Dans un billet précédent nous avons vu que les termes économie collaborative, consommation collaborative ou économie du partage souvent utilisés indifféremment à tort ne représentaient pas la même chose[LIEN]. On a également vu que dans certains cas ils n’avaient rien de vraiment nouveau : certains concepts vieux comme le monde se sont simplement refait une jeunesse en communicant sur la tendance de la transformation digitale alors qu’ils n’ont absolument rien de nouveau.
Ce qui pose une question : on présente souvent ces modèles nouveaux comme « les modèles nés d’internet », « les modèles issus de la culture digitale ». Est-ce le cas et, si oui, dans quelle mesure l’économie digitale contribue-t-elle à changer les modèles économiques et en faire apparaitre de nouveaux ?
L’économie du partage existait avant et sans internet
Commençons par tordre le cou à un raccourci facile : non on ne parle pas des « nouveaux business models d’internet » ou des « modèles issus des valeurs du net », comme si internet était une entité autonome porteuse de ses propres principes qui s’imposent dès lors qu’on utilise le réseau pour faire quelque chose. Touts les concepts relatifs à l’économie collaborative existaient avant et indépendamment du réseau et s’imaginer qu’internet a tout créé est donner à un outil une volonté et des capacités qu’il n’a pas. Quand bien même cette notion de partage et de « faire ensemble » était au cœur des préoccupation des pères fondateurs du web et du net, ces valeurs ne s’imposent nullement aux acteurs. D’ailleurs une large majorité de la web économie est encore sur des modèles classiques. Contrairement à un contresens courant ça n’est pas internet qui a révolutionné certains secteurs d’activité mais des gens qui ont utilisé internet pour arriver à leurs fins. Nuance de taille.
Ensuite la plupart des modèles que l’on voit se développer n’ont absolument rien de nouveau. Le transport de passagers (Uber) ? Vieux comme le monde. Si on considère que Ebay relève de la consommation collaborative alors votre vieux journal de petites annonces également. Louer ou sous louer son habitation principale quand on est absent (AirBnb) ? On n’a pas attendu internet pour ça. Faire profiter de son véhicule des personnes faisant le même trajet ? Idem (l’expression pré-digitale pour ça était auto-stop ).
L’apport d’internet à l’économie du partage : golabalisation et scalabilité
En fait tout existait avant internet. Souvent dans la pratique, parfois seulement dans la volonté. Que fait donc le digital là dedans ? Il permet la scalabilité d’un modèle qui a besoin d’un effet de masse pour carburer à plein régime. Louer son appartement c’est bien mais lorsqu’on peut directement toucher le monde entier via une place de marché leader dans le domaine c’est mieux. Pire lorsqu’on veut partager un trajet. On a tous quelque chose à partager ou proposer mais jusqu’à présent le problème était de trouver celui que cela intéressait (ou d’être trouvable par lui). Les petites annonces sont limitées et ont une faiblesse quant à la confiance à donner à son interlocuteur, et se limiter à son cercle de connaissances et trop restrictif. Au final ces démarches vivaient ou vivotaient « sous le radar », à petite échelle, au prix d’efforts lourds en termes de suivi et de gestion quand elles ne restaient pas que virtuelles faute pour les individus de pouvoir accéder à un marché de taille suffisante pour que tout le monde s’y retrouve.
Internet n’a rien à voir dans la création de ces modèles mais par contre a permis leur diffusion et les a aidé à atteindre une masse critique qui leur donne visibilité, viabilité et pérennité. L’idée et le concept sont indépendant et largement antérieurs à l’économie digitale mais par contre leur exécution est facilité par cette dernière dans des proportions incommensurables.
Si Uber c’est l’économie du partage alors nous sommes dans le Share-washing digital
Terminons par une petite réflexion. J’ai lu dans certains médias français – par des gens des sérieux – que s’attaquer à Uber était s’attaquer à l’économie du partage vs l' »ancienne économie ». Reprenons de A à Z.
Un chauffeur Uber est une personne qui a soit son propre véhicule soit est embauché par une entreprise propriétaire du véhicule. Un taxi aussi.
Le métier du chauffeur Uber est de transporter des gens d’un point A à un point B. Le taxi aussi.
Le chauffeur Uber obtient ses courses par une centrale. Le taxi aussi.
Le chauffeur Uber ne peut prendre un client au passage au coin d’une rue sans réservation. D’accord, le taxi lui le peut.
Le chauffeur Uber a une belle voiture, présente bien (quoique ça change). Le chauffeur de taxi rarement même si les grosses compagnies ont un service premium du niveau de Uber pour les clients « premium » le désirant.
La mise en relation entre le chauffeur Uber et son client se fait via internet et une place de marché basée sur la géolocalisation. Pour le taxi c’est encore le bon vieux central téléphonique.
Ils font le même métier, organisé de la même manière en termes de process et la seule seule qui change est… une place de marché géolocalisée qui fait automatiquement ce qu’un humain fait avec une radio ? C’est un apport indéniable en termes de service mais j’ai du mal à voir où le métier a été réinventé, quel est le basculement de modèle économique vers l’économie du partage. Si la différence entre la vieille économie et l’économie du partage c’est simplement de faire via une app ce qu’on faisait au téléphone j’ai certainement du rater un épisode. Car au fond le business model du transport de personnes n’a pas changé : un client demande, on affecte un chauffeur, il conduit, on paie à la course. Si on considère qu l’économie du partage c’est que plusieurs clients utilisent séquentiellement le même véhicule alors un taxi c’est l’économie du partage aussi. Révolutionnaire non ? Non. Par contre efficace et hautement scalable. Et si le succès d’Uber était davantage de mettre en contact des clients avec un niveau de service auquel ils ne savaient pas comment accéder plutôt qu’une app de géolocalisation ?
Ce qui a été disrupté est le métier d’intermédiation, pas celui du transport. Ensuite s’il suffit de passer en digital pour passer de l’ancienne économie à l’économie du partage je sens qu’on va tomber dans un « share-washing » tompeur qui n’a rien de bon.
Conclusion : les business models collaboratifs ne sont pas digitaux par nature mais par nécessité.
– Internet n’a pas besoin de l’économie collaborative.
– L’économie collaborative existe sans internet.
– L’économie collaborative a besoin d’internet pour prospérer.
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