On voit la différence entre la conviction et la posture au comportement qu’une personne adopte dans la tempête par rapport à ce qu’elle professe en général. Cela s’appelle l’exemplarité. De ce point de vue ma veille quotidienne est pour le moins désolante.
Le modèle d’organisation et de fonctionnement des entreprises hérité de l’ère industriel est sinon mort en tout cas en fin de vie. C’est une chose communément admise même si aucun modèle alternatif ne fait l’unanimité, ne serait-ce que par la difficulté de les déployer, et a fortiori dans de grandes organisations avec un passé et une culture bien ancrée.
Mais d’ailleurs l’erreur n’est-elle pas, justement, de croire que comme avant il doit n’y avoir qu’un et un seul modèle ? De croire qu’il existe un contexte unique qui appelle une réponse unique ?
J’ai déjà longuement expliqué ce que la complexité du monde voulait dire pour nos organisations. Pour dire à peu près la même chose, on a l’habitude d’utiliser l’acronyme VUCA pour qualifier le monde dans lequel on vit. VUCA pour Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity.
• Volatility (volatilité): les changements sont rapides, d’ampleur difficile à anticiper et leurs causes variées et changeantes.
• Uncertainty (incertitude): difficulté à comprendre le présent car il ne correspond à aucune situation connue et on ne peut plus se servir du passé pour comprendre le present ou prédire l’avenir.
• Complexity (complexité): une multitude de facteurs sont imbriqués et agissent sans logique apparente, sans aucun lien de cause à effet.
• Ambiguity (ambiguïté): les choses sont peu claires et donc différentes lecture sont possibles.
Ce sont en effet les caractéristiques du monde dans lequel nous vivons depuis déjà au moins 20 ou 30 ans même s’il a fallu du temps pour l’admettre. Quoi qu’il en soit on voit des modèles de management d’organisation, voire des business models alternatifs se multiplier depuis une quinzaine d’année. Et sans surprise ils naissent d’abord dans le secteur des technologies avant de tenter de se propager ailleurs.
Cela fait donc au moins 10, voire 15 ans qu’en permanence je vois à longueur de « feed » Facebook, Twitter ou Linkedin des gens expliquer que les « anciens modèles sont morts », que toutes les entreprises doivent fonctionner comme des startups, que les entreprises actuelles sont inadaptées au monde d’aujourd’hui et disparaitront comme des dinosaures. Pour certains d’entre eux je les ai vu expliquer la même chose sur la scène de nombreuses conférences, devant des parterres d’autres experts, de dirigeants d’entreprise ou d’activistes du changement.
D’ailleurs j’en fais moi-même partie, convaincu que nous avons une grille de lecture totalement dépassée du monde dans lequel nos entreprises évoluent et donc qu’on est incapable d’apporter un réponse qui tienne la route, et ce même si je me méfie des idées un peu trop simplificatrices ou d’une approche trop marketing qui réduit le management à un enchainement de « punchlines » balancées sur des slides à un auditoire béat d’admiration et avide de les retweeter.
Je ne pense pas qu’aujourd’hui quiconque puisse dire qu’il ne faut pas changer de grille de lecture et de sortir d’un modèle qui repose entièrement sur la prévisibilité et la capacité à « répliquer la perfection à l’infini ». Et le meilleur exemple en est le COVID-19 et la manière dont il est géré au plus haut niveau. Qui aujourd’hui peut en effet prétendre que la crise actuelle est quelque de chose de connu dont les causes étaient faciles à anticiper, les conséquences prévisibles et donc les réponses d’autant plus faciles à trouver qu’on les connaissait déjà ? Et je ne parle que des dirigeants car la compréhension de la situation (ou justement l’acceptation du fait qu’à un moment donné on ne peut pas tout comprendre) est encore plus vague ailleurs. D’ailleurs, regarder ce qui se passe au niveau des Etats ne fait que nous rappeler les dysfonctionnements qu’on observe depuis longtemps au niveau des entreprises.
Le COVID-19 coche en effet toutes les cases d’un monde VUCA : on ne sait d’où il vient, comment il est né, comment il se propage, quels sont ses effets exacts, comment le contrer et il montre la limite de tous les modèles connus et éprouvés de réponse à une crise de ce type tout autant que de notre incapacité à accepter de sortir de ces modèles.
Je pense que la grande leçon qu’on devra tous tirer à posteriori de la crise (car beaucoup trop de personnes manquent de recul pour le comprendre à chaud) c’est que désormais il va nous arriver de plus en plus souvent de trouver normal de ne pas savoir, d’utiliser notre jugement à défaut d’avoir des certitudes, devoir improviser, faire des erreurs, les accepter et en tirer des leçons rapides et, globalement, accepter le risque.
