La transformation digitale ne se joue pas que du côté de la relation client, c’est en effet tout l’interne qui va devoir se réinventer pour les mêmes raisons. D’abord parce que monde, la société, les gens changent et que de la même manière qu’on ne vend plus de produits et de services mais des expériences aux clients, les collaborateurs sont eux aussi demandeurs d’autre chose. Ensuite, justement, parce que pour tenir les promesses nouvelles faites au client en 2015 compte tenu de ses attentes nouvelles, on ne peut plus travailler comme en 1980.
Ca n’est pas seulement l’organisation, les RH, le management ou les outils de travail qu’il s’agit de repenser mais la notion même de travail qu’il faut réinventer dans ce contexte. C’est le sujet de The Future of Work: Attract New Talent, Build Better Leaders, and Create a Competitive Organization, de Jacob Morgan à qui l’on devait déjà le très bon The Collaborative Organization: A Strategic Guide to Solving Your Internal Business Challenges Using Emerging Social and Collaborative Tools que j’avais commenté ici.
Jacob commence par rappeler ce qui nous amène là, les forces à l’œuvre qui imposent cette réinvention du travail, à savoir nouveaux comportements, mobilité, technologie, nouvelles générations et globalisation. Exactement les mêmes qui poussent coté client ceci dit.
S’en suit un constat sur la réalité du collaborateur aujourd’hui. Avec deux idées directrices qui sont également largement partagées : d’un on demande aujourd’hui à des humaines de faire un travail conçu pour des machines et, de l’autre, il y a une vraie crise de l’engagement au travail.
Après ces rappels nécessaires qui, même s’ils sont rabâchés depuis des lustres permettent de poser le décor, on attaque la partie la plus intéressante du livre puisqu’elle décrit de manière assez détaillée ce que le travail sera demain.
Tout d’abord les caractéristiques non pas de l’employé du futur mais de son contexte. Je trouve qu’il s’agit là d’une approche originale et pas inintéressantes. Parler de l’employé de demain entraine des réactions telles que « mais ça n’est pas possible dans mon organisation », « mais pour qui ces générations se prennent elles pour demander ça » etc, etc. Par contre l’approche contextuelle utilisée par Jacob Morgan a un intérêt : elle nous montre qu’il ne s’agit ni de caprices ni d’exigences d’une génération digitale gâtée mais que l’employé de demain est le fruit du monde dans lequel il grandit et que, dans une certaine mesure, ses caractéristiques sont le résultat de sa confrontation à des phénomènes auquel il aurait peut être préféré ne pas être confronté.
La valeur des diplômes est en déclin (notamment au regard des frais de scolarité aux USA..), la flexibilité est le seul moyen de rester employable dans un environnement instable qui, de plus, ne récompense pas la fidélité, le monde globalisé et l’équilibre des temps de vie rendent la notion même de temps et lieu de travail obsolètes.
D’ailleurs – et c’est un autre chapitre – alors que quand on parle travail on parle de travail salarié, Jacob montre comment l’économie des « freelance » devient une norme et comment la frontière entre travailleur indépendant et travailleur salarié se résorbe. Dans le monde de travail de demain le travail indépendant est vu non seulement comme une manière de garder un libre arbitre sur la gestion de son temps et sa qualité de vie et une sécurité contre des emplois de plus en plus précaires : celui qui a plusieurs clients est moins pris au dépourvu quand il en perd un que celui qui perd son unique emploi et doit en retrouver un. Là encore ce mouvement vers l’indépendance, qu’il soit choisi pour les uns ou subi pour les autres, n’est que la réponse à des entreprises à qui on ne peut confier aveuglément sa carrière à long terme.
Le travail du futur, comme le décrit Jacob Morgan est donc avant tout entrepreneurial ou intrapreneurial et flexible dans toutes ses dimensions. Ce sera une réponse à une nécessité à la fois économique et sociologique, pas uniquement un choix de convenance unilatérial de l’entreprise ou du collaborateur.
