On parle beaucoup d’illettrisme numérique en parlant des personnes qui, faute de savoir utiliser les outils numériques, sont de plus en plus handicapés dans une société où les actes de la vie quotidienne se numérisent de plus en plus. Mais à l’occasion des mesures d’exception liées au COVID et des changements plus durables dans les modes de travail qui en ont résulté, les entreprises se sont retrouvées confrontées à un autre problème : l’illettrisme distanciel.
Qu’est ce que l’illettrisme distanciel ?
Ce que je nomme illettrisme distanciel n’est pas l’incapacité à utiliser un outil mais l’incapacité à l’utiliser de la bonne manière.
S’agissant d’outils de communication et de collaboration cela recouvre principalement deux sujets : le choix du canal par rapport au type de message et le format et le ton du message en fonction du canal en question.
Le COVID a bon dos
Je disais en préambule que les modes de travail adoptés de manière plus ou moins durable suite au COVID avaient mis les entreprises face à un nouveau challenge mais ca n’est pas exact. La réalité est que le problème est aussi vieux que les outils de communication et collaboration en ligne mais que le contexte récent leur a fait prendre une ampleur telle qu’il n’est plus possible de faire comme si ils n’existaient pas.
Une fois de plus l’occasion de réaliser que le COVID et le télétravail n’ont pas créé de nouveaux problèmes mais mis en évidence des sujets pré-existants.
Un sujet, un canal
Aujourd’hui pas une entreprise ne peut dire qu’elle n’est pas convenablement équipée en termes de solution de collaboration et communication, ce qui n’était pas le cas il y une bonne dizaine d’années. A l’époque, l’email trônait en roi sur le poste de travail et il fallait se battre pour non seulement convaincre les entreprises à adopter des solutions adaptées à la diversité des cas d’usages de collaboration en ligne.
Aujourd’hui qui n’a pas soit Microsoft 365 ou Google Suite ? Quand bien même les deux suites diffèrent sur certains points et le produit de Microsoft est beaucoup plus abouti pour des usages avancés, les deux offrent de quoi couvrir les cas les plus basiques et simples qui recouvrent 95% des besoins quotidiens.
Ca n’est donc pas une question d’outil mais d’usage
La preuve ? Vous n’imaginerez pas le nombre d’utilisateurs qui ont découvert à l’occasion du confinement, l’usage de Teams. Il était sur leur ordinateur depuis des années mais parfois pas utilisé ou souvent sous utilisé.
Pourquoi ? Les raisons sont nombreuses :
• Pas de sensibilisation ou formation à un outil qu’on a « balancé » sur le poste de travail en se disant qu’il trouverait sa place naturellement.
• Pas de besoin : on est dans le même bureau, pourquoi faire des visioconférences ?
• Pas d’envie de faire d’effort : certains ne connaissent que l’email qu’ils utilisent depuis la nuit des temps et n’utiliseront jamais que lui car il fait partie de leur vie depuis 25 ans. Même si c’est contreproductif, même si ça n’est adapté qu’à certains use cases…
• Pas de sensibilisation et de formation non pas aux outils mais aux cas d’usages de « collaboration avancée ». Car c’est le cas qui mène à l’outil et pas l’outil qui génère des cas, contrairement à ce que les éditeurs se sont plu à croire pendant des lustres.
• Manque d’exemplarité managériale. Quand un salarié sait quel outil utiliser dans quel cas mais que son manager reste « mono-canal » et continue à vivre dans son client email il est malheureusement logique qu’il baisse les bras et perde ses bonnes habitudes.
Je parle d’email car c’est le cas le plus flagrant mais je pourrais citer une dizaine d’autres sujets dont la mauvaise utilisation des outils d’édition en ligne (envoyer une pièce jointe plutôt que partager le document…) ou le fait que pour 90% des utilisateurs Teams n’est qu’un outil qui sert à faire des réunions à distance ce qui les fait passer à côté de l’essentiel de sa valeur.
