On peut tout faire à distance aussi bien voire mieux qu’en présentiel au bureau. Tout ou presque. C’est un mode de fonctionnement qui peut rendre plus difficile le fait de développer ou faire émerger des leaders . Sauf à considérer que le leader à distance est une espèce en soi ou que les dispositifs de développement actuels sont obsolètes.
Une entreprise peut elle « créer » des leaders ?
C’est peut être la première question qu’il faut de poser et je n’ai jamais cru qu’on pouvait « fabriquer » des leaders, pas plus qu’on ne fabrique des managers non plus (en tout cas des « bons »). Par contre elle peut aider des gens qui ont des prédispositions, du potentiel, à se développer.
Ainsi nombreuses sont les entreprises qui essaient de détecter les « leaders en devenir », qu’ils en aient conscience ou pas, pour les aider à progresser et se réaliser.
Une fois ces personnes identifiées elles ont des dispositifs qui permettent donc à ces derniers de développer un certain nombre de compétences, prendre conscience de leur potentiel et l’affirmer. Une sorte de « fast track » vers les postes à hautes responsabilité qui permet de s’assurer que les personnes concernées ne se perdent pas en route, que l’entreprise ne les « gâche » pas et que l’envie d’aller voir ailleurs ne leur prenne pas sous prétexte qu’ils ne sont pas assez reconnus.
Les programmes de développement du leadership « buggent » à distance
Mais ces dispositifs semblent avoir du mal à passer le cap de l’ère « full remote » dans laquelle on a basculé depuis un an et dont on ne sait pas encore quand on en sortira et comment.
Il y a quelques mois une amie identifiée comme « leader de demain » dans son entreprise me disait à peu près : « le programme ne s’est pas arrêté mais tous les séminaires et les activités de groupe ont été stoppés et il ne reste plus que que longues et ennuyeuses sessions sur Teams…quelque part la dynamique de groupe est cassée, ça n’est plus comme au début« .
La première des réactions est de se dire qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil et qu’elle ne fait que vivre ce que vivent des millions de salariés qui ont vu un parcours de formation conçu pour le présentiel transposé à distance à grand renfort de sessions de vidéo collective : un enfer ! Il y a un vrai sujet sur le fait qu’en passant à distance on a essayé de faire comme avant en se contentant de changer les canaux et les outils et cela va bien au delà de la formation mais c’est un sujet en soi. Mais pour ce qui est du cas précis du développement de leaders je ne pense pas que ça soit juste une affaire de format.
On peut aussi se dire qu’il y a des sujets très spécifiques qui passent mal à distance. Je pense que certaines formations peuvent très bien être transposées à distance en repensant totalement leur format mais le cas spécifique dont on parle n’en fait pas partie.
Le leadership, une formation pas comme les autres
On ne peut pas assimiler un programmes de développement des leaders à une formation comme les autres. Sans rentrer trop dans les détails il doit satisfaire plusieurs besoins.
Tout d’abord le développement du leadership de chaque individu. On parle ici de l’acquisition et du développement de « soft skills« . Cela ne peut se passer uniquement en consommant des contenus. Il faut également des interactions avec des formateurs, avec des coachs, avec des pairs. Cela peut fonctionner à distance dans une certaine mesure et j’en ai fait l’expérience récemment avec mes propres équipes : il y a des formules de développement des soft skills à distance qui fonctionnent très bien.
Mais il y a également une notion collective. D’abord parce que comme on vient de le voir certaines choses demandent des intéractions. Mais surtout parce que ces programmes reposent sur une base collective, sur une notion de groupe, de promotion, qu’on emmène ensemble d’un point à un autre sur une durée donnée.
S’agissant de former les futurs leaders d’une entreprise on va au delà de l’acquisition de certaines compétences, il s’agit de créer un esprit de groupe entre eux, un sentiment d’appartenance à ce qui peut ressembler à une sorte d’élite interne couplé à un sentiment renforcé d’appartenance et d’engagement vis à vis de l’entreprise qui n’investit pas sur eux pour les voir partir 6 mois après.
On ne parle dès lors plus de sessions de formation en groupe mais d’activités de groupe. Des activités où ils vont apprendre à se connaitre et mener des chantiers ensemble. Et là on revient aux longues sessions de formation à distance : cela ne fonctionne pas.
La logique de formation peut être pour tout ou partie couverte à distance, tout dépend du sujet et de ses ambitions. Si on y ajoute des choses telles que du teambuilding et des chantiers communs qui souvent demandent de la créativité cela ne fonctionne plus.
