Cela fait environ deux ans que l’on est rentré dans la pandémie avec, de vague en vague, l’espoir que cette fois-ci ce sera la dernière, les derniers efforts et restrictions avant un retour à la normale.
A n’en point douter, une des grandes stars de cette période aura été le télétravail qui a provoqué une rupture notable dans les modes de travail.
Le télétravail, super star de la pandémie
Avant la pandémie il était demandé et désiré par beaucoup, en vain, et restait réservé à quelques chanceux dont les entreprises avaient un coup d’avance en termes de culture et de vision quant au futur du travail.
Pendant la pandémie il s’est par moment imposé à tous, totalement ou partiellement, de manière volontaire ou contrainte. Certains ont adoré, d’autres ont détesté et la plupart ont eu assez de recul pour en mesurer les bénéfices et les aspects moins agréables pour trouver où se situait le juste milieu dans leur cas personnel.
Pendant deux ans il a semblé acquis que le télétravail serait inévitable dans le « monde d’après ». Sauf, que, comme prévu, le monde d’après n’existe pas et passés le choc et la stupéfaction des premiers temps beaucoup d’entreprises oublient peu à peu leurs bonnes intentions pour revenir à une vision du travail qui se veut aussi proche que possible que celle d’avant.
Le télétravail pour le retour à la normale ? « On verra, on n’est pas certains, il y a quand même des limites donc il est urgent de ne rien changer et de prendre le temps de réfléchir ».
Le télétravail à raison de trois jours par semaine pour lutter cet hiver contre la propagation du virus ? C’est beaucoup trop, cela crée des problèmes opérationnels et la plupart des salariés ne veulent plus entendre parler de télétravail répond le MEDEF. J’en suis tombé de ma chaise en entendant cela. Si c’est de la méthode Coué elle est fort mal à propos au regard des enjeux sanitaire, si c’est une conviction elle est criminelle, si c’est une vision du futur du travail elle est totalement arriérée.
Il y a un an j’avais trouvé la tiédeur des décisions gouvernementales honteuses, cette année je trouve que les représentants du patronat ne valent pas mieux.
Une réponse immunitaire plus forte contre le changement que contre le virus
Je ne m’attendais pas à des miracles en la matière. Comme expliqué plus haut je savais que comme d’habitudes toutes les belles intentions et promesses faites sous le choc d’un début de crise ne survivent que rarement à l’effet du temps et que le monde d’après ressemblerait fort à celui d’avant. Mais j’avais tout de même de bons espoirs pour le télétravail.
On sait tout que l’entreprise a une réponse immunitaire très forte par rapport au changement. Plus forte d’ailleurs que contre les virus comme ces 24 derniers mois nous l’ont appris.
On pourrait dire que la vision du travail en France est irréformable, ou encore que directions et managers prennent un malin plaisir à être contre ce que demande le terrain et qu’à l’inverse le terrain est par définition pour ce qui est contre et contre ce qui est pour mais ce serait trop simple voire simpliste.
On a l’impression que tout le monde a une bonne raison d’en finir avec le télétravail, que d’un seul coup tous ses bénéfices ont été oubliés et qu’en ce qui concerne les principaux intéressés, les salariés, on a vite fait de parler en leur nom sans trop leur demander leur avis.
Pourquoi un tel blocage face au télétravail ?
Le télétravail est un changement et comme tout changement il entraine un réflexe de défense assez logique. Mais une fois le réflexe passé on peut s’intéresser aux causes plus profondes.
Les syndicats n’aiment pas le télétravail ? Cela n’a rien de neuf et je me rappelle qu’un RH m’avait fait cette réflexion au milieu des années 2000 à l’époque où se bornait à rêver qu’un jour ce serait une pratique plus généralisée. Quand on a des pratiques basées sur le contact individuel, les échanges informels au coin d’un couloir, la distribution de tracs à la sorite des locaux il est vrai que le passage au distanciel oblige à se réinventer. Réinventer ses pratiques voire réinventer sa proposition de valeur. Impensable pour certains. Et puis n’oublions pas que lutter contre le changement, peu importe lequel, par principe, est une manière d’exister.
