On croyait le sujet enterré depuis longtemps mais il a refait surface de plus belle avec le COVID et ses conséquences à savoir le télétravail forcé à grande échelle et la fermeture des réseaux de distribution.
Les raccourcis n’ont pas tardé à pleuvoir comme « le COVID a été le meilleur agent de transformation digitale de ses dernières années » ou « ceux qui survivront sont ceux qui avaient une stratégie digitale« .
Le COVID agent de transformation digitale ? Mon oeil !
Ca n’est pas le sujet de ce billet et on aura l’occasion d’en reparler ultérieurement mais considérer le COVID comme un catalyseur voire un instrument de transformation digitale…franchement j’ai des doutes.
Le COVID a-t- il fait adopter le télétravail ? Non. Quand on force les gens à rester chez eux avec le fusil sur la tempe je n’appelle pas ça une adoption mais une contrainte. C’est un peu comme dire qu’une décision de justice aide la gens à adopter la prison. La preuve certains salariés veulent revenir au bureau à des doses différentes mais veulent revenir. Et malgré des discours de façade rassurants beaucoup d’entreprises veulent les y faire revenir.
Le COVID a boosté les usages digitaux en entreprise ? Non ! Pour ceux qui n’avaient pas une pratique suffisante du télétravail antérieure au confinement cela a même été un bordel sans nom. Cela a surtout permis de découvrir que si l’ordinateur est rentré dans le foyers il n’y est pas rentré pour des raisons professionnelles mais uniquement pour les loisirs. J’en veux pour preuve l’inconfort matériel et humain dans lequel les gens ont travaillé en télétravail et la difficulté qu’ils ont eu d’installer, chez eux, les outils dont ils ont besoin pour travailler. Si le grand boom des usages digitaux c’est installer zoom pour prendre l’apéro avec les collègues…
Le COVID a boosté le e-commerce ? Comme l’a souligné Frédéric Cavazza, en 2020 le e-commerce en France n’a fait que suivre la courbe de progression qui était la sienne depuis des années. Pas plus, pas moins.
C’est quoi une stratégie digitale au fait ?
D’ailleurs peut être aurais-je du commencer par là. A mon avis vous avez autant de conceptions de ce qu’est une stratégie digitale qu’il y a de décideurs, de consultants, d’experts et autres gourous. Et, en m’excusant d’avance auprès de ceux qui eux ne sont pas tombés dans le panneau, globalement avoir une stratégie digitale c’était le cumul de trois choses
1°) Avoir une direction digitale avec à sa tête, bien évidemment, un Chief Digital Officer.
2°) Avoir un budget dédié au digital
3°) Faire des trucs avec de la technologie
Un superbe exemple de Solutionisme Technologique qui illustre a merveille le « pour tout résoudre cliquez ici » d’Evgeny Morozov.
Hier au cours d’une discussion avec des amis le sujet d’une entreprise connue qui avait monté une digital factory est apparue au milieu de la conversation. « Au fait ils ont sorti quoi ? Heu…visiblement rien ».
C’est un cas bien sûr extrême et réducteur mais :
1°) si des choses sont « sorties » de cette digital factory et de d’excellents clients n’ont rien vu il y a un soucis.
2°) si c’est un problème de budget cela montre qu’isoler les choses dans une case est le meilleur moyen de tuer sans en avoir l’air une chose qu’on ne désire pas ou qu’on ne comprend pas.
3°) si c’est un problème de talent cela signifie à peu près la même que le manque de budget.
4°) si c’est un problème de passage de l’innovation à l’industrialisation cela plaide encore contre la constitution d’un silo digital.
En matière de politique on dit toujours que pour enterrer un sujet il suffit de créer une commission adhoc. Pour le digital c’était à peu près pareil.
Face à la crise du COVID beaucoup d’entreprises qui avaient une stratégie digitale de ce type ne se sont retrouvées qu’avec de bonnes intentions pas forcément opérationnelles et en tout cas pas scalables.
Celles qui ont réussi n’avaient pas de stratégie digitale mais une stratégie tout court dont le digital n’était qu’une modalité.
Il n’y a pas de stratégie digitale il y a une stratégie tout court
Certains vous diront que le digital est devenu la stratégie avec toute la suffisance qui caractérise souvent les professionnels du secteur. Ils ont tendance à oublier qu’on ne construit pas des magasins et des usines avec des bits et des octets.
D’autre vous diront qu’il n’y qu’une stratégie et qu’elle englobe tout et je préfère cette approche. Quand on sait en plus combien il est difficile d’accoucher d’une stratégie qui tienne la route, en avoir deux relève de l’exploit, les faire cohabiter du miracle et s’il n’y a pas besoin de les faire cohabiter cela veut dire que tout relève d’une seule et même attention.
Pour en revenir au télétravail les entreprises où il a fonctionné n’avait pas de stratégie digital workplace ou n’avaient pas misé uniquement sur un programme d’adoption des outils. Elles avaient avant tout une vision du travail qu’elles ont appliqué, laquelle vision a été facilitée par des outils.
Pour dire les choses encore une fois autrement la manière dont on travaille aujourd’hui n’est plus adaptée au monde dans lequel on vit, que ce soit d’un point de vue économique, sociétal ou technologique. Au bureau la proximité permet de pallier un certain nombre de manques. La distance ne crée pas forcément de nouveaux problèmes mais amplifie les problèmes existants et fait voler le modèle actuel en éclat. Tout ce qui fonctionne à distance peut être retranscrit au bureau, toutes les choses dysfonctionnelles qu’on arrive à cacher au bureau sont mises en pleine lumière quand on passe à distance. La distance ne fait que mettre votre organisation à l’épreuve.