Avoir le son et l’image est une chose mais ne suffit pas. On peut faire de bons workshops créatifs/brainstorms, collaborer à distance mais cela ne sera jamais comme « en vrai ». On y perd en spontanéité, c’est plus « cadré », moins de fou rires, d’apartés. Et de manière globale on perd une grande partie du contexte, les réflexions collectives ne sont pas aussi spontanées et puis on perd le « off ». Pour ce type d’événement ce qui se se passe « à côté » est tout aussi important de ce qui se passe pendant. Les diners, les soirées…tout ce qui crée une vraie expérience partagée. Il y a une dimension immersive dans ces événements qui ne peut être reproduite à distance.
Même en tant que promoteur du télétravail « à haute dose », même si je suis convaincu par les nouvelles formes de learning à distance, je suis convaincu que deux choses ne fonctionnent pas ou mal dans un tel contexte : la créativité et le teambuilding. Et dans le cas des programmes de développement des futurs leaders on est en plein dedans. Ils ne sont peut être pas les seuls concernés mais ils en sont un excellent exemple.
Attention, fatigue et « frottements »
Sans trop rentrer dans les détails on peut expliquer cela par 3 facteurs :
La première est la difficulté de maintenir son attention à distance pendant une longue durée devant un écran. Enchainer les réunions fonctionne même si cela fatigue. Mais une longue séance de formation à distance cela ne fonctionne pas, tout le monde lâche peu à peu.
Je suis d’ailleurs surpris de voir des entreprises proposer encore des événements internes/externes ou des conférences totalement à distance sur des formats longs d’une journée ou plus. La perte d’attention même lorsque les participants sont connectés doit être énorme. Et je ne parle même pas des « no show » ou de ceux qui partent vite.
Ca c’est pour la partie « traditionnelle », où un groupe écoute un orateur. Mais parlons des sessions qui demandent collaboration voire créativité de groupe.
En plus, comme je l’ai dit, d’être moins fluides, spontanées, « humaines », elles sont beaucoup plus fatigantes qu’en présentiel, pour ne pas dire épuisantes.
Et pour rester dans le comparatif avec les conférences / séminaires il manque ce qui en fait toute la valeur : le networking. Là où se mélangent le professionnel et le personnel, où se créent des liens et des expériences partagés, là où on se « frotte » pour apprendre à se connaitre, partage et/ou confronte des expériences, des idées. Si vous voulez créer de la cohésion dans un groupe qui sera demain amené à prendre de hautes responsabilités cette partie est vitale !
Un « leader à distance » est il différent d’un leader « normal » ?
Tout mon raisonnement peut s’effondrer devant une objectif : mais justement, un leader à distance c’est différent des leaders d' »avant » donc il va se développer différemment en fonction, justement, des contraintes liées à la distance.
Et je suis le premier à dire qu’il y a une spécificité dans le « leadership digital » et que pour recruter un collaborateur ou un manager qui va évoluer dans un contexte principalement à distance on cherchera des qualités autres que celles qu’on recherchait avant.
Mais je ne pense pas que ce soit forcément « à la place » de ce qu’on cherchait avant mais « en plus ».
Une équipe à distance c’est une équipe avant d’être à distance et d’ailleurs le fait que les entreprises qui ont opté pour le « full remote » insistent sur le fait de multiplier les événements de socialisation en présentiel en dit beaucoup. Il y a des programme de développement dont l’ambition impose d’aller au delà de la transmission de savoir à distance : ils demandent une mise en pratique collective, une appropriation commune, et la création d’un sentiment d’appartenance au groupe qui demande plus que partager des sessions ensemble.
La « fabrique à leaders » est elle cassée ?
Vu le contexte actuel on peut se demander si les programmes qui demandent « plus que de la formation » ne sont donc pas dans une impasse et, dans le cas qui nous intéresse, s’il ne va pas y avoir un « trou » dans la sortie des promotions « futurs leaders » ou « hauts potentiels ».
Si la situation est difficile pour ceux qui la vivent, elle est moins grave à l’échelle de l’entreprise. Un ou deux ans avec des programmes de leaders ou hauts potentiels fonctionnant à vitesse réduite et en mode dégradé n’est pas une catastrophe en soi. C’est juste un signal d’alerte.
Un signal d’alerte à deux niveaux.
D’abord sur la nécessité de repenser de tels programmes en profondeur lors du passage à distance et pas seulement de les voir sous l’angle d’un changement de canal.
Ensuite sur le fait que si on peut parfaitement travailler à distance, les conditions nécessaires au développement des individus pour le faire et, à fortiori, pour diriger dans un tel contexte, demande plus.
Image : Leader à distance de Nechayka via Shutterstock