Les dirigeants n’aiment pas le télétravail ? C’est visiblement à nuancer en fonction de la taille de l’entreprise, les grandes y étant visiblement beaucoup moins réfractaires que les petites. Cette seule distinction nous dit d’ailleurs quelque chose : il s’agirait plus d’un problème culturel que d’un sujet lié au télétravail lui même. Il est plus facile d’accepter la distance dans une entreprise dont la taille fait que de toute manière on ne peut plus voir tout le monde. A l’inverse quand on a l’habitude de tous vivre ensemble, qu’une dimension paternaliste existe encore et que perdure dans la tête du dirigeant voire des managers qu’il s’agit de LEURS salariés (avec une dimension possessive forte) la chose est plus compliquée. Ajoutons que plus l’entreprise est petite plus le « command and control » est facile et la remise en cause de ce point apparait moins vitale que dans des entreprises de plus grande taille.
Les RH n’aiment pas le télétravail ? S’agissant avec la finance de la fonction souvent la plus conservatrice de l’entreprise je ne suis pas surpris. Et comme en France rien n’est simple quand on parle de travail j’imagine bien que c’est un sujet de complication dont elles se passent volontiers même si sur le fond elles ne sont pas fondamentalement contre. Ca n’est pas tant le télétravail qui les gène que tout ce qu’implique sa mise en place. Et souvenons nous que les RH on pris de plein fouet le confinement et le télétravail imposé de 2020 et que cela a laissé des traces (même si ça n’était pas forcément pour de bonnes raisons).
Les managers n’aiment pas le télétravail ? Problème de culture et de posture managériale encore une fois. Mais sont ils des managers ? Très souvent on a donné la place au plus brillant sur le terrain…ce qui ne présage en rien de capacités managériales. D’ailleurs si le manager de l’après COVID est lessivé et ne veut parfois plus de ce rôle c’est souvent parce qu’il s’est rendu compte qu’il n’était pas fait pour ça.
Les salariés n’aiment pas le télétravail ? Cela me fait penser aux discours sur les jeunes générations : d’autres parlent d’eux à leur place en espérant les convaincre qu’ils sont comme on voudraient qu’ils soient. Ou comme, en période électorale, un candidat dit « les français veulent…. ». Les salariés ne sont pas une entité uniforme et encore moins après la pandémie, et leur réalité est bien plus diverse et nuancée que les propos que d’autres mettent dans leur bouche. Ils sont certainement les plus lucides par rapport au sujet mais je n’ai pas l’impression qu’on le écoute tant que cela. Le salarié doit être au centre de la réflexion sur le télétravail, dans les faits il est un élément périphérique.
Le télétravail n’est pas le problème
En fait, si on regarde au delà des discours et des apparences, le télétravail n’est pas un problème en soi. Les vrais problèmes, on préfère les cacher pour ne pas les regarder en face, ne pas avoir à les traiter ou expliquer pourquoi on ne les a pas traité.
Je ne disais pas autre chose l’an dernier : le télétravail ne crée aucun problème nouveau mais braque les projecteurs vers des problèmes anciens qu’on a refusé de voir. Je regrette simplement que rien n’ait évolué depuis. J’ai par exemple le plus grand mal à entendre un représentant du MEDEF dire que le télétravail pose de grands problèmes opérationnels : n’a-t-on donc rien appris des deux années qui viennent de s’écouler ? N’a-t-on donc identifié aucun axe d’amélioration ?
S’opposer au télétravail envoie différents messages implicites qui gagneraient à être explicités pour que le plus grand nombre les décrypte.
Cela veut dire :
- On a vu le télétravail comme un bénéfice RH, pas une manière d’organiser le travail.
- On est toujours à l’âge de pierre sur les usages collaboratif.
- On refuse de prendre en compte la diversité des situations individuelles des salariés
- On a un problème de culture en général et de culture managériale en particulier.
- La plupart de nos managers intermédiaires ne sont pas des managers et on a du faire le travail à leur place quand le bateau à tangué.
- Nos modes opératoires, process, outils… ne sont pas totalement adaptés.
