Cela fait tellement de temps qu’on nous vend la digital Workplace comme un levier au service de la performance de l’organisation qu’on prend le sujet comme acquis. Mais a y regarder de plus près ca n’est pas toujours le cas et ça peut même être totalement l’inverse.
Comme vous avez pu vous en rendre compte cela fait quelques temps que je m’interroge à nouveau sur le travail des travailleurs du savoir et j’étais en train de travailler sur une série (en cours) d’articles sur sa mauvaise organisation (voire son absence d’organisation), le fait que personne ne sache vraiment comment ce travail est fait faute de mesure (et de volonté de mesurer) et donc que rien ne s’améliore (faute de mesure et parce que ça arrange tout le monde dire que puisqu’on ne voit ni ne quantifie rien les problèmes n’existent pas).
Et c’est dans ce contexte qu’il y a quelques semaines j’ai assisté à la présentation du rapport sur l‘Etat de l’Art de la transformation interne des organisations chez mes amis de Lecko. Un moment très inspirant qui n’a fait que de me confirmer dans mes réflexions et un document imposant (380 pages ! ) que je serai amené à mentionner fréquemment dans les temps à venir et m’inspire une série de réflexions qui viendront compléter voire renforcer les miennes.
Mais avant d’aller plus loin (il faut du temps pour lire et digérer 380 pages) je vais essayer de prendre un peu de hauteur et présenter à ma manière les enseignements principaux que j’en retire.
La technologie n’est qu’un outil et c’est le problème
Lorsque le sujet de la digital workplace était le sujet central de ce blog j’expliquais le sujet relatif des projets de digital workplace par deux raisons.
La première était les attentes trop élevées nées des promesses des éditeurs dont le discours a longtemps été que la technologie portait ses propres usages et donc qu’elle engendrait le changement.
La seconde était justement que rien n’était fait pour transformer la manière de travailler collectivement et qu’utiliser des outils nouveaux pour travailler d’une manière ancienne ne pouvait être que déceptif : on y perdait des habitudes sans trouver de bénéfices en contrepartie.
Vous me direz qu’à partir d’un moment il y a eu une prise de conscience et que beaucoup a été fait pour l’adoption de ces outils. Oui, et c’est tout le problème. Je n’ai jamais été confortable avec cette logique d’adoption et cela n’a pas changé avec le temps.
D’abord parce qu’elle se jouait à un niveau individuel alors qu’il fallait une approche collective. Il suffit que dans une équipe une personne (et souvent la personne centrale, le manager) n’adopte pas de nouvelles manières de travailler pour qu’il entraine le collectif avec lui.
Ensuite, justement parce qu’on ne parle pas d’utiliser des outils mais de travailler autrement, individuellement mais surtout collectivement, ce qui impose de repenser des choses structurantes de fond en comble. Ca n’est qu’à ce moment là que les outils prennent leur sens.
Je cite le rapport :
» Moderniser et Transformer conduisent à un rapport à l’utilisateur radicalement différent : dans un cas il s’agit d’adapter la technologie à son contexte dans le second d’inciter la personne à changer et l’aider à repenser ses pratiques.«
Toujours dans cette logique parce qu’on a créé les use cases en fonction des capacités des outils choisis et non pas des besoins des utilisateurs, ce qui a amené à négliger de vrais besoins pour en créer d’autres qui n’existaient pas. Donc pour créer des problèmes.
La manière de travailler est donc souvent dysfonctionnelle par rapport aux outils utilisés.
Et à quoi sert la technologie, le « digital », dans l’entreprise ? A faire les choses plus vite et à plus grande échelle, ni plus ni moins.
Et lorsqu’on plaque des technologies sur une organisation dysfonctionnelle on ne fait que dysfonctionner plus vite et à plus grande échelle. Non seulement on ne gagne pas en performance mais souvent on y perd !
Un phénomène accru par les nouvelles formes de travail émergeantes. Ca n’est pas tant que le télétravail a créé de nouveaux problèmes mais qu’il a tellement poussé à ses limites des organisations, modes opératoires et modèles managériaux déjà à bout de souffle qu’il n’a plus été possible de cacher la poussière sous le tapis.
En somme comme le dit très bien le rapport :
« Surmonter le plafonnement de productivité lié à l’effet rebond du digital, adapter ses pratiques au contexte du travail hybride ou gagner en agilité pour adapter son activité aux conséquences d’un environnement changeant de plus en plus vite, tout ceci implique de changer ses méthodes et va au-delà de l’utilisation de nouveaux outils. L’arrivée de nouveaux outils est l’opportunité de questionner ses pratiques pour en imaginer de nouvelles, sans se priver de s’inspirer de celles mises en place par d’autres.«
L’occasion de rouvrir de débat sur le paradoxe de Solow (1987) qui nous disait que « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité« .
