Alors qu’on s’achemine lentement vers un semblant de retour à la normale la question du télétravail va se poser avec une nouvelle vigueur, à commencer par celle de sa pertinence.
En effet cela fait deux ans que les entreprises ont accepté le télétravail bon gré mal gré. Déjà parce que cela a été dans un grand nombre de cas le seul moyen pour elles de ne pas devoir fermer et ensuite parce qu’à certains moments elle n’avaient pas le choix même si, en France, le gouvernement a souvent fait preuve d’un attentisme coupable en la matière.
Maintenant se pose de plus en plus fréquemment la question du maintient du télétravail en période « normale ». Et comme prévu, une fois le choc et la stupéfaction du début de pandémie passés, les vieilles habitudes reviennent au galop et on s’empresse de trouver les moyens de faire revenir massivement les salariés au bureau.
Un des arguments les plus souvent évoqués est que les salariés en télétravail en profitent pour travailler moins, voire pas, se planquer. Bref, le télétravail serait le paradis des glandeurs.
Le télétravail permet une adaptation des temps de vie
Inutile de se mentir ou de tourner autour du pot : le télétravail permet d’organiser le mix entre travail et vie personnelle autrement que si les salariés étaient au bureau.
Cela est d’autant plus surprenant que certains feignent de le découvrir aujourd’hui alors que c’est un avantage historiquement mis en avant par les RH et managers qui y sont favorables et certainement un de ceux dont tout le monde reconnait le côté positif.
Le télétravail permet aux parents de plus facilement s’adapter au rythme des enfants, qu’ils soient à la maison ou qu’il faille aller les chercher en fin de journée à l’école ou à la crèche. Il permet aux sportifs d’aller faire un tour à la salle de sport du quartier pendant leur pause, chose qu’ils ne peuvent pas faire au bureau. Il permet à ceux qui ont besoin de prendre un peu de recul pour réfléchir à un problème de changer de pièce et s’éloigner de leur ordinateur, se mettre au calme, changer de contexte, voire aller marcher dehors quelques minutes pour se changer les idées. Il permet de faire d’autres formes de break que la traditionnelle pause café qui est d’autant plus populaire que l’entreprise n’a rien d’autre à offrir.
Faut il blâmer les salariés pour cela ?
Ce serait d’autant plus mal venu que les entreprises elles-mêmes reconnaissent les bénéfices de cette flexibilité et commencent à transformer les bureaux en conséquence. Salles de sport, espace de repos dignes de ce nom autres qu’une machine à café au coin du couloir, espaces de réflexion, coin baby foot (les clichés ont la vie dure…), coins crèche pour amener les enfants… Il faut une certaine dose de mauvaise foi pour reprocher aux salariés de faire chez eux ce qu’on voudrait leur donner la possibilité de faire au bureau. A moins que ça ne soit la preuve que le vrai sujet n’est pas ce que font les salariés et comment ils organisent leurs moments de respiration pendant leur journée de travail mais où ils le font ?
Travail flexible et autonomie
S’il existe un critère qui doit permettre de décider si un salarié donné est éligible au télétravail hors situations exceptionnelles (pour peu que son métier soit « télétravaillable ») ça n’est pas son ancienneté, son métier ou sa position hiérarchique mais son autonomie.
Cette autonomie s’apprécie à plusieurs niveaux que chaque entreprise pondérera comme elle l’entend : sa maitrise des outils et modes de travail, sa capacité à s’organiser seul jusqu’à un certain point, l‘assimilation de la culture d’entreprise et la situation contractuelle du salarié.
Ce dernier point est assez spécifique au droit du travail français et ne concerne qu’une partie des télétravailleurs mais je tiens à faire un rappel sur la notion de forfait jour. Contrairement à certaines mauvaises habitudes prises par les entreprises, « seuls sont autorisés à conclure une convention de forfait annuel en jours, les cadres qui disposent d’une autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps, et dont la nature des fonctions ne les conduit pas à suivre l’horaire collectif applicable au sein de l’entreprise. ».
Pour dire les choses autrement, pourvu que le travail demandé soit fait et, que la personne soir « joignable » sur certaines périodes de la journée, elle est libre d’organiser son travail comme elle l’entend, au bureau comme ailleurs. Ce qui peut inclure aller à la salle de sport de 15h à 16h ou aller chercher un enfant à la crèche à 17h pourvu qu’il soit mentionné dans leur agenda qu’elle n’est pas disponible à ce moment de la journée.
