J’ai eu la chance lors des 10 dernières années d’occuper un certain nombre de fonctions dans différents domaines. De directeur dans le conseil avec un focus sur le futur du travail, la collaboration et l’efficacité collective à directeur des opérations dans une ESN en passant par directeur de l’expérience employé.
Pleins de choses qui n’ont rien à voir et un enchainement un peu bizarre ?
Pas tant que cela.
En fait j’y suis arrivé pour les mêmes raisons et j’y ai trouvé fondamentalement les mêmes problèmes. Ou plutôt des problèmes différents mais qui avaient tous la même cause première.
Divers symptômes mais un seul problème
Si je devais expliquer la ligne directrice qui m’a fait passer de l’un à l’autre je dirai assez simplement : faire fonctionner des organisations qui ne fonctionnement pas ou pas assez bien avec la conviction qu’on ne réglera rien en se concentrant sur les gens, les process ou la technologie mais en s’occupant des trois en même temps. Le problème étant le plus souvent que les trois sont traités en silos.
Quant aux problèmes ils sont liés à l’innovation, le partage de bonnes pratiques, l’efficacité et la qualité, l‘expérience employé, le bien être et la qualité de vie au travail.
Un spectre assez large ? Pas tant que ça. Ce que j’ai pu remarquer côté conseil et qui m’a été confirmé lorsque je suis passé sur des postes internes est qu’on parle toujours de la même chose mais qu’on lui donne un nom différent et qu’on l’adresse différement selon l’endroit où on se place.
Les vrais causes de la charge mentale
Commençons par la sphère « People ». Quand on rentre au coeur de l’expérience employé on se rend compte que le vrai problème des collaborateurs est d’ordre opérationnel : c’est la complication de l’organisation, des process, des outils et le management.
Logique à moins de considérer que le travail est une activité secondaire des salariés dans l’entreprise. Et ce problème est accru lorsqu’on parle des travailleurs du savoir, laissés pour compte des démarches d’amélioration le plus souvent parce que faute de flux de production tangibles il est facile de ne pas voir les problèmes ou en reporter la responsabilité sur les hommes plutôt que sur le système.
Un autre problème est la charge mentale, sujet majeur du futur du travail. Mais d’où vient elle ?
Des points que je viens de citer auxquels ont peut ajouter la difficulté à accéder à l’information, la surcharge informationnelle, les tâches répétitives, la double saisie d’information etc (quoique cela relève de la complication).
Stress et charge mentale sont causés par les points de friction dans le travail et ces points de friction on les connait, on vient de les nommer.
Si les entreprises veulent se convaincre que tout cela est périphérique au travail et peut se gérer par des initiatives périphériques grand bien leur en fasse. Mais on ne règle rien en construisant un spa pour faire une pause entre deux séances dans la salle de torture. Et les salariés l’ont bien compris : ils n’ont rien contre les cours de yoga mais préfèrent qu’on supprime les problèmes qui rendent les cours de yoga nécessaires.
Que veulent ils ? Un meilleurs accès à l’information dont ils ont besoin, l’automatisation des tâches routinières et administratives, pénibles, sans valeur ajoutée, l’aide à la priorisation des tâches,
Des problèmes d’engagement ? Ils ne sont à mon avis que la résultante de ce qui précède : quand l’entreprise ne s’attèle pas à régler les vrais problèmes des salariés, ceux ci ne tardent pas à ne plus trop vouloir régler ceux de l’entreprise.
Des problèmes de management ? Bien sur trop de managers ne le sont devenus que parce que c’est la seule manière de faire progresser leur carrière mais les autres ont été laissés à l’abandon et le COVID a juste fini de les lessiver. Manager demande des prédispositions mais on ne devient pas manager parce qu’on en a le titre. Demandez à beaucoup de managers ce qu’on attend d’eux : ils ne le savent même pas car on le leur a jamais dit sous pretexte que c’est évident. Les entreprises ont des delivery models pour tout sauf pour l’essentiel : le management.
Et pour en finir avec les managers ils sont confrontés à la réalité du travail du savoir alors que leurs méthodes, leurs formations, sont souvent hérités du « monde d’avant ». Comment contrôler le travail lorsqu’il est invisible, fait de flux intangibles, effectué à distance ? Faute d’appréhender cette nature nouvelle et pouvoir contrôler le travail, faute de faire confiance sur les moyens et se concentrer sur le résultat, on contrôles les personnes quitte à leur faire supporter une pression insupportable.
