L’environnement de travail digital et collaboratif ne cesse de se complexifier. La croyance en une plateforme unique qui couvrirait tous les besoins pour tout le monde vole en éclat. Que ce soit par manque de gouvernance ou parce qu’une plateforme qui fait tout le fait forcément moins bien qu’une spécialisée sur un seul cas d’usage, peu importe. Partant du principe que nous allons vivre et travailler dans un environnement digital protéiforme, la seule solution réside dans l’interopérabilité de toutes ces plateformes. En effet le premier à faire les frais de cette dispersion est le collaborateur qui perd temps et concentration à faire le lien entre les multiples outils qu’on met à sa disposition et souffre d’une expérience utilisateur déplorable.
Un certain nombre d’acteurs du collaboratif français se sont réunis autour d’un Manifeste pour un SI Social interopérable. Un sujet dont j’ai pu discuter avec deux des instigateurs du mouvement : Alain Garnier de Jamespot et Arnaud Rayrole de Lecko.
Bertrand Duperrin : Vous venez de lancer une initiative sur le SI interopérable. En quoi cela consiste-t-il et pourquoi ?
Alain Garnier : On répond à un besoin que l’on sent sur le marché. Après une période où on a imaginé qu’il ne pourrait y avoir qu’un seul système social dans l’entreprise on ne peut que constater qu’il y en a plusieurs, chacun correspondant à des besoins, usages et objectifs propres.
Partant de ce constat et pour que les usages augmentent et que les entreprises réussissent leur transformation collaborative et sociale, il est temps de passer à une phase d’interopérabilité et relier ces continents sociaux qui souvent ne se parlent pas.
C’est la raison d’être de notre initiatives qui regroupe des éditeurs qui veulent implémenter concrètement cette interopérabilité.
Arnaud Rayrole : Effectivement si on veut que les usages se développent il faut lutter contre le cloisonnement applicatif qui est inhérent à la multiplicité des plateformes. Il faut convaincre les entreprises qu’il existe une alternative au schéma unique proposé par les éditeurs, à savoir une seule technologie qui fait tout dans l’entreprise.
Aujourd’hui on doit pouvoir avoir un SI interopérable composite, ne serait-ce que par le SI existant se socialise et qu’il va falloir s’interfacer avec si on veut porter le collaboratif au plus près des outils métier.
BD : Aujourd’hui quelle forme prend cette initiative et qui regroupe-t-elle ?
AG : Nous sommes déjà 4 éditeurs et avons été rejoints par Lecko dont tout le monde connait le rôle de conseil sur ce sujet.
Nous sommes engagés à la fois sur une démarche et sur des éléments concrets. Les quatre éditeurs sont Bluekiwi, Knowledge Plaza, Jalios et donc Jamespot.
BD : C’est une alliance très francophone. Vous avez essayé de parler avec les étrangers, avec les « gros » ?
AG : Non. Ce qu’on voulait dans la démarche c’était d’accéder vite aux décideurs pour aller vite et devenir opérationnels. On a en effet besoin que les dirigeants de ces éditeurs aillent parler à leurs propres clients pour imaginer des leviers et des choses à réaliser sans que ça prenne deux ans et qu’on reste dans l’effet d’annonce.
Les « gros » comme tu les appelles, à savoir Microsoft, IBM, ou Jive, sont aux US, dans un autre écosystème et discuter avec eux et les convaincre aurait pris beaucoup trop de temps. On a donc privilégié l’agilité.
AR : Et puis on a voulu faire preuve de pragmatisme. Avant de fédérer les éditeurs il faut fédérer de grandes entreprises françaises qui vont confirmer ce besoin d’interopérabilité et la mettre en pratique. Une fois que ces grands donneurs d’ordres mettront l’interopérabilité dans leur cahier des charges ça mettra les éditeurs en mouvement et les grands éditeurs finiront par nous rejoindre.
BD : C’est clair, sans des clients assez murs pour l’exiger, personne n’a intérêt à avancer sur le sujet.
AR : C’est l’objet du manifeste. On sert la cause des entreprises, c’est dans l’intérêt des entreprises d’avoir un SI social interopérable, réversible et pas seulement juridiquement mais techniquement. On a bon espoir de convaincre les entreprises de d’abord questionner les éditeurs sur le sujet et ensuite exiger qu’ils progressent dans ce sens.
BD : Nous sommes d’accord sur la dimension stratégique et théorique. Alain tu parlais d’initiatives concrètes, quelles formes peuvent elles prendre ?
AG : Effectivement on ne veut pas se contenter de dire « ça doit être interopérable » mais on veut mettre cette interopérabilité en œuvre.
On a en vue de rapidement lancer un hackhaton avec les éditeurs concernés pour travailler sur un certain nombre de scénarios d’usages qu’on a identifié afin de montrer au travers d’une démo live ce que cela peut donner.
