Pour la 3e année consécutive, IBM, l’EBG et le BCG ont produit au début de l’été leur référentiel de la maturité digitale des entreprises françaises. Quels enseignements en tirer.
L’entreprise digitale se recentre sur le client
Sans aucune surprise le client est au cœur des stratégies de transformation digitales. Non pas seulement en termes d’attention – ce qui n’aurait rien de neuf – mais en termes d’élément structurant de la chaine de valeur et des modes opératoires, ce qui est radicalement nouveau. Je vous renvoie à ma conversation avec Olivier Delabroy d’Air Liquide où il me disait que ce que les entreprises devraient apprendre des GAFAs est qu’ils ne gèrent pas des produits mais des clients. Le mouvement est donc enclenché même si la route est encore longue et semée d’embuches. Cela se traduit notamment par l’implication du client dès l’amont (démarches de design thinking), l’écoute de la voix du client, la personnalisation et la simplification des parcours.
J’ai relevé avec intérêt le point concernant la structuration des fonctions support en fonction de la demande, manière de dire qu’il était essentiel d’aligner les opérations internes avec ce qu’on voulait faire vivre au client. Rien se sert en effet de faire un feu-d’artifice en front office si le back office n’est pas organisé pour. Pour autant à titre personnel je constate que si la guerre contre les irritants est lancée côté client on n’avance pas assez vite sur les irritants côté employé. De ce côté je vois encore trop d’usines à gaz « réorganisationnelles » et descendantes là où repartir du collaborateur, comme on le fait avec le client, qui sait lui très bien ce qui l’empêche d’avancer convenablement est à la fois moins couteux, plus rapide et est de plus facteur d’engagement. Mais comme souvent on a l’impression que l’entreprise fait plus confiance à ses clients qu’à ses collaborateurs.
Vers l’entreprise data driven
Les entreprises ont beaucoup appris depuis le début de la vogue big data. On ne parle plus de big mais de data tout court et les initiatives se font très pragmatiques. Pour autant le niveau de maturité et l’appétence pour la donnée est encore très variable. Si le secteur de la santé est prêt à payer pour de la donnée client, le luxe, lui n’est que peu intéressé. Quant aux entreprises qui arrivent à la fin de la courbe d’apprentissage elles enregistrent des bénéfices plus que tangibles qui confortent les investissements réalisés.
Pour les autres le chemin est encore long car le passage à une entreprise « data driven » a à la fois une dimension technique incontestable (qui tend souvent à occulter le vrai problème qui est « quelle donnée pour quel objectif) et culturelle.
Et sans surprise se pose la question de la gouvernance de la donnée, notamment sur les questions de sécurité et privacy.
L’agilité pour tous ?
Parce que la transformation digitale n’est pas (qu’)une affaire de technologie, le vrai enjeu se situe sur les modes opératoires et plus globalement la manière dont on travaille. Dans un monde où ça n’est plus la taille mais la vitesse qui permet de faire la différence l’impact sur les organisations est énorme.
Le changement le plus visible concerne l’agilité qui devient le mode par défaut de delivery des projets et, à un niveau plus macro, participe d’une logique d’apprentissage et de changement permanent. Mas le changement culturel que cela implique cantonne encore l’agilité à des équipes projets ou de petites équipes et l’agilité ne fonctionne pas encore en mode transverse. On retrouve là le décalage que j’ai déjà identifié entre des équipes projet et une entreprise qui n’avancent pas du tout à la même vitesse. Bref l’agilité ne passe toujours pas à l’échelle. Et derrière tout cela c’est bien un enjeu de formation et d’acquisition de compétences et comportements nouveaux que l’on trouve.
L’autre changement concerne l’innovation. Ne pouvant courir plusieurs lièvres à la fois les entreprises sélectionnent mieux leurs projets et travaillent davantage en écosystème avec des partenaires et des startups. Mais le foisonnement des initiatives entre incubateurs, labs, partenariats, projets interne produit parfois un ensemble confus, peu lisible, sans ligne directrice apparence dont le sens et la valeur peuvent prêter à interrogation.