Je ne m’étendrai pas davantage sur le sujet car il fera l’objet d’un billet plus fouillé dans les semaines à venir. C’est un peu triste de devoir exhumer des sujets dont je parlais il y a quasiment 20 ans mais force est de reconnaitre que si les outils ont progressé les usages, eux, restent dramatiquement basiques. Mon propos n’est pas ici de pousser à l’utilisation de la technologie, vous savez que ça n’est pas ma tasse de thé, mais parce qu’au final cela rend les gens improductifs et ajoute inutilement à leur charge mentale dans un monde où la quantité d’information en circulation et le besoin de collaboration ne cessent d’augmenter.
Par contre les impacts négatifs sont aisément perceptibles.
Erreur de canal = accroissement de la charge mentale
Si au fil du temps l’environnement collaboratif est devenu plus granulaire c’est pour de bonnes raisons.
Tout d’abord parce qu’un outil unique qui fait tout, comme cela a été une tendance à une époque, fait tout mal.
Ensuite parce qu’a déverser toute l’information dans un seul receptacle on finit par noyer le collaborateur.
Encore une fois c’est un sujet que je vais détailler ultérieurement mais en fonction de son contenu, de son urgence et de ses destinataires, un même message doit être véhiculé par un outil spécifique (chat, email, visioconférence, partage de document).
En théorie l’email doit être réservé à des messages longs, structurés, ne concernant qu’une ou peu de personnes. Pour ce qui est de l’échange de documents, en tout cas internes, en théorie il ne doit contenir aucune pièce jointe mais le document original partagé, avec ou sans droits d’édition.
Toute autre chose n’a rien à faire dans votre boite de réception. Pour ne prendre que l’exemple de Microsoft 360 entre Teams, Yammer, Viva Engage, Sharepoint… il y a une place pour tout.
Certains diront que cela disperse l’information mais c’est un faux problème. Quand les choses sont au bon endroit on les retrouve plus facilement quand on en a besoin (ex: aller chercher un document partagé dans Sharepoint au lieu de retrouver l’email dans lequel se trouve une pièce jointe, email qu’on a peut être effacé depuis d’ailleurs) et l’utilisateur ne passe pas sa vie à faire le tri dans une boite email encombrée ce qui lui fait perdre du temps et peut d’ailleurs lui faire rater une information importante. En plus il existe des moteurs de recherche puissants capables de trouver ce que vous recherchez peu importe ou cela se trouve.
Quoi qu’il en soit, envoyer toute l’information dans un canal inapproprié ne fait que pénaliser le récepteur.
Le fond compte, la forme aussi
Dans un message il y a deux choses : le fond et la forme. Si tout le monde comprend que le premier est vital on néglige souvent l’importance de la seconde.
Ou plutôt tout le monde comprend qu’il faut écrire de manière claire et sans fautes d’orthographe mais peu comprennent qu’il n’y a pas un style unique à adopter systématiquement mais qu’il faut s’adapter à deux choses : le destinataire et l’outil utilisé.
Je ne vais pas m’étendre sur le fait qu’on ne parle pas à son PDG comme à son voisin de bureau, donc passons de suite à la partie qui concerne les outils.
Je passerai rapidement sur les règles de bienséance : bien sûr on est moins formel en tchat que par email mais commencer et terminer par une formule de politesse adaptée au canal utilisé est la moindre des choses.
« Bonjour, bla bla, merci d’avance/cordialement » ça ne fait de mal à personne.
Ensuite je vais prendre trois exemples que j’ai pu observer à maintes reprises.
• L’email trop formel
A part sur un sujet très sensible qui oblige à marcher sur des oeufs, un email, même sérieux, peut être humain. Trop de personnes (souvent dirigeants et managers) confondent email et communication officielle sur l’intranet voire communication aux actionnaires ! Au risque de générer un sentiment de peur ou de gravité qui n’a pas lieu d’être.
• Le tchat dans l’email
Quand un message tient en deux lignes, qu’il s’agisse d’une information à passer ou d’une tâche affectée à une personne ça n’a rien à faire dans un email mais dans un chat. La raison ? Le message à l’air par définition sec voire violent dans un email alors qu’il passe très bien en chat.