Ce qui nous amène à réfléchir une première fois sur la définition d’un « glandeur ». Est-ce une personne qui évite de travailler ou une personne qui aménage ses temps de travail, temps de respiration et temps personnel de la manière qu’elle trouve le plus efficace tant que le travail est fait et que cela ne nuit pas à l’organisation générale de l’entreprise ?
Laissez moi avancer un début de réponse : pour les détracteurs du télétravail les « glandeurs » sont des gens qui ne travaillent pas tout le temps. Mais pourtant on sait bien qu’on ne travaille pas tout le temps dans la journée : on prend des pauses parce qu’on en a besoin, et parfois on a juste besoin de réfléchir (parfois longuement) avant de produire, ce qui est mal toléré par certains managers pour qui on ne travaille pas quand on ne produit pas.
Mais pourtant, ces temps de respiration ou de réflexion existaient au bureau (dans la limite des activité que permet l’équipement du lieu de travail…) ? Oui mais au bureau le salarié est sous l’oeil du manager même pendant sa pause. Quand la pause n’est plus surveillée certains ont donc tendance à vouloir la supprimer. Et je pense qu’on est là beaucoup plus près du vrai problème.
Télétravail et culture du résultat
Je rappelais au début du confinement que le télétravail nous imposait une culture du résultat. Non pas qu’on ne demandait pas jusqu’ici aux salariés d’atteindre des objectifs mais que désormais le manager ne pourrait surveiller la manière dont les choses sont faites et devrait limiter son contrôle au fait qu’elles soient faites ou pas.
Un sujet déjà central dans le management des travailleurs du savoir depuis la nuit des temps mais qui n’est que renforcé ici. Quand le travail est immatériel, souvent « adhoc », et a fortiori lorsqu’il est distant, faute de pouvoir surveiller le travail il faut se contenter de surveiller le résultat. Mais faute d’avoir le recul et le lâcher prise nécessaire pour en arriver là certains ont adopté le principe selon lequel à défaut de pouvoir surveiller le travail il faut surveiller le travailleur.
D’où une appétence récente pour la surveillance digitale généralisée et de fil en aiguille le fait de partir du principe que « tout le monde est un glandeur » jusqu’à preuve du contraire. Ce qui justifie tout.
Il y a toujours eu des abus
Il ne faut pas non plus tomber dans l’angélisme. Il y a et aura toujours des abus en télétravail. Mais est-ce une nouveauté ? Et cela n’arrivait-il pas même au bureau ?
Les plus anciens d’entre nous se souviennent que jusqu’en 2015 Windows était livré avec deux jeux (le solitaire et le démineur) qui étaient au nombre des passe-temps favoris des salariés. Les vraiment plus anciens se souviennent également qu’à l’époque où il n’y avait pas grand chose à faire sur le net voire où tous les salariés n’avaient pas d’accès à internet (oui, ça a existé et ça a duré plus longtemps que vous ne le pensez) ces deux logiciels étaient les premiers qu’on lançait en arrivant au bureau.
Il y a et il y aura toujours des gens qui abuseront des pauses café, des gens qui somnolent devant une feuille Excel en donnant l’impression qu’ils réfléchissent, des gens qui se promènent dans les couloirs un dossier sous le bras pour faire croire qu’ils sont occupés, des gens qui s’isolent pour téléphoner à un interlocuteur imaginaire, des gens qui s’organisent des réunions entre amis pour s’offrir un break rallongé…. Ca n’est pas que le propre des éxecutants, du bas de l’échelle et ça n’est pas près de disparaitre.
Mais ces pratiques ont un avantage : elles font illusion même et surtout devant des managers souvent complices. A distance on ne peut émettre d’écrans de fumée donc la suspicion redevient la norme
J’ajouterai encore une fois que ces pratiques sont connues de tous et se pratiquent au su et vu de tous ce qui donne à certains l’illusion du contrôle ou leur permet de dire à leurs propres managers « vous voyez, ils sont occupés ».
A distance bien sûr cette illusion disparait avec les conséquences que l’on sait mais cela nous amène également un autre élément de réponse. Certains ne surveillent pas leur équipe pour la surveiller mais pour monter à ceux qui les surveillent eux qu’ils surveillent bien les leurs.
Le travail est-il fait ?
J’en reviens à ce qui doit être la seule question à se poser plutôt que partir d’une présomption de culpabilité généralisée du salarié en télétravail : font ils leur travail ou pas ?
J’en reviens à un article récemment paru dans les Echos qui commençait comme un article à charge mais se révélait beaucoup plus équilibré au final.
Il citait un certain nombre d’exemples comme ce stagiaire qui « jouait » avec le témoin de présence de sa messagerie et, l’été « poussait le bouchon un peu loin : des déjeuners de plus de deux heures, des après-midi piscine avec l’ordinateur ouvert sur le côté toujours connecté, sans trop de culpabilité« .
