C’est un constat malheureux mais réel : 90% de ce qu’on peut lire sur le futur du travail résulte d’une vision élitiste du sujet et ça n’est pas forcément une bonne chose.
En effet dans l’esprit de beaucoup le futur du travail est réservé aux cadres et autres cols blancs. Parfois on vous dira « mais non ça n’est pas vrai, on commence la réflexion par là mais ça ne s’arrête pas là » mais la plupart du temps j’ai du mal à y croire
Le futur du travail, une affaire de cols blancs
Ca n’est pas une surprise car il en est ainsi depuis la nuit des temps : dès qu’on innove en matière de travail c’est d’abord pour les cols blancs et en priorité dans les centres de décision.
Pour certains c’est parce que le futur du travail est pensé par une certaine population et qu’elle entend se servir elle-même en premier. Je n’y crois pas beaucoup.
Un raisonnement que je trouve plus plausible est de dire qu’on ne peut changer que ce qu’on connait donc qu’on se focalise sur des populations qui ont un travail qui ressemble au notre, qu’on connait donc mieux a priori.
J’y ajouterai également que la nature du travail de ces population s’y prête.
Le travailleur du savoir: terrain du jeu idéal pour le futur du travail
Il faut en effet admettre que nous ne sommes pas égaux devant la réinvention du travail. Plus une personne effectue des tâches prescrites, voit son cadre de travail prescrit par son métier (il faut des vendeurs quand les magasins sont ouverts et le télétravail est compliqué dans le BTP…essayez de mettre une bétonnière dans votre salon vous verrez) plus il est difficile d’innover sur le contexte et le contenu de son travail.
Pour les cols blancs c’est autre chose. Bien sûr il y a des règles et des process mais une grande partie de leur travail est adhoc et ils créent leurs modes opératoire en fonction de chaque nécessite. Pour eux le télétravail est possible. Le plus souvent la valeur de ce qu’il produise n’est pas mathématiquement liée au temps passé à travailler et en tout cas pas à l’endroit d’où ils travaillent. Ils peuvent envisager de faire le travail de 5 jours en 4. Ils peuvent avoir une certaine flexibilité dans leurs horaires de travail.
Par définition le travail des cols blancs et autres travailleurs du savoir est flexible, ce sont eux qui ont le plus haut niveau d’autonomie dans l’entreprise et il est plus facile d’innover et changer les choses, de mener des expérimentations quand il n’y a pas de rigidité structurelle autre que celle qu’on a voulu se donner pour se donner une illusion de contrôle.
D’ailleurs on l’a bien vu en matière de télétravail, travail hybride ou flexible : l’entreprise n’a pas tellement initié le mouvement mais l’a accompagné et encadré, la demande venant des collaborateurs qui dans certains cas pensaient même qu’ils pouvaient y arriver seuls et qu’on avait qu’à les laisser faire à leur guise. Et dans certains cas n’a fait qu’officialiser certaines pratiques qui se passaient sous le radar.
Cols bleus et opérationnels : le tiers monde de l’innovation ?
On ne peut pas dire qu’on découvre les choses, cela fait des lustres qu’on les constate. Quand se posait il y a une quinzaine d’années la question d’inventer ou réinventer la digital workplace de nombreuses entreprises personne ou presque se préoccupait d’écouter le terrain.
A quoi bon l’écouter, le terrain n’a pas besoin d’outils digitaux. Pas besoin de lui donner accès à la communication de l’entreprise, à des outils RH pour poser ses congés, et encore moins de partager ses connaissances, collaborer pour s’entre aider.
Dans cet océan de tristesse j’ai quand même vu avec un géant de l’alimentaire comment donner accès à des communautés en ligne aux gens qui travaillent dans ses usines, j’ai applaudi quand une chaine de supermarchés a donné accès à un environnement leur permettant de s’entre aider et partager leurs pratiques ou quand le même style de dispositif a été mis en place pour des gens travaillant sur les plateformes de forage.
Même scénario pour la transformation digitale. La plupart des projets que j’ai vu pendant longtemps ne concernaient qu’une partie des salariés mais cette transformation ayant souvent été tirée par le client il a bien fallu outiller ceux qui leurs parlaient. Pas d’expérience client sans expérience employé.
Et sur les nombreux projets sur lesquels j’ai été impliqué par le passé en matière d’innovation managériale je peux vous dire qu’on parlait beaucoup plus du siège que des usines et des magasins.
Le futur du travail : générique et spécifique
Considérer le futur du travail comme un tout homogène n’est pas possible pour les raisons évoquées plus haut. Partant de là il y a trois possibilités.
• Le penser pour le plus grand nombre mais cela exclurait souvent ceux qui travaillent sur le sujet et les populations dites supérieures.
• En exclure partiellement ou totalement le plus grand nombre mais contenter les décideurs et les professions dites « supérieures ».
• Avoir une approche qui prend en compte la réalité du travail de chacun.
Pour essayer de s’adapter à toutes les situations il faut décomposer le sujet.
Ce qui est générique
Je mets ici tout ce qui ne concerne pas le travail en lui-même. Accès aux intranets, outils RH, locaux, et de nombreux sujets RH comme le onboarding, la formation.
Tout le monde doit pouvoir se former en ligne. Le onboarding est aussi important pour un vendeur que pour un cadre. Les nouvelles logiques de carrières peuvent s’appliquer à tous. Il n’y a aucune raison qu’il y ait de discrimination entre un col bleu et une personne qui travaille au marketing sur l’accès aux outils RH.
Ce qui est spécifique
Le télétravail est spécifique en fonction du métier d’une personne. Toute la réflexion sur la durée du travail et la semaine de 4 jours ne peut se faire que métier par métier et son impact RH est sans commune mesure avec son impact sur l’organisation du travail et de la production. Sujet sensible.
Je suis d’ailleurs curieux de voir comment Danone va craquer la problématique du travail flexible pour ses 70% de collaborateurs dont le métier ne peut s’effectuer que sur site.
Et il y a tout ce qui touche au contenu du travail, sujet Ô combien négligé. Ca n’est pas seulement le contexte dans lequel on travaille mais la manière dont on travaille ! Il est quand même surprenant que quand on parle de futur du travail on parle si peu du coeur du travail, l’action de produire quelque chose et la manière dont cela se passe. Et sur ce point, pour une fois, on a fait beaucoup plus d’efforts pour les cols bleus que pour les cols blancs même si ça n’était pas toujours pour les bonnes raisons.
Conclusion
Le futur du travail doit être pensé pour s’appliquer à tous et à chacun, en fonction du contexte et du contenu de son travail.
Du cadre supérieur au col bleu.
Image : salariés de première ligne de Robert Kneschke via Shutterstock