Quand on prend un peu de recul on a l’impression que les entreprises passent leur temps à inventer de nouveaux concepts pour adresser des problèmes sérieux en ayant l’air d’éviter de s’attaquer aux causes premières et en oubliant que les solutions, si on voulait les appliquer existent depuis belle lurette.
Une critique qui s’adresse encore plus et a fortiori aux entreprises qui embauchent majoritairement des travailleurs du savoir et qui, vu qu’on parle de flux de travail intangibles et d’une foule de choses peu visibles et à la matérialité limitée, ferment les yeux devant nombre de dysfonctionnements en faisant comme s’ils n’existaient pas.
Faire du neuf avec du vieux
Donc les concepts s’enchainent, avec à chaque fois l’impression que vu que le précédent n’a pas fonctionné on le met vaguement au gout du jour et on en change le nom.
On a eu l’époque du collaboratif, du knowledge management, de l’entreprise 2.0, de la transformation digitale, de l’expérience employé, du bonheur au travail…
Et à chaque fois j’ai l’impression qu’on parle de la même chose car finalement tout est tellement entremêlé que quelle que soit par quelle partie du problème on commence on en revient aux mêmes sujets de fond.
Parce qu’à la fin le but d’une entreprise est de satisfaire des clients.
Pour cela elle a des salariés qui doivent être mis dans les meilleures conditions (management, outils, process, capacité d’apprendre et s’améliorer).
Pour cela tous ces gens doivent travailler ensemble.
Pour rester compétitif elle doit à la fois optimiser le présent et se préparer pour le futur.
Au final cela s’articule sur trois piliers : le client, le collaborateur, la qualité. C’est aussi vieux que le monde et ça ne risque pas de changer.
Les deux premiers piliers sont assez commun dans les discours de toutes les entreprises, le troisième moins. S’il est omniprésent dans l’industrie et une partie du secteur des services il l’est beaucoup moins dans une très grande partie des entreprises dont l’activité repose essentiellement sur les travailleurs du savoir. On y parle de livrables, de performance et si la notion de qualité est présente elle n’est jamais abordée et mentionnée en tant que telle.
Qualité et travail du savoir : on ne pilote pas ce qu’on ne comprend pas
Je n’ai pas vraiment d’explication à cela mais j’ai une piste sérieuse. Avoir une démarche qualité c’est avoir une démarche systémique et pas individuelle.
« Peter Drucker a fait remarquer qu’au cours du XXe siècle, la productivité des travailleurs manuels dans le secteur manufacturier a été multipliée par cinquante, car nous sommes devenus plus intelligents quant à la meilleure façon de construire des produits. Il a fait valoir que le secteur de la connaissance, en revanche, avait à peine entamé un processus similaire d’auto-examen et d’amélioration, existant à la fin du XXe siècle alors que le secteur manufacturier l’avait été cent ans plus tôt ».
Cet extrait d’un article du New Yorker parle de productivité mais s’applique à mon avis tout autant à la qualité. On ne sait pas comment travaillent les travailleurs du savoir, je veux dire au niveau des dynamiques et pratiques individuelles et collectives qui font qu’à un moment donné ce qui doit être produit l’est. Il y a un input quelque part, il y a des règles et process plus ou moins établis et souples, l’information circule, s’accumule, et à un moment comme par miracle quelque chose est produit.
Y-a-t’il en cours de route des goulots d’étranglement qui empêchent d’avancer ? La charge de travail est elle distribuée de manière optimale ? Les ressources (personnes et information) sont elles disponibles et en quantité et qualité suffisantes ?
On ne le sait pas et je ne sais même pas si on cherche à le savoir. Et sans cela comment prétendre avoir un impact sur la qualité de ce qui est produit ?
De l’importance de la qualité dans le travail du savoir
Pourquoi réintroduire ici ce concept d’un autre temps et, surtout, d’une autre industrie ?
Parce que dans les choses qui différencient le travail du savoir des autres activités il y a le fait que la valeur produite n’est pas proportionnelle au temps passé.
