Un an dans une vie…

On espère enfin voir le début de la fin du tunnel dans lequel nous a plongé la pandémie et les entreprises vont essayer de revenir à une situation plus normale et d’ailleurs elles réfléchissent à ce à quoi ressemblera une sorte de nouvelle normalité. Si elles ont compris qu’elle vont devoir changé j’ai toutefois l’impression qu’elles sont loin de comprendre à quel point leurs collaborateurs ont changé de manière parfois profondes et ce que cela signifie.

Une nouvelle organisation du travail peut être pas si éloignée de l’ancienne

Alors oui l’entreprise va changer mais il ne faut pas s’attendre à des changements trop radicaux, quand bien même j’ose encore y croire un peu.

Le télétravail a été une source d’enseignements inouïe et certaines en tireront les conclusions nécessaires pour s’améliorer. Mais pour la plupart avec la disparition de la distance viendra la disparition du révélateur de leurs lacunes, et se débarrasser du « télé » permettra d’oublier de s’intéresser au travail.

Demain ne sera pas comme hier (mais jamais demain n’a ressemblé à hier) mais croyez bien que tout sera fait pour qu’il s’en éloigne le moins possible. Parfois pour de bonnes raisons parce qu’il y a des choses contre lesquelles on ne peut aller, parfois pour de mauvaises.

Mais à se concentrer sur ce qu’elles peuvent contrôler (ou croient pouvoir contrôler) elles oublient le poids de ce qu’elles ne contrôlent pas : un salarié qu’elles croient connaître mais a tellement changé qu’elles ne le connaissent plus, si tant est qu’elles l’aient déjà connu.

Des câlins et des fleurs ne suffiront pas

Une chose est claire : les entreprises prendront soin de leurs salariés pour le retour à la normale et au bureau. C’est bien la moindre des choses après ce qu’ils ont vécu. Mais, pardonnez mon cynisme, ce sera le cadeau de retour qui devra faire passer une amère pilule : il pour le reste il ne devront pas s’attendre à beaucoup de changement.

Comme je l’expliquais il y a quelques semaines les cours de méditation, séances de yoga et autres salles de sport ne suffiront pas à satisfaire leur demande : c’est le travail qui doit changer dans son organisation et son contenu.

Oui il y a un vrai problème au niveau de la santé mentale des collaborateurs mais les vieux subterfuges ne suffiront pas : les employés ne veulent plus qu’on compense la douleur mais qu’on en supprime la cause.

Je lisais il y a peu que des entreprises, conscientes du fait que leurs salariés avaient souffert pendant la pandémie, leur octroyaient des jours de congés en plus. Soyons sérieux une seconde. Deux jours de congés, un antidouleur à prise instantanée…et ensuite ? Les problèmes récurrents liés à l’organisation du travail disparaitront ils pour autant ? Les causes de la douleur vont-elles disparaitre ? Bien sur que non.

Quant aux nombreuses attentes qu’ils manifestent, ont elles changé ? Un travail intéressant, du sens, une juste rémunération…est-ce si nouveau ? Je ne crois pas. Mais ce qui l’est c’est qu’ils seront peut être beaucoup plus inflexibles qu’ils ne l’ont jamais été et plus extrêmes dans leurs réactions.

Si on semble découvrir d’un seul coup des attentes qui étaient présentes depuis des lustres mais ne sont pas si nouvelles il y a une chose qui aura en effet radicalement changé : le salarié et son « logiciel interne ».

J’ai lu que des DRH avaient découvert « horrifiés » que de nombreux salariés avaient profité du télétravail pour déménager et souvent assez loin pour qu’un retour quotidien au bureau soit désormais impossible.

Je ne dis pas que ces salariés ont eu raison. Je dis juste que tout en sachant que cela pourra avoir des conséquences sur leur emploi ils l’ont fait et l’assument et ça c’est radicalement nouveau. Et ça n’est pas sans un sourire que j’imagine les entreprises ainsi mises devant le fait accompli. Pendant longtemps elles ont parlé d’engagement et de sentiment d’appartenance du côté du collaborateur mais dans les faits ne cherchaient qu’à les posséder. Elles découvrent juste que les salariés ne leur appartiennent pas et si elles en tirent toutes les conclusions cela peut préfigurer un nouveau dialogue plus constructif. Mais avec des si…

Les salariés n’ont pas que souffert, ils ont changé

Je disais donc que le logiciel interne des salariés a changé. Pas de manière uniforme, pas dans le même sens pour tout le monde mais il a changé. Certains ne voudront plus travailler chez eux, certains ne voudront plus revenir au bureau, certains voudront une entreprise et un lien social plus présents, d’autres voudront rester dans une configuration où ils se sont sentis à la fois plus efficaces et moins « envahis ». A chacun son équilibre, il n’y aura pas une formule qui conviendra à tous. Il n’y en a jamais eu, mais là il faudra arrêter de faire semblant.

Peut importe que certains aient très bien vécu la chose ou très mal deux choses se sont passées.

Tout d’abord ils ont vécu une expérience et le propre d’une expérience est de transformer les gens.

Ensuite le temps a passé. Un an. 18 mois parfois. En 18 mois on change mais le contact quotidien avec l’entreprise peut ralentir ce changement. Et comme il arrive jour après jour on ne le voit pas, voire on s’adapte inconsciemment de sorte qu’on ne s’en rend compte qu’a posteriori. Là les gens et l’entreprise vont se redécouvrir après plus d’un an pour certains. Le choc sera parfois fort et d’autant plus violent que le changement aura été accéléré par l’expérience et la distance.