Le coeur des problèmes people réside dans l’organisation et le contenu du travail et il faut admettre que les RH ne sont pas trop équipés pour s’en occuper.
Productivité et efficacité des travailleurs du savoir
Parlons du terrain et de l’opérationnel maintenant. A ce niveau les préoccupations sont a priori différentes.
La première d’entre elles, logiquement, concerne le duo efficacité/productivité. Mais là encore un changement de paradigme est nécessaire : la solution de l’ancien monde qui consiste à ajouter des ressources ou les faire travailler plus vite ne fonctionne plus et, partant de là, il faut travailler mieux. Ce qui veut tout et rien dire.
A un niveau individuel cela veut d’abord dire mieux prioriser son travail. Et cela commence par une meilleure gestion des flux d’information entrants, sujet sensible car si on est responsable de la manière dont on utilise les outils de communication à titre individuel, on subit la manière dont ils sont utilisés à un niveau collectif.
Tout commence donc par la gestion et la priorisation de l’information.
S’en suit logiquement la priorisation du temps par rapport aux tâches et sa conséquence logique : l’apprentissage de la délégation.
Cela amène logiquement à un autre sujet souvent traité séparément mais qui relève en partie de la gestion de l’information qui est celui des réunions dont tout le monde reconnait que si elles se sont pas inutiles par nature on en fait trop et surtout on les fait mal. Une réunion c’est du temps, de l’information à digérer en amont et produire en aval.
Collaboration et coopération au coeur du travail
Ensuite vient le travail, la production. Pour les tâches solo il importe de gérer et prioriser son temps.
Mais la vérité est qu’on est rarement seuls et cela devient une question de collaboration et de coopération. Deux termes qui sont souvent utilisés indifféremment alors qu’ils représentent deux modalités différentes.
La collaboration suppose un travail collectif sur des tâches et un but qui sont communs. La coopération suppose, elle, la division du travail en sous-tâches effectuées individuellement et sans même qu’il soit nécessaire qu’un objectif commun soit partagé, certains n’étant pas concernés au delà de la réalisation de leur propre tâche.
L’une est du travail d’équipe, l’autre un travail parallélisé et distribué.
Peut importe, cela s’organise et de manière différente selon la modalité.
Qui dit collaboration dit innovation. Oui parce 80% de ce que les managers appellent innovation est de la résolution de problèmes et elle se fait en général de deux manières : le partage d’expérience et la résolution de problèmes collective. Et pour ce qui est des partages d’expériences ils se font de manière adhoc (bouteille à la mer ou partage spontané) ou à travers une démarche de Knowledge management structurée. Les deux approches ne s’excluent pas mais se complètent.
Et accéder à l’information c’est souvent accéder à des gens qui la détiennent ce qui pose d’autres questions de culture, de disponibilité ou de management. Et avant tout une question d’identification (idéalement dynamique) des expertises et savoirs.
Au niveau individuel, pour enrichir le process, une approche de Personal Knowledge Management est appréciable : gérer et documenter tout ce qu’on voit passer, lit et apprend hors contexte de travail fait gagner un temps fou lorsqu’un problème se présente à soi ou aux autres.
Quel process management pour les travailleurs du savoir ?
Et pour finir se pose la question des process. De leur conception à leur exécution. Comme le rappelait ce travail de recherche de Thomas Davenport, process ne veut pas dire rigidité, cela veut juste dire d’expliquer comment on fait les choses avec un niveau de prescription qui varie selon les cas et les besoins.
Le problème, maintes fois constaté, est qu’en matière de travail du savoir soit on a affaire à un niveau de rigidité quasi taylorien et inadapté soit on a rien du tout alors le besoin se situe dans la diversité des situations entre les deux.
Cela nous amène également à accepter un autre changement de paradigme : passer d’un monde purement prescriptif (l’individu suit le process) à un monde plus dynamique (l’individu a un impact sur le process). On parle ici de People Centric Operations.
L’idée, encore une fois, est de prendre en compte la nature souvent imprévisible de leur travail tout en donnant un cadre et mobilisant l’intelligence collective pour améliorer les choses au fil du temps.
