Le digital est rentré dans les foyers…mais pas comme vous pouvez le penser

Ce billet est l’occasion de tordre le cou à un grand nombre d’idées reçue sur le sujet très à la mode de la transformation digitale et de la maturité digitale des collaborateurs, idées reçues que la pandémie a fait voler en éclat.

Une transformation digitale tirée par le client

Les programmes de transformation digitale ont toujours reposé la logique suivante : le client est devenu digital, s’est approprié la technologie, a (et c’est l’essentiel), développé de nouveaux usages et de nouvelles attentes auxquelles l’entreprise doit s’adapter.

Ajoutons que pour les entreprises un des freins principaux à cette transformation était le collaborateur qui à l’inverse du client n’avait fait cette mue ni dans ses pratiques ni dans état d’esprit. Une approche contestable quant on sait que tout collaborateur est un client et réciproquement. Partant du principe qu’il s’agissait d’une seule et même personne il était facile d’en déduire que le problème n’était pas au niveau de l’individu mais de l’entreprise qui bridait (consciemment ou pas) cette transformation qui n’avait aucun mal de se produire dans la sphère personnelle.

L’individu était donc un expert en usages et outils digitaux, épanoui dans sa vie personnelle et frustré de ne pas pouvoir transposer tout cela dans sa vie professionnelle.

La grande désillusion de la pandémie

Lorsque le couperet du confinement imposant un télétravail à marche forcée est tombé beaucoup ont voulu y voir une opportunité : amenés à travailler hors de la bulle du bureau les salariés pourraient sortir du cadre et montrer à l’occasion que leur maitrise d’outils et d’usage nouveaux allait pouvoir aider des entreprises qui étaient peu préparées.

Et, reconnaissons le, dans certains cas c’est ce qui est arrivé, la maturité digitale du collaborateur arrivant au secours d’une organisation dépassée. Dans certains cas seulement.

Dans d’autres, plus nombreux, trop nombreux, on a assisté un un véritable naufrage.

Lorsqu’il a fallu, par exemple, installer des outils professionnels sur les ordinateurs personnels de collaborateurs n’ayant pas d’ordinateur portable professionnel on a vu les limites de la maturité digitale de beaucoup. Oui ils savent utiliser les outils, ou en tout cas certains. Mais de là à administrer leur poste de travail la marche était trop haute. Au final ce qu’on retiendra est que « Robert a fini par installer zoom pour faire des apéritifs avec des amis ». Certains s’en satisfont, moi ça m’attriste.

Le pire c’est que même lorsque les collaborateurs n’avaient qu’à emmener leur ordinateur portable chez eux cela n’a pas fonctionné mieux. Pourquoi ? On a pu à cette occasion se rendre compte que si les outils nécessaires étaient déjà installés sur leur poste de travail ils n’en connaissaient certains qu’à peine ou juste de nom. On pense notamment à beaucoup d’outils de collaboration qu’il a fallu soudainement utiliser de manière générale et à grande échelle alors que jusqu’à présent ils arrivent à s’en tenir au service minimum en utilisant leur bon vieux email de la pire des manières qu’il soit.

D’ailleurs si beaucoup on découvert Teams, déjà installé pourtant sur leur poste de travail, trop n’y voient qu’un outil de visioconférence. C’est triste.

On peut également parler des conditions de travail à la maison. Bien sûr tout le monde n’a pas une grande surface, un bureau séparé et encore moins de quoi installer tout le monde confortablement lorsque la famille entière se retrouve à devoir travailler depuis le domicile familial. Mais tout de même… Trop, beaucoup trop souvent, l’ordinateur est posé dans un coin, acec un écran à une hauteur qui est tout sauf ergonomique, sans fauteuil adapté à une activité professionnelle… On voit bien qu’il n’était là que pour des usages ponctuels, pas pour une utilisation prolongée au quotidien. Et non, travailler dans son canapé ou dans son lit avec son portable sur les genoux ça n’est pas tenable dans un contexte professionnel.

Je ne cesse d’entendre des managers dans tous les secteurs possibles se plaindre de la manière dont leurs équipes utilisent et maitrisent leurs outils de communication / collaborateur et, ce indépendamment des générations. L’incapacité à avoir une utilisation efficace d’une suite bureautique, peu importe qu’elle vienne de chez Microsoft ou de chez Google est un problème qui n’a rien de nouveau et existe de la génération Z aux baby boomers.

Confinement et télétravail n’ont rien changé en profondeur, ils nous ont juste rappelé ce qui n’allait pas.

Du consommateur mobile au travailleur assis

La maturité digitale des individus dans leurs vies privées et la digitalisation des foyers est de fait source d’un énorme malentendu. Elle repose sur des présomptions tirées de l’observation de consommateurs de technologies dans un contexte d’usages mobiles qu’on essaie d’extrapoler à des travailleurs du savoir assis devant leur ordinateur.

