigeants peu concernés et sensibilisés ? Si l’on regarde trois cas majeurs on se rend compte d’une chose : leurs projets étaient liés à la mise en place d’un mode d’organisation voulu par des dirigeants fortement impliqués. Ils ne sont devenus des projets « Social Business » qu’à posteriori parce qu’ils ont fini par mettre en place les outils pertinents par rapport à une démarche initiée de longue date. L’exemple d’IBM dans les années 90 nous montre même à quel point tout est possible et bat en brèche tous les arguments de type « notre culture nous l’interdit », « ça ne peut pas fonctionner chez nous » ou encore « nous somme trop grand pour changer à grande échelle ».
On peut tourner le problème dans tous les sens, il n’est d’entreprise qui arrive à profondément transformer la manière dont elle travaille que d’entreprises menées par un homme fort attaché à une vision du business. Et cela n’a rien de nouveau, on a pu s’en rendre compte pendant des décennies avant même que des mots tels que Entreprise 2.0 ou social business fassent leur apparition.
Quand on regarde nombre de réussites majeures dans ce domaine on peut remarquer plusieurs constantes : un PDG visionnaire et impliqué, une volonté d’arriver à tout sauf à un projet Social Business et le courage de s’en prendre de front à la culture de l’entreprise. Et ceux qui échouent ? Une direction peu concernée et pas impliquée, des projets visant à implanter un réseau social, et, comme leitmotiv, « surtout on ne brusque pas les gens, on est pas prêts à ça ».
Prenons quelques cas au hasard.
Alcatel-Lucent. Quiconque a connu l’entreprise il y a 5 ou 6 ans a du être étonné lorsque leur projet est sorti au grand jour. S’il y avait un endroit où cela ne pouvait pas fonctionner c’était bien là . Oui mais…un jour arriva Ben Verwayyen à la tête de l’entreprise. Tout le monde connait l’histoire. D’abord une adresse email pour que les employés s’adressent directement à lui. Puis un blog interne. Puis sa démarche personnelle fait tche d’huile et l’utilité d’un réseau social émerge. Tout cela car sa vision d’une entreprise contient les mots transparence, proximité et responsabilisation et que c’est comme cela que, pour lui, les choses doivent fonctionner.
Danone. Quand on a un PDG (Antoine Riboud) qui déclare au début des années 80 « Les entreprises les plus performantes sont celles qui pensent solidairement le changement technologique, le contenu du travail et le changement des rapports sociaux internes à l’entreprise« , le ton est donné. Le reste n’est que la perpétuation d’une culture d’entreprise forte. C’est, au début des années 2000 un programme nommé « networking attitude » pour faciliter l’échange et la diffusion des idée, la résolution des problèmes. Un programme purement axé sur les comportements et la dimension managériale et humaine à une époque ou le « 2.0 » n’existait tout bonnement pas. La technologie n’arrivera que longtemps après et n’est pas une rupture mais le renforcement logique du projet d’entreprise.
IBM enfin. Regarder aujourd’hui la réussite d’IBM en tant que social business (en dehors du fait que l’entreprise propose également des solutions en la matière) est très instructif. Mais on rate une grande partie de la leçon si on ne remonte pas jusqu’à Louis Gerstner, PDG de Big Blue de 1993 à 2002. Je viens de relire, d’ailleurs, le livre qu’il a consacré à ses années « Big Blue » (il a opéré chez American Express et Nabisco auparavant), Who says elephants can’t dance et je vous propose d’en tirer des enseignements d’autant plus significatifs qu’à cette époque la notion même d’internet était quasiment inconnue du grand public. Alors le « 2.0 » et les réseaux sociaux, n’en parlons pas. Et pourtant c’est à cette époque que ce qui a permis l’emergence du social business chez IBM a été construit.
Une leçon riche d’enseignements pour tous ceux qui se disent « chez nous ça n’est pas possible », « on est trop gros pour changer » voire… »on a pas à changer…on est les plus gros, on est les meilleurs ».Commençons par dépeindre un peu le contexte de l’époque, lorsque Gerstner est appelé au chevet d’IBM. L’entreprise de 400 000 salariés, après avoir été précurseur et dominé l’industrie informatique pendant des décennies (elle a été fondée en 1911), est à l’agonie. Pour les analystes la question n’est pas de savoir ce que va devenir IBM mais quand vont ils mourrir. Quelques mois ? Un an ?
A cette époque IBM est un best of de tous les dysfonctionnements qu’on peut constater dans les grandes entreprises aujourd’hui. Une entreprise tentaculaire mais sans aucune réactivité. Une capacité d’innovation mais une incapacité chronique à amener les produits rapidement sur le marché. Une bureaucratie envahissante (le nombre d’assistants et de personne qui reporte aux assistants est impressionnants , les fonctions support représentent parfois des dizaines de milliers de personnes sur des territoires comme l’europe)
Hundreds, if not thousands, of IBM middle- and senior-level executives had assistants assigned to them, drawn from the ranks of the best and brightest of the up-and-coming managers. The tasks were varied, but from what I could understand, AAs had primarily administrative duties and even, at times, secretarial chores. For the most part, AAs organized things, took notes, watched, and, hopefully, learned.