On peut produire une foule de livrables, peu importe leur nature, dans un temps donné mais s’ils ne correspondent pas au niveau de qualité attendu leur valeur est nulle et il faut tout recommencer.
Raison pour laquelle la notion de productivité dans ces secteurs est très difficile à appréhender et pour laquelle l’accent devrait davantage être mis sur la qualité que la quantité.
Faire du neuf avec du vieux (2)
Bon, revenons à l’idée première de ce billet. Je voudrais juste partager ici quelque chose que certains connaissent peut être mais, comme pour mon billet sur le Discours de Marseille, montrer que des gens ont dit et fait des choses très pertinentes à une époque et qu’il serait peut être bon de s’inspirer de choses qui ont fonctionné plutôt que de se lancer dans une course en avant qui amène à sans cesse réinventer la roue.
C’est dans les années 50 que Edwards Deming, père de ce que l’on appelle aujourd’hui le « Total Quality Management » a formalisé ce qui est connu comme les « 14 points de Deming » qui ont permis à l’industrie Japonaise de connaitre un essor à cette époque alors que les entreprises occidentales ont attendu près de 30 ans pour s’y convertir.
Alors je ne vais pas dire que je souscrit à tout, que certaines choses ne doivent pas être remises au gout du jour mais une partie est tout de même diablement pertinente mais s’il s’agit de choses qu’on feint encore de découvrir aujourd’hui. Preuve également que parfois il faut aller chercher de bonnes idées dans des secteurs qui n’ont rien à voir avec le notre et que finalement il n’y a rien de tel que le bon sens.
1°) Gardez le cap de votre mission en améliorant constamment les produits et les services. Le but d’une entreprise est d’être compétitive, d’attirer des clients et de donner du travail.
Cela signifie deux choses : optimiser le présent tout en investissant pour l’avenir. Aujourd’hui trop d’entreprises ne recherchent que des gains à court terme.
2°) Adoptez la nouvelle philosophie. Nous sommes dans un nouvel âge économique. Les dirigeants occidentaux doivent s’informer de leurs nouvelles responsabilités et conduire le changement.
Il n’y a pas de transformation d’une entreprise sans transformation culturelle des dirigeants, ce que je traduis souvent par « l’escalier se balaie en partant du haut ».
On en a eu des exemples criants en matière de transformation digitale.
3°) Faites en sorte que la qualité des produits ne demande qu’un minimum de contrôles et de vérifications. Intégrez la qualité au produit dès la conception.
Agir sur le système plus que les individus et éviter les process et contrôles inutiles. Un moyen de lutter contre la complication ?
Cela me rappelle également une anecdote tirée de Smart Simplicity d’Yves Morieux. Alors qu’on se rend compte qu’il y a des problèmes de qualité on peut créer un département « réparabilité » qui ajoute de la complication organisationnelle ou travailler en amont pour ne pas en avoir besoin.
4°) Abandonnez la règle des achats au plus bas prix. Cherchez plutôt à réduire le coût total. Réduisez au minimum le nombre de fournisseurs par article, en établissant avec eux des relations à long terme de loyauté et de confiance.
Dans un monde qui fonctionne de plus en plus en écosystème, où le freelancing se développe, il faut une nouvelle manière de gérer les prestataires et partenaires. Ca n’est plus « eux et nous » mais « nous ensemble » et cela demande une relation de confiance à long terme.
Changer de partenaire en permanence dérègle, de plus, le fonctionnement de l’organisation.
5°) Améliorez constamment tous les processus de planification, de production et de service, ce qui entraînera une réduction des coûts.
Encore faut il aujourd’hui être capable de comprendre comment travaillent vraiment les travailleurs du savoir. Heureusement aujourd’hui on a des données pour cela.
6°) Instituez une formation professionnelle permanente.
Encore plus vrai aujourd’hui alors que les connaissances deviennent de plus en plus rapidement obsolètes.
7°) Instituez le leadership, nouvelle manière pour chacun d’exercer son autorité. Le but du leadership est d’aider les hommes et les machines à mieux travailler. Révisez la façon de commander.
On parle des managers totalement perdus en télétravail parce qu’ils ne voyaient plus leurs collaborateurs pour les contrôler.
