L’arrivée massive des solutions d’IA générative dans l’entreprise est porteuse de nombreuses promesses dont, enfin, une certaine forme de simplification. Ca c’est le côté pile. Car le côté face ce sont des couts et une complexité accrue. Ca n’est pas tant un problème de technologie que de gouvernance mais c’est un problème quand même.
L’IA : une nouvelle réponse à un vieux problème
La transformation du travail à laquelle on assiste depuis près d’un demi-siècle entraine un changement de paradigme dans les activités de production. On est passé de répliquer la perfection à l’infini à résoudre des problèmes à chaque fois nouveaux et prendre des décisions.
Résoudre des problèmes signifie le plus souvent connecter des gens et de l’information.
L’information car elle sert de base à la résolution de problème, à la décision, voire sert de base au démarrage d’un process créatif.
Les gens parce que c’est eux qui interprètent l’information, prennent les décisions et sont capables de faire preuve de créativité. Mais pas uniquement. Les problèmes auxquels font face les salariés sont de plus en plus complexes et demandent souvent de mobiliser plusieurs fonctions et donc les gens qui les représentent et ne se parlent que rarement. De plus les silos organisationnels entrainent souvent des silos informationnels qui s’ajoutent aux silos naturels de l’IT qui créent de vrais cauchemars pour les utilisateurs. Donc à défaut d’avoir une vue exhaustive de l’information nécessaire on rassemble les gens qui ont une vue de chacune de ses composantes.
Voilà ce que sous des noms divers les entreprises on essayé de faire depuis au moins les années 70, avec un succès plus que mitigé.
Pour dire les choses simplement c’est un peu une des promesses de l’IA : rassembler et traiter l’information et proposer des axes de prise de décision sans avoir à mobiliser d’autres humains que la personne qui lui pose la question.
L’IA met technologie au service de l’humain plutôt que l’inverse
C’est une promesse d’autant plus intéressante qu’elle rend enfin l’humain client de la technologie alors qu’en matière de collaboration et de résolution de problèmes il était souvent mis à contribution sans être directement bénéficiaire. C’est d’ailleurs toute l’histoire de la collaboration en entreprise : mobiliser des gens pour résoudre un problème qui n’est souvent pas le leur.
Dans cette approche les outils ne sont que des facilitateurs : ce sont les individus qui y mettent des informations, qui réfléchissent, qui proposent et décident.
La promesse de l’IA est un peu celle, en son temps, de la recherche unifiée. Pas besoin de longues recherches pour se rendre compte que le cas d’usage le plus fréquent et basique de la collaboration était la recherche d’information. Dans un environnement de travail où les outils et sources d’information ne cessent de se multiplier il devenait plus rapide de rechercher des gens qui avaient l’information ou savaient où la trouver que de chercher l’information elle-même.
Une des solutions les plus évidentes à notre disposition à l’époque était le moteur de recherche unifié. Le principe est des plus simple : un moteur qui indexe bien sûr sur votre intranet voire vos intranets, vos bases de connaissances et pourquoi pas certains outils métiers, votre boite mail etc.
Un exemple simple à comprendre pour le grand public, tellement évident qu’on y pense pas, est celui de Google. Google indexe une infinité de sites, même pour partie des contenues issus de Facebook, Linkedin, Youtube, de sites e-commerce etc.
Une seule porte d’entrée sur toute l’information disponible.
La comparaison avec l’IA s’arrête là car elle y ajoute une capacité à traiter l’information et proposer des solutions. Là où le moteur nous donne une liste de sources à partir de laquelle on élabore une réponse, l’IA nous donne une réponse. Ou en tout cas essaie.
Mais une chose est certaine : si la méthode a fait ses preuves les entreprises n’ont pas suivi. Pourquoi ? Chaque outil de gestion de contenu, chaque outil avait son propre moteur de recherche qui avait un coût non négligeable. Comment justifier le coût d’un méta-moteur sachant qu’il faut également prendre en compte la complexité de l’intégration, de la connexion à toutes les sources…et bien sûr les couts associés ?
La réponse a été simple : très peu d’entreprises l’ont fait et, au contraire, elles ont décidé de continuer à vivre avec leurs silos.
L’IA victime de la balkanisation du SI ?
Ma crainte aujourd’hui est que l’IA rencontre le même sort que les moteurs de recherche. Bien sûr elle sera largement déployée mais de manière silotée peinant à tenir sa promesse d’apporter des solutions globales.
Mais est-ce surprenant ? La base des bases de l’IA c’est d’abord l’indexation de l’information nécessaire à son apprentissage donc, à la base, elle part avec les mêmes problèmes que les moteurs de recherche.
