Il y a une comparaison qui m’a toujours surpris. Celle entre entre l’industrie manufacturière et ce qu’on appelle l’industrie du savoir quant à l’amélioration continue des modes de production.
En effet si certains aiment qualifier le manufacturing d’ancien monde (à votre avis d’où viennent les ordinateurs et les smartphones) il a toujours su questionner la manière dont il produit et sans cesse améliorer ses flux de production.
A l’inverse, le monde des « travailleurs du savoir », terme large qui recouvre une grande quantité de professions disparates dont le point commun est de rien produire de tangible semble patauger dans l’à peu près depuis la nuit des temps. Ce que je veux dire par là c’est qu’il semble se refuser à toute approche scientifique ou structurée du travail. Pire, il peine à remettre en cause la manière dont il travaille pour produire.
En fait on a structuré l’organisation, pas le travail et la production.
On ne peut pas comparer des bureaux et des usines
La comparaison s’arrête là car on ne peut comparer bureaux et usines.
Déjà parce si l’usine restera toujours le lieu de production des uns la plupart des autres peuvent travailler la plupart du temps d’où ils veulent.
Ensuite parce dans dans le manufacturing l’humain est de moins en moins présent dans le process de production et que beaucoup de gains de productivité ont été atteints, justement, en le remplaçant par des machines. A l’inverse, dans l’autre cas, le travailleur du savoir est la machine. Il est en tout cas le moyen de production. Plus compliqué encore, plus la tache se complexifie moins ajouter des gens n’aide à produire plus ou plus vite. Une personne très compétente fera toujours plus ou plus vite que 10 moyennement compétentes. Je ne parle même pas de faire travailler les gens ensemble quand le sujet n’est pas d’additionner des capacités de production individuelles mais d’arriver à un résultat qui ne peut être atteint qu’ensemble. Quand l’essence même du travail revient à être créatif ou résoudre des problèmes (ou les deux à la fois) le « brain power » demande en général plus de qualité quand le « man power » demande de la quantité.
Egalement parce l’un gère des flux tangibles et l’autre des flux intangibles. Dès lors qu’il s’agit de visualiser et quantifier cela change tout. Promenez vous dans une usine et vous verrez facilement si les choses fonctionnent ou pas : une machine à l’arrêt, un encours trop important ici ou là, un travailleur désoeuvré. Et vous pourrez également comprendre « facilement » comment on part d’une somme de matériaux et produits pour arriver au produit final. Le processus ou en tout cas l’ordonnancement des tâches sera toujours le même et intangible. Promenez vous dans un bureau et c’est l’inverse. Tout le monde peut sembler affairé mais ne rien produire. Une personne qui ne fait rien et contemple le plafond peut être en train de trouver une solution majeure. On est dans le cadre de flux de production qui peuvent se reconfigurer de manière adhoc en permanence (bien ou mal, pour de bonne ou de mauvaises raisons). Pas de stock ni d’encours visible. Et quant à savoir quel flux suit l’information, comment elle est traitée, par qui, pour arriver à un résultat final… Quasi imprédictible a priori et intraçable a posteriori.
Enfin parce que se pose la question de la valeur produite et des coûts de production. En manufacturing tous les coûts sont en théorie connus à l’avance tout comme le prix de vente. En « knowledge » les coûts sont fonction du nombre de personnes et du temps. On ne sait pas toujours combien de personnes seront impliquées au départ du processus ni combien de temps cela va prendre. Parfois, même à la fin, on ne sait même pas le déterminer a posteriori. On peut piloter, constater mais l’art de la prévision est beaucoup plus difficile.
Et en cherchant bien on peut encore trouver une tonne d’arguments allant dans ce sens.
Ca n’est pas une question de productivité individuelle
Avant d’aller plus loin il faut repréciser le débat. Ce qui m’intéresse ici n’est pas la question de la productivité individuelle. Elle fait partie de l’équation mais n’est pas tout. Peter Drucker a depuis longtemps identifié les causes d’une bonne ou d’une mauvaise productivité d’un travailler du savoir et il n’y a pas grand chose à ajouter.
Cela vaut si une personne est seule et unique responsable d’un tout. Mais lorsque que plusieurs personnes travaillent en même temps ou successivement cela ne tient plus la route. Ce qui m’intéresse ici est :
- Le process de production de bout en bout : de l' »input », quel qu’il soit, à l' »output », quel qu’il soit
- Bien sûr le respect des délais et budgets ainsi que l’atteinte du niveau de qualité attendu (peu importe comment on le mesure)
- La fluidité du flux dans son ensemble
- La fluidité du travail du collaborateur (points de friction, tâches inutiles et sans valeur ajoutée). En somme l’expérience employé dans le flux de production.