Une chose à laquelle Deming ne pouvait pas penser en parlant d’hommes et de machines est de leur apprendre à travailler ensemble.
8°) Chassez la crainte, afin que tout le monde puisse contribuer au succès de l’entreprise.
Bien sûr le management par la peur ne fonctionne pas mais cela va au delà.
Une des grandes barrières à la collaboration, l’innovation, la résolution de problèmes et l’amélioration continue est la crainte qu’ont les gens de signaler un problème ou de proposer des idées pour le résoudre.
9°) Détruisez les barrières entre les services. Le travail dans un esprit d’équipe évitera que des problèmes apparaissent au cours de l’élaboration et de l’utilisation des produits.
De la conception à l’exécution les silos tuent créativité et collaboration et génèrent in fine des problèmes de qualité qu’ils empêchent, en plus, de résoudre.
10°) Supprimez les exhortations et les formules qui demandent aux employés d’atteindre le zéro défaut pour augmenter la productivité. Elles ne font que créer des situations conflictuelles.
Ici cela me fait surtout penser aux injonctions paradoxales qui minent la vie des collaborateurs.
Ici je citerai encore Morieux :
• En 1955 les entreprises avaient entre 4 et 7 impératifs de performance contre entre 25 et 50 aujourd’hui.
• 15 à 50% de ces indicateurs sont contradictoires, ce qui n’était pas le cas en 1955.
11°) Supprimez les quotas de production, ainsi que toutes les formes de management par objectifs. Ces méthodes seront remplacées par le leadership.
Là je suis un peu moins confortable avec ce point mais ça évoque tout de même un sujet assez fréquent : confondre l’indicateur et l’objectif. On sait que lorsqu’on fait d’une mesure un objectif elle cesse d’être une mesure.
Prenons l’exemple du timesheeting et des indicateurs de billabilité dans les sociétés de service. Ils sont indispensables au pilotage de l’activité. Mais lorsqu’on rend le salarié responsable de sa mauvaise utilisation (fait qui ne relève pas de lui), on dévoie l’utilité de la mesure et on obtient des comportements pervers qui ont des conséquences à l’opposé du but recherché.
12°) Supprimez les obstacles qui empêchent les employés, les ingénieurs et les cadres d’être fiers de leur travail, ce qui implique l’abolition du salaire au mérite et du management par objectifs.
Bon, l’histoire du salaire au mérite fait référence à des pratiques de l’époque aux USA et n’est pas pertinent.
Pour le management par objectif je ne suis pas totalement confortable avec ce qui est dit mais j’en comprend le message.
Lorsque pour des raisons de soit disant productivité on demande à un salarié de continuer à travailler sur quelque chose de mal pensé au lieu de s’arrêter et repenser le problème depuis le début on a un effet pervers car on va institutionaliser la non qualité.
Et puis cela pose également la question de la définition des objectifs.
13°) Instituez un programme énergique d’éducation et d’amélioration personnelle
Il n’y a pas que les hard skills dans la vie, les soft skills ça compte aussi.
14°) Mobilisez tout le personnel de l’entreprise pour accomplir la transformation.
La transformation et, de manière plus large, l’amélioration continue n’est pas un travail en silo qui est l’apanage de quelques uns mais un effort collectif dans lequel chacun doit se sentir concerné et doit contribuer.
Cela fait écho à un dispositif que j’avais personnellement mis en place pour faire exister le sujet de l’amélioration à côté et en plus du travail quotidien en impliquant non seulement ma propre équipe mais les managers d’autres équipes car changer les choses chez les uns a un impact chez les autres.
Conclusion
Merci aux courageux qui sont arrivés au bout de cet article.
Les entreprises font toutes face aux mêmes problèmes depuis la nuit des temps, peu importe leur secteur ou l’époque. Parfois un peu de bon sens serait d’arrêter la fuite en avant et l’invention de concepts fumeux qui se succèdent les uns aux autres et apprendre des vieilles recettes qui ont fait leur preuve dans le passer.
A moins qu’on ne veuille pas vraiment s’attaquer aux vrais problèmes ?
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