Déjà se préparer pour la prochaine révolution digitale
C’est un sujet que j’ai identifié il y a longtemps et qui devait immanquablement devenir concret un jour ou l’autre. A la vitesse à laquelle les choses s’enchainent et les technologies et usages évoluent il fallait s’attendre à ce qu’une nouvelle vague arrive et l’enjeu était donc de savoir si les entreprises auraient le temps de digérer la première avant de s’attaquer à la seconde. Comme je le dis souvent réussir sa transformation digitale ne veut pas dire qu’une entreprise va s’imposer sur son marché, juste qu’elle a le droit de passer à l’épreuve suivante.
On parle ici avant de tout de tout ce qui est lié à l’intelligence artificielle, sujet qui malgré les nombreux commentaires qu’il suscite n’en est qu’à ses tout premiers balbutiement et pourrait bien ressembler à un tsunami une fois arrivé à l’âge adulte. L’enjeu principal en la matière est – comme toujours – d’échapper au réflexe solutionniste et éviter de commencer à penser technologie mais valeur. L’IoT est également un sujet majeur, de même que la réalité virtuelle même si pour cette dernière l’adoption n’est que très progressive.
S’organiser pour le digital : un enjeu de gouvernance
Devenir une entreprise digitale (ou prête pour un monde digital) n’est pas une affaire de technologie mais de gouvernance. Ce qui se traduit de différentes manières.
Si le digital doit être l’affaire de tous, ce qui n’est pas sans poser des questions en termes de silos et de collaboration, il est bien évident que c’est à la direction générale d’être moteur et exemplaire, suivie par le top management. Et ça n’est pas neutre du tout : parler du digital est une chose, le penser et l’incarner de manière exemplaire en est une autre et cela demande un « reskilling » de certaines fonctions clé comme le PDG ou le DRH en général assez en marge de enjeux technologiques.
Un point majeur est relevé dans l’étude : l’importance de l’actionnaire. L’exemple de GE évoqué dans un billet précédent montre bien que réussir un mouvement d’ampleur demande souvent quelques sacrifices momentanés en termes de croissance et rentabilité et que certains actionnaires ne sont pas prêts à l’accepter. Quand au fameux CDO, car il faut bien parler de lui, on semble constater que s’il est utile, c’est par le business et les directeurs de BUs que se fera la transformation, pas par un rôle transverse.
Quant à l’IT elle doit se transformer pour rentrer dans l’ère de la data et supporter pleinement la transformation en cours. Ce qui pose clairement la question de sa capacité à, à la fois, gérer le « run » de l’existant et le changement.
La transformation digitale : des approches mûres mais qui ne passent pas à l’échelle
La conclusion de tout cela est assez proche du constat que j’élaborais il y a peu. Les approches des entreprises sont aujourd’hui mûres, elles savent ce qu’elles doivent faire et comment, même si elles se sont pas toutes aussi avancées. L’enjeu n’est pas aujourd’hui le lancement des initiatives ou la preuve de leur succès mais le passage à l’échelle. On a des choses qui fonctionnent sur des petits périmètres, sur une activité donnée mais l’entreprise n’est pas encore totalement alignée et cohérente.
S’il fait son chemin dans l’entreprise, le digital n’est pas encore une approche et un mode opératoire global, condition sine qua non d’une transformation réussie. De mon point de vue l’enjeu est surtout humain et organisationnels : on a réussi des choses avec ceux qui y croyaient, là où il avait de la valeur à démontrer rapidement et on a cueilli les « low hanging fruits ». Maintenant il va falloir s’attaquer aux récalcitrants, aux technophobes, à des projets plus encore plus complexes et, surtout, donner de la transversalité à tout cela. On se rapproche vraiment du point de bascule vers l’entreprise digitale mais les derniers pas seront surement les plus douloureux.
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