Résumé : l’essentiel de la proposition de valeur de nouvelles formes d’organisations que les entreprises essaient de mettre en place concerne la collaboration dite émergente qui revient ni plus ni moins à laisser la possibilité aux bonnes ressources de se mobiliser là et où il le faut et s’organiser pour résoudre un problème. Un idéal que même les outils les plus flexibles de mise en réseau et de collaboration peinent à rendre possible et ce pour une raison : si les marchés sont devenus des conversations, l’entreprise n’est pas un marché. La conversation et la collaboration n’y auront donc leur place que si l’entreprise s’engage vers la mise en place de marchés internes aux talents et aux ressources.
Une des promesses de l’entreprise 2.0 au delà de la simple collaboration comme on l’entend depuis des lustres est de rendre cette dernière « adaptable ». En d’autres termes ça n’est pas une collaboration organisée en amont avec planning et répartition des tches mais une collaboration qui s’organise là et où le problème survient, avec ceux qui sont le plus pertinent pour contribuer à sa résolution. C’est le coté « émergent » de la définition originale de McAfee. Je ne reviendrai pas sur l’intérêt qu’il y a coupler ce type de logique avec des choses plus verticales ou structurantes (business process, gestion de projet etc…) tant au niveau des usages que de l’intégration des deux types de dispositifs dans le même « contexte outil ». Clin d’oeil également à Yves Caseau et autres tenants de l’approche LEAN puisque ça n’est ni plus ni moins que la mise à la puissance n du fameux « in the gemba » qu’ils connaissent bien.
C’est d’ailleurs à mon sens la proposition de valeur essentielle de l’approche 2.0 appliquée à l’entreprise car si on y regarde de plus près, qu’on parle d’innovation 2.0, de recrutement 2.0, de social marketing, de service client etc… c’est toujours le même principe qui est mis à l’œuvre avec des déclinaisons différentes.
Et même pour ceux qui préfèrent les approches un peu moins contraintes que l’orientation process, que l’on parle d’innovation participative ou d’échanges de pratiques dans les communautés, cela revient toujours à ramener la bonne personne au bon endroit sur le bon sujet…à ceci près que dans la dimension communautaire on échange pour pouvoir se servir de ce qu’on a appris et amélioré un jour…ou pas alors qu’avec une orientation process c’est pour agir immédiatement. Deux démarches complémentaires donc.
Ceci dit, de telles logiques nécessitent des prérequis. Au nombre desquels :
– la ou les ressources doivent soit identifier qu’on a besoin d’elles soit doivent être sollicitables donc identifiables.
– elles doivent avoir l’envie de participer (ou une certaine forme d’obligation morale…)
– elles doivent avoir la possibilité de le faire. Ce qui signifie avoir le temps et, le cas échéant, l’autorisation explicite ou implicite de sortir de leur cadre de travail prescrit. Ce qui nous rappelle que malgré la bonne volonté des uns et des autres l‘individu reste toujours contraint par le système.
Et c’est là que le bt blesse souvent, voire systématiquement.Nos formes d’organisation traditionnelles, verticales et tayloriennes se caractérisent (en autres) par l’optimisation du temps du collaborateur. On sait bien qu’aujourd’hui pour un grand nombre de métiers la valeur et la productivité ne sont plus déterminées uniquement par le temps passé mais tant qu’on n’en aura pas tiré toutes les conséquences les choses resteront ainsi.
Autrement dit, un bon manager (bon dans le sens où il joue à fond le jeu du système dans lequel on le fait évoluer) s’assure que 100% du temps de ses équipes est occupé (voire 120% histoire d’obtenir des gains de productivité et être sur qu’un salarié plus efficace que la moyenne ne resterait pas désœuvré). Cela ne signifie pas pour autant que le salarié ne pourrait pas donner 80% de son temps à son manager et 20% en transversal à qui en a besoin puisqu’au final c’est l’entreprise qui en bénéficie (typiquement les fameux 20% sont une modalité parmi d’autres de mise en œuvre d’un tel principe). Mais le manager étant responsable de « ses » ressources, aider le reste de l’entreprise est mauvais pour lui et ce quand bien même les 5% qu’un de ses salariés pourrait donner à une autre Business Unit créeraient infiniment plus de valeur qu’employés à son travail quotidien.
En somme, quitte à paraphraser le regretté Goldratt (dont je recommande vivement la lecture) une fois de plus : l’allocation des emplois et des coûts tue non seulement la productivité mais est un frein majeur au développement de toutes les pratiques, usages et modes de travail que l’on désire voir émerger dans l’entreprise (sauf à espérer qu’une majorité de salariés et de managers vont adopter des comportements qui non seulement n’ont aucun sens pour eux mais, en plus, vont les mettre en danger).
Il n’est de discours sur ces nouvelles approche qui n’omet de citer le Cluetrain Manifesto et la plus célèbre de ses 95 thèses : les marchés sont des conversations. D’où l’on tire que l’avenir de la collaboration passe par les conversations. Ce qui peut être juste (nous l’avons vu plus haut)…à un détail près : les entreprises ne sont pas des marchés (pour les raisons évoquées précédemment).