- Ramener les gens au bureau va ralentir la vague de démission car ils vont retrouver du lien, ça nous évitera de regarder les vraies causes des départs (culture, salaires…)
Je ne vois rien là qui soit lié au télétravail qui n’est que le révélateur de la maladie, pas la maladie elle-même. Car même au bureau tous ces points sont facteurs de pertes de performance, de mauvaise expérience employé et de désengagement. A distance c’est juste pire mais ça n’enlève rien au fait que le mal existe de toute manière.
Je ne vois qu’une foule de mauvaises raisons de refuser aux collaborateurs une flexibilité dont ils sont demandeurs sous prétexte que l’entreprise, elle, n’a rien fait pendant des années pour évoluer. Faire payer aux uns l’attentisme et l’inaction des autres.
Que veulent vraiment les collaborateurs ?
Il faut ici sortir des cas extrêmes et des poncifs à l’emporte pièce. Oui certains ont détesté le télétravail et d’autres en sont tombés amoureux. Entre ces situations extrêmes il y a une zone grise dont on ne parle jamais et qui pourtant concerne l’essentiel des collaborateurs.
Tout d’abord ils savent que ce qu’ils ont connu pendant la pandémie n’est pas du vrai télétravail. Tout d’abord parce que leur entreprise n’était pas préparée et eux non plus. Ensuite parce que confinés chez eux ils n’avaient pas la possibilité de s’aérer après une journée de travail passée à la maison. Enfin parce qu’ils n’avaient pas le choix alors que le besoin de télétravail varie pour une personne donnée en fonction d’un grand nombre de facteurs.
La demande de télétravail et de travail flexible est réelle mais deux éléments sont à prendre en compte. Tout d’abord salariés et entreprises ne veulent pas le télétravail ou le présentiel pour les mêmes raisons et quand un terme générique est utilisé pour poursuivre des objectifs différents et parfois contradictoires on finit par élaborer un compromis qui repose sur des non dits et qui ne fonctionne pas. Ensuite parce que les entreprises veulent imposer un cadre générique à tous en termes de pourcentage du temps télétravaillé alors que le collaborateur pense en termes de situations de travail et besoins personnels.
Aujourd’hui je ne conduis pas un entretien de recrutement sans que le candidat me questionne sur la réalité de notre politique de télétravail (nous allons jusqu’à proposer du télétravail complet pour des salariés habitant des villes où nous n’avons pas de bureau, mon équipe au départ très parisienne s’étant ainsi étoffée de Bordelais, Toulousains, Landais….). Ma conviction profonde est qu’en cette période de « Great Resignation » les salariés voteront avec leur équilibre vie pro / personnelle, il ne veulent pas une promesse de télétravail ou un modèle qui ne convienne pas à leurs attentes et rythmes de vie, ils ne veulent pas être à 100% au bureau ou 100% à distance mais mettre le curseur où bon leur semble en fonction du contexte du moment.
J’ai vu des gens, à Paris, refuser un travail à moins de 40 min de chez eux car la politique de télétravail ne leur convenait pas.
Je commence à voir des entreprises peiner à trouver des prestataires car ces derniers ont fait un pas vers un télétravail plus large et leurs salariés ne sont plus prêts à faire 1h de RER tous les matins et tous les soirs pour aller chez un client pour une mission qu’ils peuvent faire depuis chez eux.
La vraie question n’est pas télétravail ou pas télétravail, mais de créer les conditions qui le rendent efficace et agréable pour tous et au rythme de chacun.
Elle est aussi de savoir si les entreprises basculeront de leur propre chef et anticiperont tout cela ou le feront trop tard parce que leurs salariés leurs diront au revoir et que les candidats refuseront de les rejoindre. Auquel cas elles n’auront que ce qu’elles ont cherché.
Conclusion : qui aura la peau de l’autre ?
La bataille contre le télétravail menée pour de mauvaises raisons est perdue d’avance mais celle pour un télétravail intelligent et bien pensé peut encore être gagnée.
En attendant il ne faut pas se tromper de combat : en essayant d’avoir aveuglément la peau du télétravail les entreprises oublient que c’est lui qui peut avoir la leur.
Dans les grand débats sur le télétravail, le collaborateur, qui devrait être au centre des discussions, est en fait otage de combats d’arrière garde qui ne le concernent pas.
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