Je parlais dernièrement d’inscrire ce qu’on nomme aujourd’hui l’expérience employé dans le cadre d’une démarche d’excellence opérationnelle et d’amélioration continue et c’est ce sujet que je vais explorer un peu plus en profondeur ici.
Le secteur du service et les travailleurs du savoir, les oubliés des démarches d’amélioration
Je ne vais pas revenir sur ce que j’ai dit par le passé mais pour faire court : rien n’a été fait ou très peu dans le secteur des services et du travail du savoir pour améliorer le travail des salariés.
Pourquoi ? Parce qu’ils suivent des process souvent adhoc avec une certaine dose d’informel et parce s’agissant le plus souvent de flux de données et de travail invisibles, il est facile de faire comme si les problèmes n’existait pas, comme si on ne voyait rien.
D’où la solution de facilité : on édicte des process et on mets en place des outils sans mesurer leur efficacité en se disant juste que les gens vont les suivre et les utiliser. On met le process et les outils ou centre et l’individu à la périphérie tout en prétendant faire le contraire.
Encore une fois, comme le faisait remarquer le New-York Times :
« Peter Drucker a fait remarquer qu’au cours du XXe siècle, la productivité des travailleurs manuels dans le secteur manufacturier a été multipliée par cinquante, car nous sommes devenus plus intelligents quant à la meilleure façon de construire des produits. Il a fait valoir que le secteur de la connaissance, en revanche, avait à peine entamé un processus similaire d’auto-examen et d’amélioration, existant à la fin du XXe siècle alors que le secteur manufacturier l’avait été cent ans plus tôt« .
Je veux bien que faute de pouvoir observer et mesurer on se soit accommodé de cette contrainte en faisant, sinon au mieux, en tout cas au moins pire. Mais la contrainte ayant disparu il est temps de questionner la manière dont on fonctionne.
Car l’enjeu est multiple. De meilleurs opérations signifient à la fois des employés plus efficaces et plus satisfaits. Des salariés plus efficaces signifient une entreprise plus efficace et des clients plus satisfaits. Des salariés plus satisfaits signifie des salariés plus engagés, qui voient qu’on s’occupe enfin de ce qui compte pour eux, moins tentés et partir et, in fine, la aussi des clients plus satisfaits.
Les entreprises ne sont plus aveugles
En effet les entreprises ne sont plus aussi aveugles qu’elles l’étaient par le passé et ce pour deux raisons. La première est la montée en puissance des dispositifs de collecte de feedbacks, la seconde est la capacité de collecter les données secondaires des applications.
Le feedback n’a, il est vrai, rien de neuf comme concept. Ce qui est nouveau est que les entreprises y ont de plus en plus recours et que des solutions nouvelles permettent de le traiter à grande échelle et rapidement, de lui donner du sens (insights) et de le rendre actionnable (partir des insights) pour concevoir une nouvelle manière d’opérer comme on a pu le lire dans cette intéressante étude de cas.
Quant aux données secondaires elles n’ont rien de neuf non plus, elles ont toujours existé. Là différence est qu’aujourd’hui on exploite ces données qui étaient jusqu’à présent utilisées à des fins de débuggage et réservées aux administrateurs techniques d’un outil.
L’art de collecter un bon feedback
Je vous ai déjà dit tout le bien que pensais des feedbacks et des limites que je trouvais à cette pratique. Oui le potentiel est énorme mais quand on fait quelque chose de bien n’importe comment on fait quand même n’importe quoi.
J’ai vu des entreprises :
- Collecter des feedbacks à tour de bras sans les utiliser. Déception des salariés et fin de la démarche.
- Lancer une telle démarche sans impliquer les managers qui n’ont pas joué le jeu, écouté, voire mis la pression sur leurs équipes pour qu’ils ne participent pas ou seulement pour dire des choses positives.
- Collecter des feedbacks biaisés pour une multitude de raisons.
Bref lorsqu’on en fait une démarche accessoire, « nice to have », déconnectée du reste et pas ancrée dans la réalité organisationnelle de l’entreprise et si on n’essaie pas d’éviter certains biais, le feedback ne mène pas à grand chose.
Un bon feedback :
- Doit être contextualisé. Dans quel contexte était le collaborateur au moment où il l’a donné, individuellement ou collectivement. Travaillait il sur un projet exigeant, venait il de recevoir sa paie ou son bonus trimestriel, revient il/elle d’un arrêt maladie ou d’un congé maternité/paternité….
- Doit être demandé au bon moment. Tous les vendredi soir les gens sont contents de partir en week end, à l’inverse du lundi matin. On ne demande un feedback sur une application ou un process qu’à ceux qui viennent de le vivre à l’instant, pas occasionnellement ou il y a 3 mois.
- Son « audience », sa cible doit être définie avec attention en fonction de la question posée et de ce qu’on veut en apprendre.
- Sa forme doit être choisie judicieusement. Question ouverte ou fermée ? Quelle est la formulation de la question ? Toutes les options ont leurs avantages et leurs faiblesses, il faut juste en être conscient.
- Certains poseront également la question de l’anonymisation. Même si le sujet est sensible en entreprise il est plus facile d’obtenir des retours honnêtes sur certains sujets si la réponse est anonyme.
Ca c’est pour le feedback en lui-même. Ensuite se posent tout de même des questions d’outils et d’organisation interne car l’outil n’est jamais auto-porteur quoi que les adeptes du solutionnisme technologique aiment en penser.
- La culture d’entreprise doit être « feedback compatible ».
