Marronnier des périodes de vacances : la déconnexion. Je ne parle pas, ou pas seulement, de la déconnexion des médias sociaux qui est un sujet à la mode mais de la déconnexion tout court et notamment dans un contexte professionnel.
Rien à voir avec l’habituelle et interminable discussion sur la déconnexion des réseaux sociaux. Ca n’est pas parce qu’on est en vacances qu’on doit se couper de ses amis, cesser de s’informer, de suivre l’actualité. Par contre si la définition des vacances est de ne pas être au travail on peut, comme de plus en plus le font, s’interroger sur cette tendance qu’on a à ne plus vraiment couper les ponts même lorsqu’on est supposé s’aérer l’esprit et recharger les batteries. Un sujet qui dépasse donc largement les médias sociaux car il touche tous les outils de communication et ne s’y limite pas : on peut être déconnecté mais traiter ses dossiers.
L’évolution du travail interdit-elle de déconnecter ?
C’est la justification que l’on entend le plus souvent : le travail a changé. Il devient plus collaboratif, ce qui impose de maintenir le lien avec les autres à tout moment, demande de plus en plus de réactivité, ce qui impose d’être joignable et disponible à tout moment. Tard le soir, en week end, en vacances. Déconnecter revient donc à faire preuve d’un manque évident de sérieux, de conscience professionnelle. C’est le monde du travail du XXIe siècle. L’heure du « always on ».
D’autres ont une approche plus nuancée de la situation. Selon leurs dires il n’y a pas forcément beaucoup plus d’information à traiter pas plus qu’il est nécessaire de la traiter plus vite. Ce qui est change est la facilité avec laquelle les technologies de la communication aident à « passer la patate chaude » en un clic, que ce soit vers le haut ou vers le bas. L’autre chose est la transparence et la visibilité qu’apportent certaines technologies nouvelles : on ne veut pas que quelqu’un se dise qu’on a laissé un problème en plan. A l’époque du mail seul l’auteur et les personnes en copie du message savaient. Aujourd’hui c’est potentiellement tout le monde. Donc on a peur que laisser une demande non traitée un vendredi à 20h ou en plein milieu de ses congés nuise à sa réputation, peu importe que ce soit urgent ou que ça puisse attendre 3 jours ou 2 semaines.
Rien de neuf ici : c’est quelque chose de très connu – et d’une certaine mesure spécifique à certaines cultures. Dans certains pays quand on a fini on quitte le bureau, dans d’autres il faut arriver avant le chef et repartir après lui sous peine de passer pour un dilettante.
Le dernier aspect de la question tient en deux acronymes : FOMO et FONK. FOMO pour « Fear Of Missing Out » (peur de rater quelque chose), FONK pour « Fear Of Not Knowing » (peur de ne pas savoir). Deux syndromes qui ont bien sur quelque chose à voir avec la technologie qui rend possible la multiplication des canaux et des messages mais qu’il serait injuste de limiter à la technologie. De tout temps certains ont eu peur de ne pas savoir, de rater quelque chose, et cela se traduisait d’un certain nombre de manières : renforcement du contrôle, des dispositifs de reporting de tout ordre, présence à des réunions où on n’a rien à faire, demande d’être en copie des courriers puis des emails…
Ca n’est donc pas tant l’évolution du travail qui empêche de déconnecter mais :
Une difficulté à lcher prise qui est tout sauf nouvelle
Un accroissement des volumes d’information et une certaine transparence rendus possibles par la technologies qui augmentent le volume de signaux et renforcent la culpabilité de celui qui attend pour les traiter
Une certaine schizophrénie vie à vis de la connexion permanente : de plus en plus disent qu’il faut y mettre fin, que ce soit pour eux ou leur collègues mais personne n’ose vraiment s’y attaquer de peur de passer pour un antiproductivisiste acharné.
Il n’empêche, justement, qu’au delà du discours de façade qui rend l’hyperconnexion « cool », moderne et productive, nombre de ses chantres de la première heure, qui en vantaient la nécessité alors qu’elle n’était l’apanage que des mieux équipés des salariés commencent à dire qu’il faudra bien baisser le pied. Stress, périodes d’angoisse, vacances gachées et improductives car ils reviennent dans un pire état qu’à leur départ. Et les entreprises ne s’y trompent pas qui commencent à voir l’impact de la chose sur a qualité de vie au travail, la productivité « durable » des salariés et se demandent comment encadrer la chose.
Se déconnecter c’est bien pour soit et pour les autres
Reste à savoir comment organiser la déconnexion sans qu’elle ne porte préjudice à qui que ce soit. Au salarié (quel que soit son rang) et à l’entreprise. Car les deux solutions les plus faciles en apparence sont tout sauf efficaces :
– la solution technologique (couper les accès, chose à laquelle pensent nombre d’entreprises) : car il s’agit avant tout d’un problème humain. Couper les accès à une personne qui n’en comprend pas le sens ne fait qu’augmenter son stress et sa frustration, quand bien même ce serait pour son bien
– la solution personnelle et individuelle (inciter les gens à déconnecter) : car il s’agit d’un enjeu à la fois collectif et individuel. La conviction que l’on a que c’est bon pour soi (voire pour les autres), le fait que cela ne pénalise pas le fonctionnement collectif de l’entreprise, mais aussi le fait que cette attitude aura l’air normale dans les yeux des autres, dans les regards, dans leur jugement.
Voici ce qu’on peut envisager et qu’on commence à observer dans des entreprises qui commencent à prendre la déconnexion au sérieux.