Ou encore un autre « salarié d’une grande entreprise française, va taper quelques balles en journée, parfois sur des courts de tennis situés à plusieurs dizaines de kilomètres de son lieu de résidence, sans que ça n’éveille de soupçons. ».
Ou enfin une autre salariée qui a décidé de « partir randonner une demi-journée pendant sa semaine de télétravail, entre Noël et le jour de l’an« .
J’ai beau être un ardent défenseur du télétravail et du travail flexible j’ai, au départ, trouvé qu’ici les limites étaient dépassées.
Mais en y regardant de plus près je suis (un peu) revenu sur mon jugement.
Parlant du premier salarié il est ajouté que « C’était surtout le cas l’été, confie-t-il, quand l’activité ralentit », et que « [Son] tuteur faisait plus ou moins pareil, il avait des enfants en bas âge et les écoles étaient fermées ».
Concernant le second, » [Il] avance le fait qu’il n’a pas assez de travail ».
Concernant la troisième : « c’est le manque de motivation qui l’a poussée à commettre l’impensable« .
Qu’en penser ?
En télétravail le collaborateur se réapproprie son temps plutôt que le perdre
Que les exemples sont judicieusement choisis pour mettre en avant les travers du télétravail mais aussi remettre l’église au centre du village.
Pour l’un c’était une période de basse activité et d’ailleurs son responsable faisait de même. Je me souviens à ce sujet d’avoir passé dans ma jeunesse professionnelle un mois d’aout au bureau par une chaleur caniculaire pendant que ma manager traitait les dossiers au bord de sa piscine dans sa maison de vacances et cela ne m’a pas choqué outre mesure. Le travail était fait et mes journées étaient assez calmes mais je n’avais pas de congés.
Le second dit clairement qu’il n’avait pas assez de travail.
La troisième invoque un manque de motivation, motif dont il faudrait comprendre les causes mais qui peut relever autant du manager et de l’entreprise que du salarié.
Mais posons nous une seule question : dans ces trois cas, si on avait demandé au manager si le travail confié à leur subordonné était fait qu’aurait il répondu ? Certainement que « oui » et que « tout va bien ».
Où est donc le problème ?
Qu’en période de basse activité on comprend que des gens baillent aux corneilles au bureau mais pas qu’ils organisent leur temps plus intelligemment chez eux et qu’un salarié démotivé n’est pas un problème au bureau mais chez lui oui.
Il semble plutôt qu’en télétravail le collaborateur se réapproprie le temps qu’il gagne et celui sur lequel son entreprise n’arrive pas à l’occuper plutôt que le perdre en « faisant » semblant au bureau.
Quant à savoir pourquoi un salarié n’est pas occupé c’est un problème d’entreprise ou de management, pas de salarié ou de télétravail.
Des glandeurs productifs ?
Quitte a surprendre j’aime les fainéants. Un mot un peu provoquant pour dire que j‘apprécie les personnes efficaces qui savent s’organiser pour obtenir le résultat attendu avec un minimum d’effort. Pour moi ça c’est un signe d’intelligence et de performance. Quand je donne le même travail à deux personnes et qu’un le termine en milieu d’après midi et l’autre le lendemain matin je préfère voire le premier partir une heure plus tôt pour aller à la salle de sport que le second mettre tout le monde en retard.
Je veux dire que se donner du temps libre, de nos jours, est plus une preuve de bonne organisation et de qualité de travail que de fainéantise et que beaucoup de nos « glandeurs » sont sûrement des gens plus organisés et performants que la moyenne. Tous les professionnels qui réussissent et ont une vie remplie ont un point commun : ils s’achètent du temps en étant efficaces dans ce qu’ils font.
Toujours pour citer les Echos : « Le Bureau national de la recherche économique américain estime, en 2021, que le télétravail effectué dans l’économie post-pandémique boostera la productivité de 4,6 % par rapport à la période pré-pandémique« . Cela inclut les efficaces, les normaux et les glandeurs.
D’ailleurs Carlos Tavares, le PDG de Stellantis ne disait il pas : « Je trouve que le télétravail a une efficacité bien supérieure au présentiel.Je trouve que le télétravail a une efficacité bien supérieure au présentiel. »
Et pour en finir, puisqu’il y aura toujours des abus à la marge : faut il sanctionner 100% des individus pour 1% qui ne joue pas le jeu ? Libre à vous de choisir le message que vous envoyez à vos équipes en ces temps où on parle beaucoup de confiance.
Image : fainéant en télétravail de Dragon Images via Shutterstock