On ne pourra pas non plus ne pas se poser la pertinence du principe de précaution dans un monde où justement le saut dans l’inconnu n’est plus un luxe dont on peut se passer mais la seule porte de sortie.
Dans cette logique je me plais à rappeler qu’Yves Morieux disait dans une interview récente que « Il faut accepter le flou, voire en faire l’apologie – même dans les maths, la logique floue a permis des avancées ! “.
Je reprendrai aussi cette analyse de Christophe Roux-Dufort reprise dans cet excellent article sur la gestion de la crise :
« Si des experts n’ont jamais connu un phénomène ils penseront que ce phénomène ne se produira jamais. Plus la technologie est supposée développée, plus les individus seront susceptibles de discréditer toute information ou tout phénomène qui ne cadrent pas avec cette technologie. Les systèmes d’information seront tels qu’ils ne produiront que les informations cohérentes avec la conception que les individus peuvent avoir du système. Or il semble que la capacité à développer une certaine fiabilité dépend de sa capacité d’être capable d’accepter des informations ou des événements qui ne cadrent pas nécessairement avec la technologie que l’on exploite. S’il y a dissonance, il y a construction de sens« .
En ce qui me concerne tout cela me semble assez évident et je suis assez confortable avec ces idées d’acceptation de l’incertitude, d’essai/erreur, de prise de risque. Pas forcément par goût mais par nécessité : rien se sert de se raccrocher à ce qui rassure quand on sait que ça ne fonctionne plus.
Cela me rappelle l’histoire de la personne qui a perdu ses clés dans la rue en pleine nuit. Il les cherche autour d’un lampadaire. Plusieurs passants le rejoignent et l’aident à chercher. Au bout d’une heure personne n’a rien trouvé et on lui demande « vous êtes certain de les avoir perdu ici ? » Et lui leur répond : « Ah non pas du tout mais c’est le seul endroit où il y a de la lumière ».
Bref, même si c’est malheureux d’avoir dû en arriver là il y aura peut être une chose positive qui sortira de ce dramatique épisode : la manière dont on lira désormais le monde qui nous entoure et dont on y réagira.
A moins que rien ne change et c’est bien ça qui m’inquiète.
Que des personnes soient mal à l’aise avec l’incertitude est totalement normal. Que les actions des uns soient totalement dictées par la peur est compréhensible même si on sait bien que c’est la meilleure manière de faire des erreurs. Que certains préfèrent le déni à la remise en cause est naturel.
Ce qui me désole dans cette affaire c’est que quand je regarde autour de moi, quand je fais ma veille quotidienne sur mes différents réseaux, je me rend compte que dans ceux qui critiquent et souvent avec véhémence le fait qu’on ne leur communique pas de certitudes, qu’il n’y ait pas de plan figé mais des choses qu’on adapte au fil des découvertes et des événements, qu’au delà des grands principes il ne pourra y a avoir que des ajustements au cas par cas, qui ne veulent pas comprendre que le risque zéro n’existe pas, qui considèrent le « test and learn » comme un signe d’incompétence...je vois beaucoup mais beaucoup trop de personnes qui prêchent exactement l’inverse quand ils sont à la tribune, quand ils conseillent les autres, quand ils vendent leur valeur ajoutée à leurs clients. Un retournement de veste ? Pas toujours, parfois un simple réflexe inconscient dès lors qu’on est directement concerné et qu’on ne se contente plus de conseiller les autres. Le vrai problème c’est de ne pas être capable de passer outre, reprendre ses esprits et justement expliquer un changement de paradigme inéluctable, ce qu’ils font très bien en général.
Maintenant quand, dans 1 mois, 6 mois, 1 an je reverrai passer des exhortations à changer pour s’adapter à un monde de plus en plus complexe et illisible, et nulle doute qu’elle vont fleurir car il après la crise le business reviendra, je saurai enfin chez qui cela relève de la conviction et chez qui il ne s’agit que d’une posture de communication.
Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles il n’y aura pas de « monde d’après ». Une d’entre elles, mais pas la seule, est juste l’égoïsme et le manque de convictions de ceux qui pourraient accompagner les changements de paradigme dans les entreprises.
Visiblement le personal branding ne résiste pas aux virus et c’est peut être la seule bonne nouvelle dans l’histoire.
Photo : VUCA de Vitalii Vodolazskyi via Shutterstock