On a choisi de démarrer par un scénario assez large qui pourra permettre d’embrayer sur pleins d’autres choses. Le sujet sera la partage cross-plateforme : je suis dans un système social A (RSE ou outil métier, CRM etc) et en tant qu’utilisateur je suis un « passeur » et si je trouve un contenu intéressant je peux le partager dans un système B. Il s’agit de faciliter la vie du maillon central de la collaboration : l’utilisateur.
BD : Tu emploies le terme interopérabilité. Pour moi cela va au delà du partage et va jusqu’à l' »actionnabilité », c’est à dire déclencher une action dans une plateforme depuis une autre. Cela implique forcément des outils métiers. Vous en êtes où ce sur ce sujet ?
AG : Le scénario que tu évoques peut être vu comme un sur-ensemble de ce que je viens de dire, en partageant le contenu et les boutons qui l’actionnent, un peu comme dans un player. Dans ce cas le contenu intègre lui même des éléments actionnables.
Techniquement on va s’appuyer sur un standard très fort, OAuth qui au départ était fait pour de l’authentification et aujourd’hui est utilisé pour rendre tout le web interopérable.
BD : Tout cela me rappelle un de mieux vieux rêves. En 2010/2011 par exemple IBM avait présenté son Project Vulcan avec pleins de choses autour des standards ouverts et ce qu’ils appellent l' »embedded experience » qui permettait justement tout cela. Par exemple agir sur ton CRM, ton ERP depuis une alerte reçue dans ton email ou le flux d’activité de ton réseau social sans changer d’application. Au final j’ai vu très peu d’entreprises s’intéresser à ce potentiel et avancer sur des use cases transverses reposant sur l’interopérabilité outils sociaux/métiers. Ca reposait sur OAuth et Activity Stream entre autres. Le potentiel technologique était là mais les entreprises ne se le sont pas approprié. Cela confirme qu’il faut commencer par éduquer le client mais ne penses tu pas que l’histoire va se répéter ?
AG : J’espère ne pas dire de grosse bêtise mais je crois que ça reposait sur Open Social. Open Social j’avais regardé à l’époque et pour moi OAuth est à Open Social ce que XML est à SGML. Cela vient du web, c’est « praticable ». Le fameux déport de certains d’outils dans d’autres on le voit partout dans le web, pas encore dans l’entreprise et c’est en partie du aux standards utilisés.
On est en 2016 et pas en 2010, avec des standards qui sont plus simples, ces pratiques existent sur le web et je fais confiance désormais à certains utilisateurs pour comprendre ces cas d’usage.
BD : Et puis peut être que la maturité du client a évolué également…
AG : Oh oui c’est certain.
AR : Il y a une vraie différence avec 2010. A l’époque tout le monde croyait qu’il était possible d’avoir un seul réseau social d’entreprise, on en est revenus. Les entreprises sont plus ouvertes à ces schémas multi-applicatifs.
AG : Oui elles ont appris qu’il fallait optimiser le meilleur logiciel social au bon moment au lieu de donner la « Panzer Division » à tout le monde.
BD : Mais la réalité ça reste encore de passer son temps à faire du copier coller d’une application dans une autre car une application a besoin d’une information qui est stockée ailleurs et que ça ne parle pas. Parfois entre l’email, le CRM, la facturation, les notes de frais et les timesheet tu passes ton temps à saisir la même chose partout..
AG : Le partage conscient entre deux applications revient en effet à faire du copier-coller dynamique et c’est un vrai cas d’usage, un vrai besoin.
On doit démontrer cela entre nous et idéalement ensuite avec certains outils phares.
BD : Justement. Même si on est loin d’être à quelque chose de satisfaisant, on voit de plus en plus d’outils interopérer, échanger des informations au travers d’API. Mais de fil en aiguille, on branche un outil A sur un outil B, puis un outil C sur l’outil B, puis…. Ne risque-t-on pas de se retrouver dans une situation où on ne sait plus où peut potentiellement aller l’information, ce qui pose un vrai enjeu de gouvernance et d’architecture. Si on ne sait plus où se retrouve la donnée et qu’on ne peut vérifier son intégrité cela pose un vrai problème.
AG : Ca voudrait dire que notre initiative a eu du succès. C’est un problème de riche (rires). C’est une question qui va se poser effectivement dans un 2e ou 3e temps mais aujourd’hui le problème c’est le cloisonnement.
BD : Arnaud, justement, l’urbanisation du SI social est un de tes grands sujets. Tu vois le sujet avancer ? Les entreprises ont elles conscience dès le début que tous ces applicatifs vont devoir se parler ?
AR : Les entreprises commencent à acter que la mise en réseau de l’organisation ne sera pas le fait d’une seule solution. Elles en sont au constat mais dans l’incapacité de concrétiser ce constat au travers d’un schéma. Mais la question est aussi de se demander ce que le marché leur propose pour faire les choses proprement. Beaucoup me demandent « je mets quoi dans mon RFI pour ne pas me retrouver avec un coût d’intéropérabilité ou un coût de réversibilité énorme ».