Mais envisager le futur du travail avec pour seule perspective du collaborateur est forcément une vision incomplète car entre l’environnement extérieur qui nous mène là et le collaborateur qui le vit il reste deux maillons dans la chaine : l’entreprise et le manager. Il n’y aura pas de futur du travail pour celui qui travaille tant qu’il n’y aura pas de futur de l’entreprise et du management.
Ce qui amène l’auteur à un traitement paradoxal du sujet puisqu’il nous explique successivement le futur du manager et le futur de l’entreprise…sans manager. En fait ça n’est pas un paradoxe puisque les deux sont intimement liés. Le manager ne va pas disparaitre en tant que personne mais son rôle va évoluer et c’est ce nouveau rôle ainsi que les qualités qu’il requiert que Jacob expose ici. Conséquence : l’entreprise va devoir faire sans le rôle du manager à l’ancienne, ce qui se traduit dans les faits par une autorité et une responsabilité plus distribuée.
Je voudrais m’attarder sur ce point. Les nombreux exemples que donne le livre sont connus de tous, de Valve à WL Gore, et suscitent toujours les mêmes réactions : ça ne peut pas fonctionner chez nous, l’entreprise a besoin d’être dirigée etc. Sur ce point l’auteur est clair : tous les modèles ne sont pas transposables et c’est à chaque entreprise de trouver le sien. J’ajouterai, à titre personnel, que le renversement de la pyramide et de la chaine de commandement ne veut pas pour autant dire « démocratie en entreprise » ou absence de ligne directrice. La ligne directrice s’exprime simplement différemment et s’impose davantage par la légitimité et le leadership que par l’autorité. L’autorité et la responsabilité sont, elles, distribuées et il n’est pas déraisonnable de penser que lorsque tous les membres d’une équipe sont collectivement responsables et intéressés les mécanismes d’auto-contrôle collectifs peuvent être largement plus puissants et pertinents que lorsqu’ils sont dans la main d’une seule personne. Ca n’est pas que votre manager qui est concerné par ce que vous faites mais tous vos collègues. Bien sur cela nécessite certaines spécificités dans l’organisation : pour qu’il y ait autonomie et responsabilité distribuée il faut qu’il y ait confiance, ce qui nécessite, entre autres, des équipes de taille réduite.
C’est d’ailleurs l’objet du chapitre suivant. On a coutume de dire que l’entreprise du futur sera agile, réactive, intrapreneuriale. Ici, Jacob Morgan nous décrit tous les facteurs qui y contribueront : prise de décision décentralisée, taille des équipes, recours intensif au cloud, capacité d’engagement au travers du storytelling etc.
Conclusion : une mise en perspective claire et pédagogique du futur du travail
Que dire pour conclure ? Si vous vous intéressez à ce sujet de longue date je ne pense pas que vous apprendrez quoi que ce soit de nouveau en termes d’idées et de concept. Cela fait maintenant près de 10 ans que l’on traite du sujet, les enjeux et les solutions ne sont nouveaux pour personnes pas plus que les cas d’entreprises suffisamment avancée en la matière.
Par contre Jacob Morgan a fait un effort de synthèse et de clarification très intéressant qui rend les choses compréhensibles, claires et digestes. Cela fait donc de son livre une excellente porte d’entrée pour ceux qui découvriraient le sujet aujourd’hui et voudraient un état des lieux clair et exhaustif de l’impact du digital sur le travail.
Maintenant la question que je me pose est de savoir combien de temps cela prendra pour en arriver à la vision décrite par Jacob voire de savoir la multitude des freins que nous connaissons ne sont pas autant de barrières parfois infranchissables pour certaines entreprises.
En effet ce que nous décrivons aujourd’hui comme étant le futur du travail et management ne diffère pas tellement de ce que Peter Drucker écrivait dès les années 60, digital mis à part. Jacob Morgan a d’une certaine manière « digitalisé » Drucker avec beaucoup de pertinence, reste à savoir si cela sera suffisant pour que les entreprises avancent.