Oui, à titre personnel une très grande majorité des gens ont développé une maitrise et des usages qui ont poussé à une évolution si ça n’est à une transformation de l’offre des entreprises en termes de produits et services. Mais on parle de personnes en situation de consommation de services et d’information, pas en situation de production. On consomme du contenu, on achète on ligne, on s’informe mais on ne produit rien ou peu et on ne s’inscrit pas dans un processus individuel ou collectif de production de quoi que ce soit.

Et ces contenus on ne les consomme pas n’importe comment : on les consomme sur mobile. Un appareil qui propose des expériences spécifiques, simples, optimisées mais infiniment plus limitées que sur un ordinateur.

Beaucoup promettent la fin de l’ordinateur depuis l’avènement du smartphone et a fortiori de la tablette et, même si le matériel et les logiciels progressent, on en est encore loin, si tant est que cela arrive un jour. La raison : le mobile est un outil optimisé pour la consommation, ou plutôt dont les caractéristiques obligent aux fournisseurs d’apps et de contenue à se focaliser sur la consommation de contenu et des actions simples (achat) là où l’ordinateur est un outil de travail, de production au sens large du terme.

On lit un article sur un mobile mais on l’écrit sur un ordinateur. On achète un produit sur Amazon mais la fiche produit est réalisée sur un ordinateur. On remplit un formulaire succinct sur un mobile (car si le formulaire est détaillé personne ne remplit sur un mobile, CQFD…) et derrière la demande est traitée par des gens devant un ordinateur.

Même maitrise et intensité dans les usages mais usages diamétralement opposés et radicalement différents. Rien n’empêche, heureusement, une personne d’exceller des deux côtés mais être bon de l’un ne signifie pas systématiquement l’être de l’autre. En tout cas pas sans effort ni formation. Si tous les gens qui aiment bien manger étaient de bons cuisiniers cela se saurait.

A quoi sert l’ordinateur à la maison ?

Je pense qu’une grande part de mes lecteurs ne se reconnaitra pas dans ce qui suit, habitués qu’ils sont du travail hybride et des activités professionnelles ou para-professionnelles menées depuis leur domicile mais cela ne doit pas nous pousser à occulter certaines réalités

Il fut un temps pas si ancien ou avoir un ordinateur chez soi était plus que facultatif et n’était vraiment utile qu’à des passionnés. J’estime que cette période a duré jusque 2005/2007 et la démocratisation des usages du web dit 2.0. Jusque là l’ordinateur n’était utile qu’à ceux qui…avaient besoin d’un ordinateur, donc pour des usages productifs, pour du gaming et/ou des activités directement liées à de dernier (développement, geeks)

Et aujourd’hui ? Internet est devenu si central dans nos vies que ne pas avoir d’ordinateur cher soi n’est plus envisageable. Mais pour quoi faire ?

Pour avoir une « station internet » à la maison et faire sur un plus grand écran ce qu’on fait sur mobile, notamment pour des choses où le mobile montre ses limites : saisie de longs textes/formulaires, travail en mode multi-fenêtres/onglet, activités nécessitant un grand écran etc…

Pour travailler ? Non, à part bien sûr pour des travailleurs indépendants, certaines professions comme le conseil où cela fait longtemps que le travail n’est plus une question de lieu (et que leur entreprise équipe d’ailleurs en conséquence). Pour les autres le travail est resté au bureau, que ce soit pour des raisons d’équilibre pro-perso, le refus de travailler chez soi si l’entreprise ne fournit pas un ordinateur portable (même si on en a un chez soi) et plus simplement le retard pris sur le télétravail dans de nombreux pays jusqu’à la pandémie.

Passer du loisir à la production domestique

C’est ainsi que si tous les foyers disposent d’un ordinateur cela a été compliqué d’en faire un poste de travail. Parce que les « bons » logiciels ne sont pas installés et qu’on ne sait pas installer, parce qu’on ne sait pas se connecter à un VPN d’entreprise, parce l’ordinateur est « posé » dans un endroit où il est en libre de service pour de courtes utilisations par tous les membres de la famille mais pas pour un usage prolongé.

L’ordinateur est bien rentré dans les foyers mais à des fins de consommation et de loisir, pas de « production », davantage comme un prolongement du mobile que comme un miroir de l’ordinateur du bureau.

Il est donc urgent de ne plus partir des statistiques d’usage du mobile et du temps passé dessus à acheter sur Amazon, regarder des vidéos sur Youtube ou liker des posts sur Facebook pour en déduire une maturité digitale qui pourrait se traduire dans un contexte professionnel.

Et, pour le sujet qui nous préoccupe aujourd’hui, il ne faut pas non plus partir du principe que s’il existe un ordinateur à la maison les gens savent et peuvent s’en servir comme une alternative à l’ordinateur fourni par leur employeur.

Nous faisons face à une population hautement digitalisée pour ce qui est de la consommation, des loisirs et des actes de la vie quotidienne, pas pour ce qui est du travail. Et les entreprises y sont peut être pour quelque chose.

Photo : digital à la maison de ORION PRODUCTION via shutterstock

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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