Un capital humain à bout de souffle
Je disais plus haut que lorsqu’on plaque des technologies sur une organisation dysfonctionnelle on ne fait que dysfonctionner plus vite et à plus grande échelle. Et quand cela dure trop on finit par casser son outil de production.
Il est aisé de s’imaginer une usine où les flux de production ne sont pas optimisés, où on demande à chaque machine d’en faire toujours plus et toujours plus vite car les encours de production s’accumulent. On sait tous qu’on peut pousser une machine à 110% de ses capacités pendant un temps mais un temps seulement, sinon elle tombe en panne. C’est quelque chose que nous sommes tous capables de visualiser !
Et bien dans un open space, dans une entreprise en travail hybride c’est exactement la même chose ! Sauf que les machines sont des humains et que les flux et encours de production ne sont pas visibles.
J’ai souvent traité ce problème sous le seule angle de la performance pure et de la productivité car c’est simplement le seul discours que les décideurs finaux sont capables d’entendre lorsqu’il faut investir pour se transformer en profondeur.
Lecko a pris un autre angle en étudiant les usages d’une population de 20 000 collaborateurs sur deux ans et en interprétant les résultats avec l’aide des compétences de Cog’X, cabinet expert en sciences cognitives.
Je vous conseille vraiment la lecture de cette partie du rapport car il apporte vraiment une dimension nouvelle, souvent perçue mais jamais objectivée à ce point.
« Force est de constater que les gains de temps et d’efficacité apportés par le numérique ne progressent plus. Cela s’explique par un nombre de sollicitations et des flux d’informations croissant, mais aussi par une évolution plus lente des changements de pratiques de communication et de collaboration au sein des grandes organisations.
Le phénomène de saturation est aggravé par l’émiettement des informations sur de multiples espaces partagés (parfois des modules différents (OneDrive, Sharepoint, Teams et autres solutions équivalentes, n’offrant pas de vues consolidées) et la dispersion des canaux de communication avec différentes messageries (Chat, Mail, espace d’équipe, Whatsapp, etc). »
On reparle de Solow ?
Ce problème je le vois et le constate depuis (trop) longtemps. De la même manière que je constate la réponse des entreprises et des managers : les salariés ne sont pas bien organisés, ne savent pas prioriser, ne sont pas productifs. C’est leur faute. Simple et simpliste.
10% des collaborateurs sont exposés dans la durée à des risques de surcharge mentale et de fatigue, causés par une quantité excessive d’emails et de réunions, et l’absence de temps de récupération suffisants.
10%, certains trouveront ça élevé, d’autres finalement pas tant que ça. Mais je vous invite à réfléchir à l’impact de ces 10% sur les autres.
Non seulement par leurs pratiques ils accroissent la charge des autres mais on peut souvent penser que ces personnes sont au centre de certains circuits de décision, de certains process, et que leur surcharge ralentit le travail de tout le monde. On peut également craindre, lorsque ce sont des profils à fortes responsabilité que s’ils venaient à ne plus pouvoir exercer leurs fonctions l’impact sur l’organisation serait majeur.
C’est la seule information qui me manque d’ailleurs dans cet excellent travail : qui sont ces gens, quel impact ont ils sur la performance collective, pourquoi sont ils dans cette situation.
Quoiqu’on ait la réponse au pourquoi : il y a bien sur des déviances individuelles mais surtout un problème structurel. Et mon avis est qu’on a tôt fait de stigmatiser les comportements individuels pour, comme toujours, se hater de pas aborder les problèmes structurels. N’oublions pas que lorsque que les choses ne fonctionnent pas comme espéré c’est dans 94% des cas la faute du système, pas des gens.
L’extension des plages d’interactions rogne sur les temps de récupération pourtant essentiels pour notre cerveau comme pour l’ensemble de notre corps. De plus, ces personnes ont moins de temps de repos et moins de temps pour s’adonner à des activités non professionnelles, pourtant essentielles à leur bien-être.
Le nombre excessif de mails envoyés indique une quantité extrêmement importante d’informations à traiter dans une journée de travail. Face aux limites de notre attention et de notre mémoire de travail, particulièrement sollicités chez ces salariés, nous pouvons donc nous inquiéter d’un risque de surcharge mentale accru. Enfin, les réunions en quantité importante, qui représentent des activités particulièrement coûteuses d’un point de vue cognitif, tout particulièrement lorsque celles-ci sont menées à distance, soumettent les salariés à des risques de fatigue mentale plus importants. Placées au cœur du traitement de l’information, ces populations sont donc soumises à trois risques majeurs pour leur efficacité et leur bien-être.