People et Opérations : même combat
Production, distribution, utilisation des savoirs, organisation du travail : on retrouve les mêmes sujets des deux côtés.
Les uns en voient les conséquences en termes de charge mentale, expérience employé, qualité de vie au travail et les autres en termes d’efficacité individuelle et collective.
Mais au départ les causes sont les mêmes.
Intuitivement, lorsque j’ai pris la direction de l’Experience Employé j’ai commencé par la partie processs car je me suis dit que c’était là que j’aurais un impact rapide sur l’expérience des collaborateurs tout en apportant des améliorations opérationnelles qui permettraient de justifier la démarche et montrer un début de ROI à tous, et même aux plus sceptiques. L’idée était d’être à l’aise pour vendre la démarche et aux financiers et aux opérations. A la fin j’ai récupéré les opérations sous ma responsabilité. CQFD. Et passer de l’un à l’autre n’a pas été un énorme challenge car comme on l’a vu le coeur du problème était le même et cela m’arrangeait bien de pouvoir l’attaquer par les deux faces en même temps.
Et la technologie dans tout ça ?
Comme vous ne pouvez pas manquer de le lire et l’entendre régulièrement, la technologie améliore l’expérience employé et les rend plus efficaces, tout à la fois.
Si potentiellement c’est vrai, dans la réalité il y va autrement. Je rappellerai à l’occasion le fameux paradoxe de Solow qui nous dit « qu’on voit l’age de l’informatique partout sauf dans les statistiques de productivité« .
Il y a pleins d’explication à cela selon les époques et les cas d’usages, certaines allant même vers l’erreur de mesure. En tout cas on ne peut mettre sur le même plan des investissements en infrastructure ou en logiciel par exemple.
Mais pour ce qui touche aux travailleurs du savoir je souscrit à un certain nombre d’hypothèses.
1°) La technologie est mal utilisée.
2°) Plus son usage devient intensif plus elle peut devenir source de distraction.
3°) S’agissant d’une technologie qui n’automatise pas totalement un processus en remplaçant l’humain, mesurer son impact sur la productivité revient à mesurer la productivité des individus et on ne sait pas ou mal mesurer la productivité des travailleurs du savoir.
La technologie permet deux choses : produire plus vite et à plus grande échelle. Appliquée à une organisation dysfonctionnelle elle permet de dysfonctionner, générer des problèmes, encore plus vite et à plus grande échelle qu’avant.
Il faut donc prendre les problèmes dans le bon ordre.
Conclusion : un problème central trop peu adressé
Quant on parle d’efficacité collective ou des process du travail du savoir on voit souvent dans le regard des gens qu’on parle de quelque chose qui pour eux ne concerne que peu de monde est est surtout un sujet théorique.
Aujourd’hui les travailleurs du savoir sont non seulement une part de plus en plus significative des travailleurs mais, en plus, ce sont leurs activités qui tirent la croissance de nos économies. Même dans l’industrie, si les machines ont remplacé les cols bleus, une grande partie de la main d’œuvre est composée de cols blancs et l’essentiel de la main d’œuvre humaine de ces entreprises fait de l’ingénierie, de la conception, de la finance ou du marketing.
On ne parle pas non plus d’une élite, ce qui rend souvent le sujet distant. Dans la mesure ou le travail d’une personne est de recevoir, élaborer et distribuer de l’information c’est un travailleur du savoir. Cela va du PDG à l’assistante en passant finalement par beaucoup de monde à tous les étages de l’entreprise.
Posons la question autrement : ou en serait l’industrie sans des gens comme Taylor, Deming et ceux qui leur ont succédé ? Ca ne serait pas brillant. Aujourd’hui tout ce qui touche au tertiaire, aux services, aux métiers du savoir est au même point que l’industrie au début du siècle dernier. On a même réussi à faire rentrer la technologie sans repenser les modes de travail. Chapeau bas !
Beaucoup de gens de l’entreprise, des RH aux responsable opérationnelles essaient de régler les conséquences de ces manques, chacun de leur côté, mais sans jamais adresser les causes premières.
Et ce alors que ces causes premières leur sont en plus communes.
Image : travail du savoir de VectorMine via Shutterstock