On sait tous en effet qu’avoir pleins de gens individuellement productifs ne veut pas dire que l’équipe est productive donc qu’on obtient quelque chose au bout.
Par ailleurs, dès que le travail implique plusieurs personnes ou équipes le collaborateur n’est pas totalement responsable de sa productivité ni de sa contribution à l’activité de production.
- Il n’a pas de pouvoir sur la manière dont les tâches sont séquencées (quand elles le sont).
- Il n’a pas de pouvoir sur le planning (quand il en existe un)
- Il n’a pas de pouvoir sur le contenu de chaque étape.
- Il n’a pas de pouvoir sur ce qui est fait en amont et en aval.
- Il ne maitrise pas toujours son propre temps (il peut travailler sur différents projets, son manager peut lui confier des tâches qui n’ont rien à voir avec ce travail en particulier).
- Il ne maitrise pas les interface de contrôle et de coordination (réunions, reporting, décisions).
Dans ce contexte on peut toujours faire du micro-management et aller mettre la pression sur chaque personne une par une mais je ne pense pas pour autant que cela résolve le problème.
Qui s’interroge sur la manière dont est organisé le travail des travailleurs du savoir ?
On remarque d’ailleurs une limite à ce que nous dit Drucker sur le management des travailleurs du savoir. Oui ils sont les mieux placer pour gérer leur travail eu-même, mais cela ne concerne que leur travail individuel. Plus il y a de personnes impliquées dans une activité plus il est important de mettre un cadre et d’organiser (j’entends déjà les remarques…l’auto-organisation est une forme d’organisation et elle demande un cadre rigoureux).
A chaque fois que j’ai dû m’atteler à améliorer le travail d’une équipe ou le fonctionnement d’une activité je commence par me poser les questions suivantes :
- Que font les gens (leur rôle, leur contribution, toutes leurs tâches liées ou non à cette activité) ?
- Comment chaque rôle interagit-il et est coordonné avec les autres ?
- Quelles sont les étapes/tâches connues entre l’input (il faut faire quelque chose) et l »output » (c’est fait) ?
- Comment tout cela est il coordonné et mesuré ?
- Comment cela est il formalisé ?
- Comment cela est-il piloté ?
- Y-a-t-il des écarts entre la manière les choses sont supposées se passer et celle dont elles se passent dans les faits. Quel sont ils ? A quel endroit ? Quelle est leur ampleur ? Quelles sont leurs causes ? Quelle est leur fréquence ?
- Quels sont les points de friction ? (Qu’est ce qui empêches les gens de faire leur travail aussi bien qu’ils le pourraient ?)
Des questions auxquelles, quand je les pose, je n’obtiens que de vagues réponses. « Il y a des choses à faire, ça se passe, on ne sait pas toujours trop comment mais ça se passe et c’est l’essentiel ».
Alors il est sûr que quand on ne sait pas ce que font les gens ni comment les choses se passent on ne risque pas d’améliorer grand chose.
Quand on est en « mode projet » il y a quand même un minimum de formalisme voire parfois beaucoup (voire trop) de structure. Mais ça peut être le grand flou quand on rentre dans le détail des tâches. Mais pour le « travail quotidien » dont le côté routinier ne doit pas nous faire oublier qu’il n’est pas pour autant exempt d’inefficacité on est dans le monde de l’informel le plus complet.
Ca n’est pas parce qu’on ne voit pas un problème qu’on doit faire comme s’il n’existait pas
Désintérêt ? Fatalisme ? Sûrement un peu des deux. La raison ? Encore une fois je pense que la nature « invisible » des flux de travail y est pour beaucoup. Il n’est pas facile d’avoir conscience de ce qu’on ne voit pas. Et quand on en a conscience c’est un très bon moyen de faire comme si de rien n’était.
Par exemple :
Il existe un vrai sujet de surcharge informationnelle qui ralentit les flux de travail. Que fait on à part en parler ?
On sait tous que le design organisationnel influe sur la capacité d’un réseau à collaborer. Pendant plus de 10 ans j’ai passé l’essentiel de mon temps à accompagner des entreprises sur les sujets liés à la collaboration. Combien ont essayé d’auditer leur organisation pour savoir ce qui bloquait au lieu de ne voir la chose que sous l’angle de la volonté/capacité de chaque individu à collaborer ? Aucune ? Combien se sont dit que la technologie n’était pas la solution à tout ? Beaucoup. Combien on transformé leur organisation en conséquence ? Aucune.
