Au milieu des années 2000 on parlait beaucoup de la consumérisation de l’informatique en entreprise. Par ce terme on faisait référence au fait que les usages de l’informatique grand public allaient pénétrer l’entreprise et que les outils qu’elle utilise allaient également, en termes d’expérience utilisateur, se rapprocher des outils grand public.
Il faut se remettre dans le contexte du moment. C’est l’époque du « web 2.0 » ou « web social », l’internaute devient enfin acteur et contributeur d’un internet dont il n’était que spectateur passif jusque là. A côté de cela, les interfaces, l’expérience utilisateur, se transforment radicalement. C’est épuré, joli, fluide, réactif, on s’émerveille devant AJAX qui permet de faire des interfaces web comme jamais vue avant.
Pour les plus jeunes qui n’ont pas connu cette époque libératrice c’était l’époque des blogs, des wikis, Google devenait populaire, Youtube rendait la diffusion de vidéo facile (et n’appartenait pas à Google) et on parlait à peine de Facebook qui n’allait toucher le grand public que quelques années plus tard.
A côté de cela le logiciel d’entreprise fait figure de dinosaure d’un simple point de vue ergonomique et les usages collaboratifs et contributifs du dit web 2.0 sont totalement contre-nature pour les entreprises quand bien même certaines en saisissent rapidement le potentiel.
Pour la petite histoire c’est à cette époque que je quitte le conseil en RH et management pour créer les Professionnal Services d’une petite startup française appelée blueKiwi Software et dont on parlera pas mal plus tard. Si je dis cela c’est que le produit est né à la demande d’une grande entreprise (qui je crois ne sera jamais cliente) et qui face à un problèmatique de knowledge management s’est dite « si on avait dans l’entreprise ce qui existe sur internet on arriverait plus simplement à capter la connaissance de nos collaborateurs« . A l’époque on ne savait même pas comment qualifier le produit car le terme « réseau social » n’allait être popularisé que 2 ans plus tard par Facebook, alors « réseau social d’entreprise » n’en parlons pas. En attendant cela montre bien la tendance et les espérance de l’époque même si il a fallu une dizaine d’années pour que cela devienne une réalité.
Pour autant le sujet de l’IT reste un sujet récurrent de plaintes – voire de blagues – entre les salariés.
Les designers et les gens de l’interface utilisateur ont fait le job !
Rendons à César ce qui est à César, du côté de l’expérience utilisateur et de l’interface les choses ont largement progressé depuis. Il a fallu comprendre l’utilité de revoir totalement l’interface de produits que les salariés étaient obligés d’utiliser donc pour lesquels on se disait que l’expérience utilisateur comptait peu.
Mais de nouveaux acteurs ont bouleversé la donne en commençant à chatouiller les acteurs établis, ceux-ci finissant aussi par racheter certains d’entre eux, obligeant à uniformer l’UX entre les produits. Et heureusement ce nivellement s’est fait par le haut. De plus les acteurs installés ont senti le danger représenté par de jeunes produits qui rentraient dans l’entreprise « sous le radar » car ils séduisaient managers et collaborateurs et ont fini par prendre peur qu’ils ne s’installent durablement. Enfin l’arrivée du modèle Saas et, en même temps, la volonté des entreprises de pousser à de nouveaux usages ont poussé à accorder le plus grand soin à l’expérience utilisateur car avec le système d’abonnement qui remplaçait le modèle licence/maintenance, un logiciel qui n’était pas adopté signifiait un client qui du jour au lendemain pouvait l’abandonner et arrêter de payer.
Bref, même si de nombreuses choses restent perfectibles il faut être de mauvaise foi ou ne pas avoir connu l »avant » pour ne pas reconnaitre que les choses se sont largement améliorées et on a même parfois la surprise de se rendre compte que même de « vieux » éditeurs proposent des choses autant voire parfois plus séduisantes que des startups dont c’est souvent le fond de commerce.
Pour autant ce dont les collaborateurs continuent à se plaindre est la complication de leur système d’information.
Le parcours du combattant du collaborateur dans le système d’information
Parmi les choses qui irritent le collaborateur on commencera par citer la dispersion de l’information. Parfois il sait que l’information existe mais ne sait pas où : dans l’intranet, dans un des intranets, dans le CRM, dans une base de connaissances, dans une GED, dans un réseau social…. Faute d’avoir le temps de chercher partout il se limitera à une source ou alors jettera une bouteille à la mer à destination de ses collègues ce qui qui constitue le cas le plus fréquent mais également le plus chronophage et inutile de collaboration. Mais la solution existe : un moteur de recherche unifié qui permet de reproduire au bureau l’expérience Google.