C’est un sujet qu’on peut prendre de deux manières : celui de la stricte performance et celui de la charge mentale et du bien être. Mais qu’on ne se trompe pas : dans le monde du travail d’aujourd’hui charge de travail et charge mentale sont exactement la même chose.
Les réunions, le remède qui s’avère pire que le mal
Quand un organisme dysfonctionne il essaie de générer une réponse à ses problèmes. Dans le cas présent on comprend que face aux sujets que je viens d’évoquer les entreprises aient besoin de resserrer les boulons et s’ajuster en permanence. Et le meilleur moyen qu’elle a trouvé pour le faire se nomme la réunion !
Le rapport est très complet sur ce sujet également et surtout sur l’impact des visioconférences à la fois sur la manière dont sont organisées et gérées les réunions ainsi que leur impact sur la charge mentale.
Un sujet dont les entreprises sont conscientes mais dont je pense qu’elles le renvoient une fois encore à des sujets de comportements individuels. Or :
Les réunions sont la résultante du fonctionnement de l’organisation. Elles ne relèvent pas nécessairement de choix explicites, mais pour autant, les modes de coopérations choisissont la traduction du système organisationnel et managérial.
Atteignent elles leurs objectifs pour autant ? Pour 58% des collaborateurs une réunion sur deux pourrait être raccourcie ou supprimée !
De fait elles enlèvent du temps aux personnes qui en ont déjà le moins et, par la manière dont elles se déroulent, ajoutent de la charge cognitive à d’autres, au delà du raisonnable.
Les réunions ne font donc qu’ajouter aux problèmes qu’elles sont supposées combattre.
La digital workplace : le point faible de la performance environnementale
Terminons par un sujet très tendance, l’impact environnemental de la digital workplace et des nos usages digitaux au travail. Un sujet encore une fois traité en profondeur par le rapport.
Le constat me semble assez évident : si les entreprises disent faire beaucoup sur le sujet (et même si elles en font en général beaucoup moins) il y a un sujet dont elles se préoccupent peu : l’impact des pratiques de travail.
Sur le panel observé (20 000 utilisateurs sur deux ans) les émissions de CO2 ont augmenté de 62% en deux ans (et contrairement aux idées reçues ça n’est pas l’email mais OneDrive le plus grand fautif) et seuls 15% des utilisateurs les ont réduit. Et cela dans la plus grande indifférence par rapport au sujet.
Le digital a souvent été vu comme une réponse aux enjeux environnementaux alors qu’il est central dans le problème mais, de mon point de vue, les collaborateurs ont une vision idéalisée voir biaisée du sujet. La preuve : selon une étude IPSOS/Lecko 37% des gens n’envisagent aucune action pour adopter des pratiques numériques responsables dans leur entreprise.
Le proverbe dit « Lorsque le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ». Aujourd’hui comme le rappelle le rapport le numérique a dépassé l’aérien en termes d’émissions de CO2 et représentera le double dans quelques années.
Il y a beaucoup à faire en termes de transformation des pratiques de travail mais également dans la manière dont sont conçus et fonctionnent les logiciels que nous utilisons au quotidien car elle a rendu possible nombre de déviances, comme celle d’agir comme si l’espace de stockage était infini et neutre d’un point de vue environnement. Amusant de voir a quel point le cloud est déresponsabilisant sur le sujet alors qu’au milieu des années 2000s la plupart des entreprises ne voulaient pas en entendre parler.
Et on ne parle ici que des usages internes : j’attends avec impatience le jour où on questionnera les pratiques numériques des directions marketing et surtout l’emailing qui a un cout environnemental à l’envoi mais surtout au stockage pour des messages que non seulement personne ne lit mais que la plupart du temps on ne veut pas recevoir.
Bref le futur du travail sera digitalement responsable ou ne sera pas.
Conclusion
Cette nouvelle édition de l’Etat de l’art de la transformation interne des organisations apport un regard neuf et des angles totalement en phase avec notre époque.
Elle questionne également la dimension structurelle de l’organisation du travail qui, plus que les réponses technologiques, sont au coeur du sujet.
Mais, en plus de poser les bonnes question et d’ouvrir les yeux sur certains sujets elle apporte également des réponses méthodologiques, chose rare.
Bref, à lire absolument.
Image : Digital Workplace performance de ImageFlow via Shutterstock