Comment les dirigeants se sont acheté du temps (et pourquoi ça n’a pas marché)

Le temps a toujours une denrée rare en entreprise et a fortiori pour dirigeants et managers. Le phénomène s’est bien sur intensifié ces 20 dernières années avec la multiplication des technologies qui nous a fait basculer dans le quasi temps réel mais le phénomène a toujours existé.

Quand on souffre du manque de temps il n’y a pas une infinité de solutions possibles : prioriser et déléguer. Et cette course contre le temps a au fil du temps été une des causes (pas la seule) de la complication rampante des organisations.

La délégation, solution au manque de temps

Une journée ne faisant jamais que 24h même les plus travailleurs finissent par arriver au bout d’une logique reposant uniquement sur la priorisation. Donc ils ont commencé à déléguer. Un peu au début puis de plus en plus. Déléguer des dossiers mais aussi déléguer des pans entiers de responsabilité. Et c’est totalement logique.

Inutile de regarder une (grande) entreprise aujourd’hui pour se demander pourquoi elle est est arrivée à un empilement incroyable de strates hiérarchiques, de départements (selon le principe selon lequel quand un sujet émerge il faut créer un département pour s’en occuper) et de commissions, task forces et équipes projet provisoires (mais parfois le provisoire dure…). Il suffit de regarder une entreprise qui se crée, sachant que toutes les grandes entreprises sont nées petites.

Au départ on a un dirigeant ou une équipe dirigeante qui fait tout. L’entreprise est petite, on a peu de moyens, c’est inévitable. Au fur et à mesure qu’elle grandit les sphères de responsabilités s’affinent. Ceux qui ont une expertise s’occupent exclusivement du sujet et quand un sujet demande une technicité qui n’existe pas dans l’entreprise on fait venir quelqu’un de l’extérieur.

Ce qui est vu selon toute logique comme la plus logique des organisations fonctionnelles n’est que le fruit de deux choses : l’impossibilité matérielle du ou des fondateurs de tout faire pour des raisons matérielles (temps) et/ou de compétences.

Et comme on ne peut créer des départements à l’infini (quoiqu’on puisse parfois se poser la question…) quand un sujet émerge et demande un traitement ponctuel on crée une équipe projet ou une task force à qui on délègue son traitement. Toujours pour les mêmes motifs : temps et compétences. Si vous cherchez une autre raison observez un peu des entreprises que vous pourriez voir grandir : pour qu’un dirigeant fondateur abandonne un domaine il faut qu’il s’estime incompétent (et beaucoup ont du mal de le reconnaitre) ou qu’ils manquent cruellement de temps (motif plus fréquent).

Déléguer, qui in fine à ce niveau de responsabilité amène à structurer l’entreprise en différents départements ou directions, est la plus logique est la plus sensée des choses. Donc rien à redire de ce coté.

Quand ça délègue à tous les étages…

Une entreprise nait avec ses dirigeants mais, encore heureux, il lui arrive de grandir et parfois de grandir beaucoup. Et peu à peu, à chaque niveau on commence à avoir le même problème que le niveau supérieur.

Donc ceux à qui on a délégué délèguent, ceux à qui ils délèguent délégueront et au fur et à mesure que tout cela se formalise on voit donc les strates hiérarchiques se multiplier et une forme de bureaucratie proliférer car, on le verra plus loin, tout cela n’est pas toujours mis en place à bon escient.

C’est ainsi qu’on voit de grandes entreprises avec 15 ou 20 niveaux hiérarchiques mais devant des entreprises de telle taille on peut se dire que c’est normal alors que ça ne l’est pas toujours. Mais j’ai déjà vu des PME de 50 personnes à 5 niveaux hiérarchiques avec des managers ne supervisant qu’une personne voire qu’eux même.

L’ironie de l’histoire c’est que nommer des responsables et créer des départements à tout va pour faire en sorte que les choses se fassent est devenu une pratique en soi sans qu’on se souvienne plus des raisons pour lesquelles on a commencé à le faire et qui devraient être les seules pour lesquelles on le fait.

Mais poursuivons.

On ne peut, quand on voit ce qu’on voit, que se demander si cela fonctionne vraiment. Les gens continuent à manquer de temps (d’accord, le temps de l’entreprise n’a cessé de s’accélérer) et en plus, d’un point de vue organisationnel cela fonctionne de moins en moins bien.

Pourquoi donc ?

La mauvaise délégation crée de la lourdeur

Pour ne citer que certains chiffres mis en avant par Yves Morieux dans « Smart Simplicity« .

  • Les managers du quintile supérieur des organisations les plus compliquées passent plus de 40% de leur temps à rédiger des rapports et de 30 à 60% en réunions de coordination.
  • Dans les organisations les plus compliquées, les équipes passent entre 40% et 80% de leur temps à le perdre, non qu’elles ne fassent rien mais parce qu’elles font des choses improductives.
  • Au cours des 15 dernières années le nombre de structures d’interface, de coordination, de process de contrôle a augmenté entre 50 et 350%.