. Incapacité à dérouler une stratégie globale : puisque le respect des employés était une valeur de l’entreprise, ces derniers avaient le droit de refuser de faire quelque chose qui ne leur semblait pas pertinent. Ce « droit de non contribution » faisait même l’objet d’un processus officiel ! Une entreprise tellement sure d’elle qu’elle se concentre sur elle, sur l’interne, en oubliant totalement qu’elle a des clients et faisant des relations avec eux un enfer (lenteur, pas de gestion globale des grands comptes au niveau mondial). Et, pour terminer, une entreprise faite de baronnies, opérant selon leur propre agenda, parfois en compétition entre elles ou contre la stratégie du siège. A tel point que la seule stratégie viable à l’époque semblait de revendre IBM par appartements…
Alors bien sur, Gerstner a pris des décisions fortes en termes de stratégie, de produits, revenant parfois sur les décisions de l’équipe précédente. Mais cela n’aurait pas suffi sans un changement majeur dans la manière de travailler de l’entreprise qui aurait été, sans cet effort, incapable d’exécuter sa strategie (ou aucune autre stratégie d’ailleurs).
C’est à ce moment que débarque Gerstner avec quelques principes, clairement énoncés, aux antipodes de la culture de l’entreprise :
a) I manage by principle, not procedure.
b) The marketplace dictates everything we should do.
c) I’m a big believer in quality, strong competitive strategies and plans, teamwork, payoff for performance, and ethical responsibility.
d) I look for people who work to solve problems and help colleagues. I sack politicians.
e) I am heavily involved in strategy; the rest is yours to implement. Just keep me informed in an informal way. Don’t hide bad information – I hate surprises. Don’t try to blow things by me. Solve problems laterally; don’t keep bringing them up the line.
f) Move fast. If we make mistakes, let them be because we are too fast rather than too slow.
g) Hierarchy means very little to me. Let’s put together in meetings the people who can help solve a problem, regardless of position. Reduce committees and meetings to a minimum. No committee decision making. Let’s have lots of candid, straightforward communications.
h) I don’t completely understand the technology. I’ll need to learn it, but don’t expect me to master it. The unit leaders must be the translators into business terms for me.
Si une partie du livre concerne les choix « business », parfois aux antipodes de ce que la « normalité » conseillait de faire (mais qui se sont avéré payants) l’essentiel parle de la manière dont il a mis en place ses principes. Une partie significative touchant d’ailleurs à la culture d’entreprise, cette bête sacrée que personne n’ose toucher mais qu’il a, lui, l’externe, le nouvel arrivant, pris à bras le corps car elle emmenait l’entreprise dans sa tombe. Idem pour les RH qui ont du revoir totalement, entre autres, tout le processus de primes, d’avantages divers, d’avancement etc…
On y découvre également quelques détails croustillants. Par exemple :
Gerstner a décidé d’écrire fréquemment à tous ses salariés par email pour les informer de ce qui se passait dans l’entreprise. Certaines réponses, positives ou très critiques, sont d’ailleurs annexées au livre. En 1992, un tel outil était très moderne pour cet usage….et l’usage lui-même totalement disruptif. Qu’on fait certains managers qui ne voulaient pas que les choses changent ? Ils sont bloqué les emails du PDG pour les salariés ne les reçoivent pas.
Au regard des notes prises lors de ses premières rencontres avec le management de l’entreprise il dit :
What’s striking from my notes is the absence of any mention of culture, teamwork, customers, or leadership€”the elements that turned out to be the toughest challenges at IBM.
Au final on arrive à comprendre comment IBM est devenu enfin une entreprise globale, cohérente, qui fait de sa richesse interne (ses hommes, leurs savoirs) un actif partagé et non plus un poids. Et, pour ceux que la « perte de contrôle inquiète », comment il a résolu l’équation suivante
Let’s decentralize decision making wherever possible, but this is not always the right approach; we must balance decentralized decision making with central strategy and common customer focus.
Si IBM est redevenu ce qu’on sait aujourd’hui il faut chercher plus loin que les produits qu’ils utilisent (et développent). Il faut revenir à Gerstner pour savoir comment cela est devenu possible…et d’où cela vient. Et si, avant même de se dire que cela pouvait intéresser les clients, les ingénieurs d’IBM ont développé ce qu’on appelera plus tard un « réseau social d’entreprise » c’était tout simplement parce que cela correspondait à un vrai besoin, à la manière de rendre possible leur manière de travailler. Longtemps avant que le marché ne s’intéresse à ce genre de sujets.
Pour en revenir au sujet de départ et à l’heure où se posent beaucoup de question sur le social business, l’entreprise 2.0, leur apport réel ces exemples sont assez lourds de sens. Ils sont partis d’une vision de la performance de l’entreprise, portés par un leader fort et impliqué et ont fini, accessoirement, par un outillage technologique (il y a même des exemples de réussite sans outils dont on reparlera un autre jour). Il a fallu du temps, des années, pour passer de la dimension organisationnelle et managériale aux outils.
L’exemple de Gerstner nous montre surtout que rien est impossible, que les arguments liés à l’histoire, la taille, la culture etc… sont inopérants dès lors qu’on a le courage de faire les choses. Espérons simplement que tout le monde n’attendra pas d’être dans la mêmes situation qu’IBM à l’époque (changer ou disparaitre) pour se poser la question.
Maintenant posons la question : a quoi ressemblerait Alcatel-Lucent sans l’empreinte de Verwayyen, Danone sans celle de Riboud, IBM sans celle de Gerstner. Il est quasiment sur qu’une au moins de ces entreprises aurait disparu et qu’au moins une autre serait totalement différente.