Si certains savent déjà qu’il ne veulent plus du travail d’avant, d’autres le réaliseront d’un seul coup en revenant au bureau.

On a regardé l’éloignement et oublié le temps

Durant les quasiment 18 mois qui viennent de s’écouler on a tellement parlé de l’impact de la distance qu’on a totalement oublié celui du temps.

Qu’est ce qu’un an dans une vie ? C’est à la fois peu biologiquement parlant mais parfois énorme mentalement.

Une amie me disait récemment « ma fille a été confinée a 16 ans, elle a eu 17 ans deux mois plus tard, reprendra une vie normale à 18 ans, comment aurions nous supporté cela à cette époque de nos vies ? » Franchement je n’en sais rien mais il est sûr qu’elle n’est ni celle qu’elle était avant le virus, ni celle qu’elle serait devenue sans.

Mais il y a pas que les jeunes même si on en a beaucoup parlé. Certains sont rentrés dans la crise en regardant leurs 40 ans dans les retroviseurs, aujourd’hui c’est le mur des 50 ans qu’ils voient devant eux. Le temps ne s’est pas accéléré mais la perception du moment de leur vie qu’ils vivent, de leurs prochaines échéances, de leurs risques, des opportunité ratées n’est plus du tout la même.

Pour d’autres c’est la retraite qui s’est profilée d’un seul coup.

D’ailleurs pendant ce moment des amis, des collègues seront partis à la retraite. Sans fête, sans célébration, parfois anonymement. Ils ont raté leur sortie mais d’autres mesureront le temps qui passe en réalisant un jour dans l’open space qu’ils ne sont plus là.

Un an de perdu ? Un an à rattraper ?

Quand j’écoute des proches et des moins proches parler, que le laisse trainer une oreille dans le métro, quand j’entends des parents parler de leurs enfants, j’entend souvent parler d’une année perdue voire d’une année qu’on leur aurait volé.

Peu importe que cette année ait été volée pour, peut être, permettre d’en vivre de nombreuses autres, l’impression est là. Et plus le temps passera plus elle se renforcera. Quand ils auront oublié la crise il restera ce sentiment qu' »on » leur doit un an de leur vie.

Cette année, chacun la retrouvera à sa manière.

Certains en se surinvestissant dans le travail pour récupérer les opportunités de carrière manquées.

D’autres en quittant leur travail. Leur entreprise n’est responsable en rien de ce qui s’est passé, peut être un peu de la manière dont ça c’est passé mais l’herbe est rarement plus verte ailleurs. Peu importe. Ils ont besoin d’air et leur entreprise et leurs collègues resteront attachés à cette époque et en les quittant ils auront totalement tourné la page. L’entreprise qu’ils rejoindront n’aura pas fait mieux à cette époque que la leur mais peu importe, c’est nouveau. Ils seront d’ailleurs peut être remplacés par des gens qui quittent l’entreprise qu’ils rejoignent pour la même raison que eux quittent la leur.

D’autres encore ont bien compris que le contexte ne se prêtait pas à une hausse des salaires. Mais ceux qui, « trop gentils », avaient laissé plusieurs fois l’occasion passer avant la pandémie deviendront intraitables sur le sujet à l’avenir. Ils ont bien compris que ce qui était pris n’était plus à prendre.

D’autres auront appris une chose dans l’année qui s’est écoulé : la nécessité d’une frontière stricte entre la vie personnelle et le travail. Ils reviendront au bureau mais ne laisseront plus le travail en sortir. Respect strict du droit à la déconnexion et fini les réunions à des heures impossibles.

D’autres enfin ne savent pas ce qu’ils veulent à part « plus jamais ça ». Ils prendront leurs décisions. Elles seront bonnes ou mauvaises mais peu importe ils les prendront. Et l’entreprise devra bien faire avec.

On connait les causes des démissions mais on ne maitrise pas leur déclenchement

Je sais que beaucoup vont se dire « on peut prédire les causes des démissions donc on peut changer la situation ». C’est encore plus vrai en ce moment où quelques facteurs bien connus causeront l’essentiel des départs.

Mais si, les entreprises ont, avec ou sans de grands projets data, plus ou moins connu ce qui poussait un salarié à partir, le fait qu’il passe à l’acte ou non et le moment ont longtemps été de vraies inconnues. Je vous conseille à ce sujet la lecture d’un excellent article de la Harvard Business Review Intitulé :Why People Quit Their Jobs

Cette étude nous montre que contrairement à des croyances établies ce sont des événements de la vie personnelle qui déclenchent la démission.

La cause de la démission est endogène au travail mais le facteur déclenchant est exogène.

Cet article date de 2016 donc j’y ajouterai un élément plus contemporain. Avec la sortie de la crise sanitaire qui s’annonce d’une manière ou d’une autre beaucoup de gens vont vivre des moments charnières dans leur vie ou alors tirer les conséquences des moments charnière qu’ils ont vécu pendant la crise sans pouvoir agir.

Personne ne peut prédire ce qui va se passer à court ou moyen terme d’autant plus que les salariés eux-mêmes sont encore dans le flou pour beaucoup. Mais une chose est certaine, le réveil entrainera chez certains des décisions radicales dont l’ampleur et l’impact sont aujourd’hui totalement sous estimés.

On a beaucoup pensé à la manière dont la distance impactait les gens, pas de celle dont le temps les transformait.

Image : le temps passe de STILLFX via Shutterstock

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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