AG : Pour rebondir sur le sujet. Avant tous ces sujets d’urbanisation, de schéma directeur, d’interopérabilité, étaient pilotés de l’intérieur de l’entreprise. Aujourd’hui on assiste à un mouvement lent mais irréversible vers le Saas avec des systèmes conçus par des architectes qui vont vendre le même modèle à tout le monde. L’hétérogénéité des systèmes va donc se réduire quasi-mécaniquement avec la question de l’urbanisation qui passe chez les éditeurs.
BD : Oui mais beaucoup proposent de telles intégrations, des markeplaces ou appstores…pourvu que tu sois dans leur propre écosystème. Typiquement ils disent « je me connecte avec tout pourvu que ce soit chez moi ».
AG : On va en revenir, c’est toujours pareil. Temps 1 : chacun fait son truc dans son coin, temps 2 on arrive aux limites, temps 3 il deviennent des intermédiaires. Dans le « grand web », Zappier devient un tiers de confiance.
AR : Oui mais dans le « grand web » tu as aussi Facebook qui a totalement raflé la mise, détient tout le capital social des gens et oblige tout le monde à rentrer dans son écosystème. On est dans ce décrit Bertrand : il n’y a pas de relation d’égal à égal entre les partenaires. Il y en a un qui capte toute la valeur et décide ce qu’il redonne aux autres. C’est ce à quoi aspirent les grands du logiciel d’entreprise mais ça se fera au détriment des entreprises.
AG : Cette dissymétrie est consubstancielle même au marché libéral qui considère qu’il n’y a pas de limite à la taille des acteurs.
BD : Alain tu parlais de tiers de confiance. Justement, est-ce que cette interopérabilité doit être le fait d’un éditeur ou d’un tiers de confiance qui garantit aux entreprises que tout se passe bien, réversible et que l’intégrité des données est respectée ? Et en allant plus loin, vu qu’on parle beaucoup d’économie des plateformes, peut on s’attendre – pour le meilleur ou pour le pire – qu’un nouveau type d’acteur arrive et se positionne entre l’entreprise et les éditeurs, ubérisant en quelque sorte le marché ? Il achèterait les droit d’usages chez différents éditeurs et les repackagerait de manière intégrée et interopérable pour l’entreprise.
AG : Il va y avoir un point de rupture où les entreprises vont comprendre qu’elles sont trop dépendantes de certains éditeurs. Elles vont demander à un tiers de confiance d’assurer a minima le backup de certaines données. De là à ce qu’un écran se forme entre l’éditeur et l’entreprise cliente je ne suis pas sur…
BD : Mais à qui donnes tu ce rôle. Il peut commencer par backup et compliance et finir en disant « ‘j’ubérise le marché et c’est moi qui revend vos logiciels aux entreprises ».
AR : C’est pour cela que je ne vois pas ce tiers de confiance comme un acteur économique. Je vois davantage l’entreprise garder la propriété de son capital social et sa maitrise et déléguer la manière dont les autres applications le nourrissent. D’ailleurs je vois plus Zappier comme un orchestrateur qui propose des cas d’usage d’intégration que comme un tiers de confiance.
AG : Arnaud tu as raison d’un point de vue moral mais d’un point de vue business je rejoins plutôt Bertrand. A un moment donné dans une logique de compétition économique et de réduction des coûts tu vas avoir quelqu’un qui dira « je m’occupe gratuitement de ton capital social » et qui fera son revenu en devenant un broker entre les entreprises et les éditeurs. Il ne faut pas oublier que les entreprises se débarrassent peu à peu de tous les aspects régaliens liés au SI. Effectivement un acteur peut dire « je manage ton capital social et je fais mon affaire des Microsoft, Salesforce, IBM et autres car moi j’ai les connecteur.
BD : Et avec une masse critique de clients il peut même acheter la licence en gros auprès des éditeurs et leur voler la relation et la connaissance client.
AG : je suis totalement d’accord sur le cycle et la logique mais on en est loin. A 15 ans peut être… Ca nous donne une idée de l’entreprise à monter dans 7 ans (rires)
BD : Avant de se quitter, que peut on vous souhaiter ? Que de gros éditeurs vous rejoignent ? Que des éditeurs orientés métier vous rejoignent ?
AR : Oui bien sur…mais surtout que pleins d’entreprises nous rejoignent. On a plus besoin d’entreprises qui démontrent leur intérêt et intègrent les cas d’usage, le reste suivra.
BD : Donc si dans votre entreprise vous avez un réseau social majeur que personne n’utilise et une quinzaine d’intiatives spécifiques qui fonctionnent à côté, allez voir Alain et Arnaud. Allez…merci à vous deux et bonne fin de journée.
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