Pour ce qui est du e-commerce ce qu’on a vu c’est des dispositifs pré-existants qui sont montés en puissance sans trop de problèmes. Pour ce qui concerne la France en tout cas la seule chose qui n’a durablement pas tenu ses promesses c’est les services de livraison de La Poste mais c’est un autre débat.
Et pour ceux qui n’avaient rien, doit on blâmer leur absence de stratégie digitale ? On parle pour l’essentiel de petits commerçants pour qui, à part s’ils vendent des choses hyper exclusives ou spécialisées n’avaient aucun intérêt stratégique à se lancer dans le domaine avant le COVID, le rapport coût/bénéfice étant trop défavorable. On louera donc leur stratégie globale. Le ecommerce les aurait ils aidé à mieux passer le confinement ? Je n’en suis même pas certain tant le réflexe plateforme est important. Et quand bien même cela aurait été le cas l’investissement préalable n’aurait pas rapporté quand chose en temps normal et la probabilité de survenance d’une crise telle que nous l’avons connue tellement faible qu’on ne les blamera pas de n’avoir pas anticipé le risque.
J’ai aussi en tête une enseigne connue qui avait une stratégie digitale…la première chose qui a été faite au moment du COVID a été de limiter les budgets digitaux. D’où l’utilité de bien séparer le digital du reste du business….ou pas.
Par contre ceux qui s’en sont bien sortis, donc avaient des dispositifs fontionnels, avaient, pour avoir un ecommerce qui fonctionne, réglé des problèmes qui ne sont pas que digitaux.
Je prend l’exemple des franchiseurs, sujet sur lequel j’ai justement mené un audit pour une grande enseigne il y a quelques années. Autant vous dire le que volet technologique a été rapidement regardé et mis de côté. Je n’aurais peut être pas fait ces choix en termes de rapidité du go-to-market mais pour le reste ils étaient rassurants et peu discutables en termes de robustesse et de scalabilité. Trois points noirs sont remontés :
1°) L’existence d’un prix web qui peut être plus bas que le prix des magasins, différence de zone de chalandise oblige et donc la question ou pas pour les franchisés de s’aligner.
2°) La question de l’attribution des ventes du web. Faut il faire du web un concurrent des magasins ou un partenaire ?
3°) La question des stocks : stock dédié web, prélèvement sur des stocks magasin ou mix des deux.
On ne répond pas à ces questions avec de la technologie mais en embarquant les parties prenantes avec soi. S’agissant de franchisés je dirai même que la politique l’emporte sur la technologie. Et dans la cas qui nous intéresse c’est ce qui a tout ralenti alors que la technologie était prête.
Il n’y a rien de digital dans tout ça, juste une stratégie business dont le digital est une modalité et qui est donc pensée de manière cohérente.
J’ajouterai aussi que dans certains cas, pendant le COVID, le web a pu faire ses ventes sur son stock et vivre sa vie pendant que les magasins agonisaient. Au bout du bout c’était « neutre » pour la marque qui comptabilisait les pertes des uns et les recettes des autres sachant que jamais le e-commerce n’a compensé la fermeture des magasins mais a constitué une bouée de sauvetage qui valait toujours mieux que rien. Dans d’autres cas on a utilisé le web pour vendre avec prélèvement sur les stocks magasin et/ou attribution du revenu. Vu d’en haut cela donne exactement le même résultat, vu du magasin cela fait toujours mieux que zéro revenu.
Là encore rien de digital là dedans. Rendu possible par la technologie mais sans stratégie business préalable cela n’arrive pas. Par contre, et cela existe encore beaucoup trop, là où digital et magasin ont été construits dans deux silos concurrents on a peut être sauvé les meubles mais on a perdu nombre de leviers d’optimisation (oui refaire les stocks web alors que les stocks magasins dorment ça laisse quand même des regrets).
Pour finir beaucoup d’initiatives digitales ont été coupées ou réduites car elles n’étaient plus financées par l’argent du retail. Logique et quoi qu’on en dise c’est parti pour durer : même avec une croissance soutenue il faudra du temps pour que ecommerce devienne autosuffisant pour les marques traditionnelles sauf à vouloir se transformer en pure players et oublier la distribution en magasin. Preuve que les deux sont fortement imbriqués et que penser l’un sans l’autre n’a pas de sens.
Le digital est une modalité
N’en déplaise à ses gourous, le digital n’est pas une fin en soi, pas plus qu’il n’est une ile isolée du reste du monde.
Le télétravail n’est pas, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, une nouvelle forme de travail ou un cadeau qu’on fait à des salariés méritants ou à certaines catégories de personnel. C’est une modalité d’organisation de la production et si on l’avait vu comme cela depuis le début on aurait été davantage préparés.
De ma même manière le ecommerce n’est pas un monde à part qui vit sa petite vie à l’écart des réseaux de distribution. Il est une modalité de distribution comme une autre et doit être pensé dans un schéma global. Aujourd’hui on parle de délestage du magasin vers le web mais qui dit que demain une circonstance exceptionnelle (grève majeure des transporteurs de colis, défaillance de la chaine logistique pour cause de force majeure qui impose de prioriser le magasin ou je ne sais quoi…) ne nécessitera pas de délester dans l’autre sens.
Car au final le seul fait que le vrai concept nouveau auquel se sont frottés beaucoup de consommateurs et de commerçants n’est pas le ecommerce mais le click and collect montre bien que digital et « physique » sont deux modalités complémentaires d’un même schéma.
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