1°) Elaborer une position d’entreprise
Il faut qu’il y ait une prise de conscience partagée des intérêts de la déconnexion ou des méfaits de l’hyper-connexion. Qu’il y ait une part croissante des salariés et des décideurs qui en soient convaincus ne sert à rien tant qu’il n’y a pas de vision partagée et surtout communiquée. L’idée est bien entendu d’ancrer ce constat dans une logique qui a du sens pour tous et s’inscrit dans la perspective de la performance de l’entreprise. On y invoquera :
– des logiques de qualité de vie au travail, de lutte contre le stress, le burnout, de préservation de la vie privée et de manière générale de performance durable. Avoir des salariés connectés en permanence qui sacrifient temps libre et vacances n’a aucun sens si ils craquent, se désengagent voire partent au bout de 2 ou 3 ans.
– des logiques de progrès managérial. Pour un manager, laisser les choses se faire sans lui pendant une courte période c’est s’assurer de la montée en compétence de ses équipes, leur donner l’occasion de prouver leur autonomie. Qu’on se le dise : il n’y a rien de pire pour un collaborateur que de se rendre compte que son supérieur continue à tout regarder et intervenir pendant ses congés. Preuve absolue du manque de confiance. Pire : on l’incite ainsi à pratiquer de la même manière avec les autres.
– un peu plus terre à terre : des logiques juridiques. C’est parfois l’élément déclencheur quand on a conscience du reste mais qu’il faut un élément déterminant pour passer à l’acte. Et visiblement le risque de voir certaines périodes requalifiées en heures supplémentaires ou en jours travaillés pour des cadres au forfait – qu’on trouve la logique pertinente ou non – commence à peser pour nombre de DRH.
– les faits : en ayant une approche factuelle, combien de choses dites « urgentes » peuvent en réalité attendre. 95% au minimum. Quand tout est urgent plus rien ne l’est : il faut réapprendre à faire la part des choses.
2°) Etablir règles et bonnes pratiques
Une fois qu’on sait ce que l’entreprise pense et attend…le plus dur reste à faire. Alors bien sur on peut établir des règles et les faire respecter manu militari mais ça n’est pas toujours productif et c’est lourd à mettre en œuvre. Si on peut toujours prévoir des mesures drastiques (suspension des accès), le bon sens et la sensibilisation doivent primer.
Là encore chacun verra midi à sa porte en fonction de son contexte mais on peut partir de règles simples
Du bon sens avant les règles
– anticiper la déconnexion et s’organiser pour ne rien avoir « en cours » à l’heure du départ, rien à produire pendant la période d’absence. Si on commence en se disant « je boucle ça dans l’avion et je l’envoie lundi… » c’est perdu d’avance.
– faire le point avec ses équipes sur ce qui doit/risque de se passer et l’attitude à tenir.
– prévenir les personnes avec qui on interagit fréquemment (clients, collègues hors équipe etc…) et pas nécessairement la veille. Ca permet à chacun d’intégrer la contrainte dans son agenda et de ne pas se retrouver avec un soucis de dernière minute car on pensait que l’autre serait disponible la semaine suivante.
– mettre en place une procédure d’exception pour les événements majeurs. D’abord définir ce qu’est un événement majeur (le plus souvent une demande urgente ne l’est que dans 5% des cas…ce qui importe est d’accuser réception en temps et heure) puis le mode de contact (et là c’est le téléphone qui s’impose). Pour le reste la délégation s’impose.
– en profiter pour valoriser ses équipes : accroitre leur champ de responsabilité et faire le point à leur retour. Ca sera toujours utile dans le futur de savoir qu’en cas de coup dur ils savent faire face sans vous. C’est aussi un acte managérial, une préveu de confiance.
3°) Travailler à différents niveaux
On l’a vu, l’enjeu n’est pas fondamentalement lié à la technologie et ne relève pas que de la décision et du bon sens individuel : c’est le regard des autres, la transparence accrue et une certaine (auto) culpabilisation qui sont responsables d’une grande partie des choses. On voit donc les entreprises agir à deux niveaux : managers et collaborateurs.
Pour les seconds il s’agit avant tout de les déculpabiliser voire de les rassurer par l’injonction. Ainsi des entreprises commencent à dire à leurs collaborateurs qu’ils ne sont pas tenus de répondre à un email reçu hors du temps du travail, qu’il ne leur est pas « opposable ».
De la même manière pour les managers à qui on pourrait reprocher d’être trop souples avec leurs équipes. Après avoir insisté sur le pourquoi des choses, certaines entreprises les rassurent par la règle. « Interdiction d’envoyer un email à un collaborateur hors de ses périodes de travail en se disant qu’il attendra pour le traiter d’être de retour » qui font parfois naitre une pression involontaire mais réelle.. C’est souvent de l’exemplarité au niveau supérieur que viennent les bonnes pratiques en dessous.
C’est là un des seuls intérêts d' »imposer » un peu les choses. Non que ce soit la meilleur manière de changer les comportements mais parce qu’en déportant la responsabilisation du changement sur le « système » on enlève la part de culpabilité et de fausse responsabilité au niveau individuel. « Ca n’est pas de mon fait, c’est la règle ! »
Mais on peut également se dire que tout cela n’est que fumisterie et que les salariés stressés, la souffrance au travail et l’incapacité a prioriser ce qui doit l’être sont des dégts collatéraux nécessaires aux XXIe siècle.
Mais une chose est sure, on ne réussir pas la transformation digitale de l’entreprise sans un minimum de recul et de maitrise face aux outils mise en œuvre.