La délégation, peu importe le nom qu’on lui donne, amène reporting et contrôle. Et à force d’empiler on passe plus de temps à gérer les effets de la délégation et à la faire fonctionner qu’à travailler. Donc délègue à quelqu’un d’autre ?

On a délégué les missions sans déléguer les moyens ni la confiance

La multiplication des structures de reporting et de contrôle est bien sûr un effet logique de la délégation mais ce sont surtout ses proportions qui inquiètent. Et là il s’agit d’un mal qu’on pourrait éviter.

Déléguer une tâche ou un domaine est logique. Ensuite il s’agit de définir le niveau de contrôle qu’on veut avoir sur ce qui est fait. Selon la criticité du sujet on peut vouloir garder un contrôle total, contrôler les décisions et pas l’exécution voire ne rien contrôler du tout.

C’est là que le bât blesse. Déléguer et tout vouloir contrôler revient au même que ne pas déléguer du tout car tous les sujets finissent par revenir sur la table de celui qui voulait s’en débarrasser. Et il n’a qu’à s’en prendre qu’à lui même ceci dit.

L’incapacité à faire confiance conduit donc des personnes à vouloir conserver le contrôle sur les tâches les plus triviales et ainsi faire de ceux à qui elles ont confié une mission simples managers de ressources, ce qui n’est pas sans poser d’autres problèmes.

Donc la délégation et la mise en place de départements fonctionnels et d’équipes adhoc n’a pas permis à ceux qui l’ont fait de gagner du temps, juste de repousser le moment ou le problème reviendra dans leurs mains.

Bref la délégation ne fonctionne pas sans un établissement clair des responsabilités et si on ne donne pas aux gens les moyens d’assumer leurs responsabilités. Sans subsidiarité, si on ne se force pas à traiter les sujets au niveau auquel ils doivent l’être, tout finit toujours par remonter.

Parce qu’on délègue aussi vers le haut

Vous pensiez que la délégation est un phénomène exclusivement descendant ? Et bien vous vous trompez. Il peut être également ascendant. Cela s’appelle l' »upwards delegation », ou délégation vers le haut.

C’est ce qui arrive quand une personne n’assume pas ses responsabilités. Ou quand une entreprise passe subitement d’un mode d’hyper contrôle à une logique plus responsabilisante, souvent sous l’impulsion d’un nouveau dirigeant qui veut réformer culture et modèle managérial alors que l’entreprise n’en a pas l’habitude.

Dans ces cas chacun va rechercher la validation implicite ou explicite de son supérieur pour tout et n’importe quoi, même lorsque ce dernier ne le demande pas. Et souvent, lui même vas essayer de se couvrir par rapport à la décision d’un de ses subordonnés. Je ne vais pas écrire une fois de plus la situation ubuesque qui a amené la validation du recrutement d’une assistante en Pologne à atterrir sur le bureau du PDG d’Alcatel Lucent, 16 niveaux hiérarchiques plus haut, il y a plusieurs années mais je vous invite à aller le lire ici.

Parce qu’on pense vertical et pas horizontal

Le réflexe selon lequel « un sujet/problème = un département » est tellement ancré qu’il est devenu un réflexe dont on ne questionne plus le bien fondé. A tort.

Parfois au lieu de rajouter une structure qui va renforcer la verticalité de l’entreprise, on pourrait résoudre le problème par la collaboration transverse, horizontale, entre les structures existantes.

Mais on n’y pense pas et en plus être « chef » d’une entité verticale est plus valorisant que chef de projet / facilitateur d’une équipe transverse éphémère.

Parce que l’image ça compte

Dans encore trop d’entreprises, souvent anciennes et bien installées, on ne voit plus la chose comme une manière de faire face à une contrainte (temps/compétence) mais comme quelque chose de statutaire. « Si je ne délègue pas moi même je ne suis pas vraiment chef ».

Donc dès que possible une personne va tenter de staffer son équipe et recréer des rôles à qui elle pourra repasser la patate chaude.

Et je ne parle même pas de ceux qu’on a nommé manager sans personne à manager pour ne pas dire qu’ils étaient une task force d’une personne en raison de leur compétence technique rare.

Souvenez vous des raisons qui vous poussent à déléguer et créer des structures nouvelles

Il ne doit y avoir que deux raisons qui poussent à créer une structure nouvelle, mettre quelqu’un à sa tête et lui déléguer un sujet. Le manque de temps ou de compétences chez celui qui porte le sujet actuellement. C’est tout. Toute autre raison est une mauvaise raison.

Et quant que vous y êtes, ne déléguer pas sans donner les moyens, faire confiance et décider du bon niveau de contrôle sinon les sujets dont vous vouliez vous défaire vous reviendrons de plein fouet, souvent dans l’urgence et en ayant empiré entre temps.

Image : économiser du temps de nito via Shutterstock

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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