Que serait un marché interne ? Tout est à construire et je n’ai pas la prétention de livrer ici une définition parfaite, définitive, absolue. Tout au plus des pistes de réflexions pour qui aura envie d’approfondir :
– marché fermé : un individu peut se mobiliser ou être mobilisé sur un sujet puisqu’il relève de son travail et de sa responsabilité. Ex : dans le cadre d’un processus de vente, le commercial mobilise ses avant ventes et experts autour des demandes d’un client. C’est le plus simple à mettre en place puisqu’à priori on rend plus simple, grâce à des outils adaptés, des choses que les personnes concernées devaient faire mais faisaient avec peine pour de simples questions d’outils mal adaptés. C’est aussi pourquoi mettre le « social » dans le flux de travail autour des processus est peut être la chose la moins difficile à faire même si c’est celle qu’on a envisagé en dernier ressort.
– Marché encadré : une personne participe sur un sujet dont elle est proche mais à laquelle elle n’est pas affectée. Par exemple le membre d’une équipe/division sur un projet ou un sujet qui concerne l’équipe en question sans que cela soit une tche qui lui incombe. Exemple : quelqu’un du marketing va intervenir sur le cas du commercial ci-dessus parce que son expérience passée ou toute autre raison le rend pertinent. Ou une personne en charge de la marque employeur qui intervient sur une discussion liée à un projet de communication interne…Il y a assez de proximité entre la personne et les bénéfices produits pour que l’intervention et le temps passé se justifient.
– Marché ouvert : n’importe qui dans l’entreprise peut prendre le temps pour intervenir sur un sujet parce qu’il est pertinent pour une raison ou pour une autre. Et, surtout, le bénéfice direct concernera une équipe et des personnes avec qui il n’a rien à voir : autrement dit il ne lui sera pas imputable et sa propre équipe n’en touchera aucun dividende. Si les deux premiers cas semblent simple à mettre en œuvre on voit ici que les question de management et de gestion des coûts sont essentiels. Dans un grand nombre de cas le salarié qui agit ainsi le fait à ses risques et périls et, souvent, contre l’avis de son encadrement. On se posera nécessairement la question du modèle économique de la participation, et de l’inadaptation des logiques comptables à une économie où l’humain est un actif et non une charge.
– Marché concurrentiel, voire rémunéré : des personnes qui ont un besoin précis pour un projet et pas les ressources compétentes sous la main ainsi que pas ou peu de budget font appel aux bonnes volontés internes. Par exemple pour un micro événement on besoin de quelqu’un pour monter rapidement un blog avec un joli template, concevoir un logo… Une véritable place de marché interne peut exister avec de telles offres et, éventuellement des primes associées. Si j’ai 1000 euros pour monter mon blog je peux en donner 200 à celui qui fera mon logo, 300 à celui qui fera le template alors que si je m’adresse à une agence externe…. Ceux qui participent à ce genre de projet sont ensuite évalués ce qui les aide à « gagner » de futurs marchés internes. Plusieurs avantages : on fait « mieux et plus » en dépensant moins, on mobilise des talents cachés et on leur donne la reconnaissance qu’ils méritent, on les aide à arrondir leurs fins de mois en dépensant moins que si on avait appelé des prestataires…et vu qu’on avait pas de budget on aurait soit rien fait du tout soit bricolé quelque chose de peu professionnel. SI cette idée vous fait sourire sachez que j’ai vu il y a peu le prototype d’une telle plateforme, destinée à s’interfacer avec un réseau social d’entreprise. Là on est clairement sur des cultures d’entreprise à faire évoluer (voire des cultures nationales), selon les pays un cadrage juridique à mettre en place. Une telle perspective est horrifiante pour les uns, fait briller les yeux des autres. La seule chose que je peux dire c’est que ça va arriver et que de tels dispositifs qui peuvent avoir des impacts sur la productivité, les coûts, l’engagement, la reconnaissance naitront chez vos concurrents étrangers s’ils ne naissent pas chez vous. S’ils fonctionnent il faudra bien suivre ou trouver des leviers pour compenser.
– Marché de l’emploi interne: une autre dimension possible est de se servir de tout ce qu’on peut constater sur un des point précédents pour améliorer la mobilité interne. Découvrir des talents cachés mais également des envies…anticiper des velléités de changement. Un DRH me disait il y a deux ans que c’était inéluctable mais que, culturellement, on se serait pas prêts avant 10 ans au moins.
J’imagine bien que de telles perspectives et ce qu’elles vont nous amener à remettre en cause ne risquent pas d’enchanter grand monde dans l’entreprise. On en revient à l’effet « Pandore » : les réseaux sociaux d’entreprise devaient nous empêcher de nous pencher sur de tels sujets et rendant tout naturel et spontané. L’individu étant toujours ramené à la réalité par le système, retour à la case départ, aux causes qu’il faut traiter par la logique plutôt qu’aux conséquences qu’on traite par l’exhortation.
Pour finir j’imagine bien tous les risques et les embuches que de telles approches signifient. On peut même se poser la question de leur pertinence par rapport aux risques en question. Je n’ai pas la prétention de dire que ces systèmes sont ideaux ou mauvais. Je maintiens jusque que si on veut aller dans certaines directions ils sont nécessaires. Si on les juge inappropriés d’un point de vue humain, social, RH, qu’on fasse l’impasse dessus mais dans ce cas qu’on assume une fois pour toutes qu’on ira pas plus loin en termes des collaboration, de transmission des savoirs, d’efficacité collective et qu’on cesse de rendre collaborateurs schizophrènes en leur demandant de se contorsionner entre un monde qu’on veut quitter et un qu’on sait qu’on ne peut atteindre.