- Les managers doivent être prêts à recevoir les feednbacks
- L’entreprise doit être outillée et organisée pour traiter les feedbacks. Pas seulement les collecter mais en tirer des insights puis s’en servir pour concevoir des améliorations. Il faut, pour cela, une organisation, des process, des outils et donc des moyens.
Bref les questions à se poser lorsqu’on lance une démarche de feedback sont :
- Quel est mon objectif. Collecter des feedbacks n’est pas un objectif, juste un moyen.
- Que dois-je apprendre pour y parvenir.
- Que demander ? Quand ? A qui ? Sous quelle forme.
- Suis-je (et toutes les parties prenantes au sujet), prêt à entendre les feedbacks.
- L’organisation est-elle prête à agir sur la base des feedbacks.
- Ai-je les outils pour faire tout cela?
On pourrait écrire des heures sur la question des feedbacks mais je pense qu’on a ici une bonne base de travail pour bien démarrer.
Mais il n’y a pas que les feedbacks dans la vie. Même en prenant toutes les précautions possibles, on est jamais à l’abris de l’effet Hawthorne : le comportement des gens change lorsqu’ils se savent observés et qu’on leur demande de participer à une observation dans une initiative qui les valorise. A un moment il peut y avoir un décalage entre le message qu’ils vont véhiculer et leur ressenti réel, dans un sens comme dans l’autre.
Pour y remédier et en complément d’une démarche de feedback il y a ce que j’appelle l' »observation passive ».
Le pouvoir de l’observation passive des collaborateurs
Lorsqu’on demande des retours aux gens on bénéficie d’informations de « première main », authentiques. Mais ce type de démarche peut avoir des limites et mérite d’être complétée.
- Parce que des biais sont possible en fonction de l’anonymisation, du timing.
- Parce que quand on demande un feedback on risque de n’avoir que les retours des gens aux opinions les plus tranchées.
- Parce quand ils se sentent observés et valorisés dans une démarche d’entreprise le comportement des gens change et ils peuvent perdre leur authenticité et devenir, inconsciemment, plus calculateurs.
On a souvent dit qu’il suffisait de se balader sur le lieu de travail pour sentir, saisir un certain nombre de choses. Avec les feedbacks on demande activement, là on observe passivement. Cela a été théorisé sous le nom de « management by walking around« . Une approche qui connait des limites d’ordre physique.
Il est facile dans une usine, moins dans un bureau ou les flux et la « matière » sont invisibles. Je dis souvent qu’il n’est pas besoin d’être un expert pour se rendre compte qu’une usine est dysfonctionnelle si vous voyez des machines à l’arrêt, sales, avec des en cours de production et des stocks qui s’amoncellent çà et là. Si en se promenant dans un open space on pouvait visualiser les listes de todo et les emails à traiter qui s’empilent jusqu’au plafond, les « flux de production » qui ressemblent à un plat de spaghetti, on prendrait rapidement peur.
Il est également plus difficile de procéder ainsi quand une partie croissante des salariés se retrouve en télétravail.
Aujourd’hui salariés, entreprises et managers sont moins aveugles qu’avant grâce à ce qu’on appelle les données secondaires.
De quoi parle-t-on ? De données qu’on trouve dans une application mais qui sont périphériques à son usage initial.
Par exemple, dans votre boite email la donnée primaire est l’email. Les données secondaires sont le nombre de mails reçus, lus, non lus, le temps mis à lire et à répondre, le nombre de personnes en copie, la longueur des fil de discussion.
Si on prend les outils de communication au sens large les données primaires sont les messages, sous toutes leur forme, les données secondaires sont « qui parle à qui, avec quelle intensité ». Ce qu’on utilise pour faire du Social Network Analysis (SNA) et identifier la vraie structure productive de l’entreprise : celle selon laquelle les gens travaillent et n’a souvent rien à voir avec l’organigramme.
On utilise beaucoup désormais ces données secondaires dans nos vies privées, notamment en matière de sport et de santé. La vocation première d’une montre ou d’un téléphone n’est pas de compter le nombre de pas qu’on fait chaque jour ou les calories consommées et pourtant ils savent le faire. Reste à faire quelque chose de ces données.
Aujourd’hui de plus en plus d’applications (ou groupes d’applications pour avoir des données croisées) sont utiles par exemple :
- Au collaborateur pour améliorer son hygiène de travail
- Au manager pour gérer la charge mentale et la charge de travail des collaborateurs
- A l’entreprise pour comprendre les flux de travail au niveau global.
Un exemple populaire d’application utilisant et valorisant les données secondaires est Microsoft Viva, ce qui confirme que plus qu’apporter des choses nouvelles Viva aide surtout à valoriser un patrimoine informationnel existant.
Attention toutefois : les données secondaires ne sont qu’un outil et la question des données, de leur confidentialité et de la surveillance des collaborateurs est de plus en plus sensible. Microsoft a d’ailleurs du faire machine arrière sur certaines possibilités controversées de Viva.
Conclusion
Les entreprises ont pu pendant longtemps organiser de manière archaïque le travail des knowledge workers ou les activités de service faute de données pour les matérialiser et ainsi partir d’éléments tangibles pour améliorer les choses.
Aujourd’hui elles ne sont plus aussi aveugles qu’elles ne l’ont été et il n’y a plus d’excuses pour ne pas faire le lien entre expérience employé, excellence opérationnelle et amélioration continue.
Pourvu qu’on se serve des outils à bon escient et avec un peu de finesse.
Image : feedback de Rawpixel.com via Shutterstock