• Qui s’inquiète de savoir où sont les goulots d’étranglement dans les flux de travail ? Personne et vu qu’une boite mail qui déborde ou une todo list qui se remplit plus vite qu’elle ne se vide ça ne fait pas désordre dans un bureau on s’en moque jusqu’au jour où un salarié finit en burnout.
• Qui s’inquiète de savoir que les rares qui s’occupent du sujet le font au détriment….de la performance des autres ? C’est en général le propre des fonctions supports qui aiment améliorer leur efficacité en déplaçant une partie de leur charge de travail chez les opérationnels ! Où lorsque deux métiers doivent collaborer et que chacun essaie de déplacer un maximum de charge sur l’autre ?
• Qui s’inquiète des effets tunnels dont souffrent salariés et clients ? Vous imaginez, alors que vous avez commandé votre nouveau smartphone qu’on vous dise « on a lancé la production mais on ne sait pas quand il sera fini ni à quel prix ? ».
• Qui s’inquiète du disconnect qui existe de plus en plus entre un terrain qui va à la vitesse du marché, du client, qui dans certains métiers à été converti à l’agilité et fonctionne à la journée ou à la semaine et des strates managériales qui fonctionnent sur des horizons de temps à chaque fois plus longs au fur et à mesure qu’on remonte dans la hiérarchie ?
• Où sont les démarches d’amélioration continue dans l’industrie du savoir ?
Là encore on pourrait dresser un réquisitoire long comme une encyclopédie.
Personne ne peut nier qu’il y a un problème ou à minima des choses à améliorer mais je ne vois pas grand chose se passer de manière structurée et organisée et encore moins à grande échelle.
Blâmer le système, pas l’individu
Le travailleur du savoir n’est pas l’oublié des démarches d’excellence opérationnelles. En tout cas pas en tant qu’individu. La littérature est abondante sur ses caractéristiques, comment le manager ou pas, les conditions de sa productivité etc.
Par contre à force de le considérer comme une entité autonome, propriétaire de ses propres moyens de production et apte à s’auto-manager on a oublié qu‘il était également membre d’un tout, d’un système, dont il n’est pas dissociable car sa performance dépend du fonctionnement du système en question.
On a beaucoup travaillé sur les structures de pilotage, de contrôle, de coordination mais pas du tout sur les « système de production ». Car oui, même si le terme semble venir d’un autre monde, le travailleur du savoir « produit ».
Et pour le coup le système personne ne s’en occupe. Il existe des solutions, plus ou moins adaptées, parfaites ou pas, mon propos aujourd’hui n’est pas de les juger, cela viendra en son temps. Encore une fois inspirées du monde industriel elles n’ont que pas ou peu franchi la porte des bureaux. Pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Si on se tient à une définition basique qui dirait que l’excellence opérationnelle tient à l’alignement et à l’amélioration des process, des outils et des gens :
- on a surinvesti dans les outils (collaboratif, knowledge management)
- on est restés archaiques sur les process
- quand aux gents on ne les a vu que sous l’angle de l’acquisition des savoirs, pas du contexte de leur mise en œuvre.
En attendant :
- On a un vrai problème d’efficacité collective des travailleurs du savoir.
- Ce problème n’est sûrement pas éloigné de sujets liés à la qualité.
- Un sujet proche des problématiques d’expérience employé avec un impact sur l’efficacité individuelle et collective, l’engagement/frustration des collaborateurs.
- Et au final on a un enjeu de satisfaction client et de valeur perçue.
Comme le remarquait cet article du New York Times :
« Peter Drucker a fait remarquer qu’au cours du XXe siècle, la productivité des travailleurs manuels dans le secteur manufacturier a été multipliée par cinquante, car nous sommes devenus plus intelligents quant à la meilleure façon de construire des produits. Il a fait valoir que le secteur de la connaissance, en revanche, avait à peine entamé un processus similaire d’auto-examen et d’amélioration, existant à la fin du XXe siècle alors que le secteur manufacturier l’avait été cent ans plus tôt« .
Il est peut être temps de s’en occuper non ? Et vous, autour de vous, avez vous vu des initiatives allant dans ce sens ? Constatez vous que le flou et l’inefficacité ambiante sont considérées comme un mal nécessaire et inévitable ?
Image : travailleur du savoir de pathdoc via Shutterstock