Une des pires expériences c’est la double saisie. Le fait de devoir saisir plusieurs fois une information à différents endroits ou, pour remplir un formulaire ou renseigner une fiche client ou un outil de gestion de projet par exemple, de devoir aller chercher des informations existant dans différents systèmes pour les recopier dans un autre.
Si on avait conçu les sites e-commerce comme les outils internes on ne vendrait rien
Et puis il y a la complication des process et du parcours utilisateur. 6 clics pour une demande de congés, 9 pour soumettre une note de frais…vous ne pensez pas que c’est un peu trop ? Et je ne parle pas de certains outils métiers qui superposent double saisie et parcours compliqué.
C’est assez stupéfiant. Toute entreprise sait qu’elle perd son client s’il ne trouve pas ce qu’il cherche au 3e clic..mais comme c’est des outils d’entreprise on s’en moque, le collaborateur est bien obligé d’aller au bout du process même s’il perd son temps. Sauf que personne n’a l’air de réaliser que ces du temps de travail, payé par l’entreprise et qu’on paie donc des gens à perdre leur temps ! Multipliez le temps perdu par le nombre de collaborateurs puis par la fréquence d’utilisation vous vous rendrez compte que l’argent économisé à ne pas moderniser ou remplacer tel ou tel outil est en fait de l’argent perdu.
Si cela peut vous aider à saisir, dites vous que si on concevait les sites e-commerce comme on conçoit certains logiciels à usage interne, on ne vendrait rien en ligne.
Mais comment cela peut-il arriver alors qu’il n’est plus un éditeur de logiciel qui ne passe par la case user experience et design thinking pour concevoir les parcours utilisateurs les plus fluides, même en B2B ? On le fait très bien côté client, alors pourquoi n’arrive-t-on pas au même résultat ici vu qu’on mobilise les mêmes compétences ?
L’entreprise est compliquée donc son système d’information l’est
La réponse est simple : le designer est contraint par les process de l’entreprise. Pour le parcours d’achat il a les mains libres du côté client. Le design pilote le process. En interne le process contraint voire pilote le design. Pas grand chose à en espérer donc.
L’entreprise est compliquée. Pas par nature mais par absence de volonté d’aller au bout des choses, de régler les vrais problèmes et de les traiter au niveau systémique et non pas uniquement localement. Rien ne sert de faire travailler des designers sur les outils et de parler de design thinking à toutes les réunions si on ne commence par concevoir les organisations et les process de cette manière vu que l’outil ne fait que retranscrire l’organisation.
Hier j’ai appelé le service client de mon opérateur téléphonique (qui me fournit aussi la fibre). Super expérience pour me régler un problème de décodeur tv en panne. Puis je parle d’un problème de mobile. « Ah je ne peux pas vous aider, ici on traite qu’internet, il faut que vous appeliez le département en charge du mobile ». En fait dans mon espace client en ligne je pouvais faire les deux opérations au même endroit car côté client on a construit une expérience unifiée. Mais la réalité est qu’historiquement pour eux ce sont deux métiers différents avec des systèmes différents. Donc côté collaborateur on n’a qu’une vue parcellaire du client. J’ajouterai qu‘il a fallu plusieurs années pour qu’en boutique le conseiller ait, comme le client dans son espace en ligne, une vue unifiée des différents comptes alors qu’avant il naviguait entre plusieurs systèmes qui ne se parlaient pas. Visiblement cette convergence n’a pas encore atteint le support. On continue visiblement à utiliser des systèmes différents mais certains bénéficient d’une interface qui réconcilie tout et d’autres non.
Le collaborateur comble le manque de communication des outils entre eux
En fait, ce qui est un comble à l’heure de l’API reine c’est que contrairement à l’expérience « grand public », les systèmes utilisés en entreprise communiquent encore peu voire pas du tout, notamment lorsqu’on parle d’applications très spécifiques…qui sont celles qui sont les plus utilisées par le collaborateur dans son contexte de travail. Le temps des collaborateurs est utilisé pour compenser le manque de connexion voire d’intéropérabilité entre les systèmes. Un constat totalement logique en 2010 mais qui commence à être difficilement justifiable en 2020.
En attendant là où certains voient un utilisateur qui se plaint c’est en fait une entreprise qui fonctionne moins vite, de manière moins fluide et qui rentabilise mal les coûts que représentent son système d’information et ses salaires. Le tout en générant insatisfaction et frustration chez le collaborateur et très souvent de fil en aiguille chez le client qu’il a en face de lui ou qui d’une manière ou d’une autre pâtit de ces lenteurs et des erreurs que tout cela génère.
Photo : informatique compliquée de alphaspirit via shutterstock