• L’email dans le chat.
J’ai dernièrement vu passer en tchat un message de plusieurs paragraphes commençant par « Mesdames, messieurs » et se terminant par » Veuillez agréer…. ». Là c’est l’inverse, c’est ampoulé, inadapté au canal utilisé et l’impact sur le destinataire est mauvais. Soit il perçoit une gravité inutile soit c’est l’image de l’émetteur qui en prend un coup.
• Le dévoiement des usages
Il existe dans toutes les suites de collaboration en ligne des gestionnaires de tâche, tâche que l’on peut déléguer à quelqu’un. Quand une personne lit qu’on lui a délégué une tâche elle comprend. Si elle reçoit un email de type « Bonjour, merci de faire ça…. » non seulement le ton est perçu comme sec voire violent mais cela contribue à une mauvaise pratique qui fait que l' »email est la todo list des autres » (ie : une manière de passer la patate chaude sans autre forme de procès).
• Les réunions en ligne
On n’anime pas une réunion en ligne comme une réunion en présentiel et on ne s’y comporte pas de la même manière. C’est un des nombreux détails qui font qu’une réunion se passe bien ou mal, est plus ou moins bien perçue par ses participants.
• La méconnaissance des codes
Il est plus difficile de faire passer une nuance à l’écrit qu’en présentiel. D’où l’usage immodéré des emojis et autres gifs animés. Mais là encore de la manière dont on les utilise dépend la manière dont à la fois le message et leur auteur seront perçus.
Utiliser gifs animés et emojis est « normal » dans un chat, voire très utile pour éviter les malentendus. Mais je sais que cela choque encore quelques vieilles barbes qui pensent que ça n’a pas sa place en entreprise.
Par contre dans un email… c’est non.
De manière général le chat est un outil de communication synchrone et l’email est asynchrone et se rapproche donc davantage des codes du langage parlé qu’écrit.
Encore une fois chaque outil a ses codes…
L’ADN des outils : une question de perception, efficacité et leadership
Vous vous doutez bien que le problème ici n’est pas qu’une question de style ou de bienséance mais est beaucoup plus profond.
Le fait est que beaucoup de personnes ont du mal de retranscrire à l’écrit la manière dont elles s’expriment à l’oral que ce soit sur la forme du message ou sur la manière dont faire exister le « non verbal ».
Cela pose un problème de perception. Perception du message qui peut sembler grave, agressif ou, à l’inverse, trop léger et familier alors qu’il n’en est rien. Perception de l’auteur ensuite qui va sembler selon les cas « dépassé », perdu, ringard, impertinent, impoli.
C’est ensuite une question d’efficacité : quand la forme est mauvaise, le fond est souvent incompris. Soit parce que le message semblera trop grave ou pas assez important, soit parce que le récepteur pensera tellement à analyser la forme qu’il en oubliera de s’intéresser au fond.
C’est enfin bien sûr un problème de communication et de collaboration à grande échelle mais aussi un problème de leadership numérique pour les managers lorsqu’ils n’arrivent pas à diffuser du non verbal, des nuances, des sentiments dans des canaux de communication à distance.
Le résultat : des messages qui bien que diffusés ne sont pas compris et des malentendus qui se créent entre les individus tant a propos du message qu’à propos de la perception que les uns ont des autres.
C’est d’autant plus regrettable est que dans la sphère privée tout le monde s’en sort plutôt bien. Comme si communiquer dans un contexte professionnel faisait se tromper d’enjeu et oublier les principes de base.
Conclusion
Pas le bon canal, pas le bon ton, la collaboration et la communication à distance restent compliquées pour beaucoup de collaborateurs.
S’en suivent des effets de bord qui sont tout sauf négligeables : accroissement de la charge mentale, perte de productivité, incompréhensions voire inimitiés.
Tout le monde sait utiliser les outils et en maitrise les codes dans la sphère privée, tout est oublié une fois qu’on est en contexte professionnel.
Image : illettrisme distanciel de Monster Ztudio via Shutterstock