Votre CRM va avoir son IA qui prétendra gérer tout ce qui touche à la relation client. Votre SIRH aura son IA dédiée aux sujets RH. Votre ERP aura son IA qui gérera vos activités des achats à la production…pourvu que toutes soient gérées dans la même suite. Vous aurez une IA qui ira trouver des réponses dans vos outils de gestion de contenu.
Mais une IA capable de prendre en compte toutes ces composantes pour vous aider à avoir une vision d’ensemble, identifier des corrélations et vous aider à prendre des décisions ?
Ce sera un chantier de plus qu’il faudra mener à bien en termes de gouvernance et financer. Qui le fera ? J’ai bien peur de connaître la réponse.
Cet article vu récemment commence à poser les bonnes questions mais commet deux erreurs : partir du principe que tout est indexable (éthique) et penser que les systems of record n’ont pas à l’être ce qui est à mon avis une grave erreur car une vraie valeur ajoutée de l’IA c’est d’analyser les occasions passées au regard de leur contexte et de leur impact afin d’en prendre des meilleures dans le futur.
Et puis l’IA pose une question nouvelle. On l’entraine sur un corpus de données or tout le monde n’a pas accès à toutes les données. Dès lors comment peut-elle savoir rétrospectivement lorsqu’on lui pose une question quelle partie des données qu’elle a ingéré elle a le droit d’utiliser pour répondre à un utilisateur donné ?
Cela peut même mener à des situations ubuesques. Par exemple vous êtes manager et donnez à une jeune recrue la charge de défricher un dossier. Il utilise l’IA et vous rend son travail, lequel travail ne vous satisfait pas. Vous décidez alors de le faire vous même et obtenez un résultat plus qualitatif. Est-ce parce que votre salarié est mauvais, qu’il ne sait pas rédiger un prompt ? Ou simplement que vous avez accès à des informations auxquelles il n’a pas accès ? On connait la réponse.
Attention : même sans IA le problème est le même dans le cadre d’une recherche « manuelle ». L’IA ne fait que remettre sous les projecteurs le fait que la technologie, malgré son potentiel, se heurte en entreprise à des sujets de gouvernance qui sont étrangers à l’IA grand public.
L’histoire est un éternel recommencement
Ca n’est pas du pessimisme mais une sorte de jurisprudence. Toutes les technologies qui nécessitaient un desilotage total de l’information pour donner leur plein potentiel n’ont en général été déployées que localement, sur une verticale métier.
Je vous parlais des moteurs de recherche mais, plus proche de nous, il y a les « Employee Experience Platforms« . Un concept dont vous n’avez certainement jamais entendu parler pour la bonne raison qu’il n’a jamais décollé.
Ce concept, introduit par Josh Bersin il y a quelques années était une sorte de nouveau portail employé, un « guichet unique » avec toutes les données et services qui les concernent, qu’ils peuvent utiliser pour prendre des décisions par rapport à eux-mêmes, leur travail, leur carrière.
A priori une excellente idée. Oui mais Microsoft s’est érigé en Plateforme d’Experience Employé de la bureautique et de l’intranet, Oracle pour les RH, ServiceNow pour les workflows… Par définition une telle plateforme doit être unique donc quand vous avez autant que d’éditeurs présents dans le SI…vous n’en avez pas.
D’ailleurs si elle tient sa promesse et s’extrait des silos, l’IA devrait être la plateforme d’expérience d’employé de l’entreprise. Si elle s’en extrait.
C’est pour cela que dès le départ la question de la cohabitation entre des IA globales et des IA spécifiques m’a toujours semblé essentielle car il me semblait évident que les mêmes questions allaient se reposer et je vois aucune raison pour qu’une réponse différente y soit apportée.
Est-il, pour autant, saugrenu de penser que la réponse à de nombreux problème est, par exemple, pour partie liée aux RH, pour partie aux opérations et pour partie à la finance ? Je ne le pense pas.
Confirmation dans cet article de Josh Bersin à propos de l’arrivée de l’IA dans ServiceNow…car quelle meilleure base pour des cas d’IA transverses que ce spécialiste des workflows multi-outils ? Et il manifeste les mêmes craintes que moi : ServiceNow a une vocation de transversalité mais en face il y a des Oracle, des Workday, des SAP et d’autres qui sont là, coutent cher et se targuent de la même proposition de valeur mais sur leur périmètre spécifique.
Conclusion
Les plus clairvoyants feront le choix d’une IA desilotée, transverse, car ils en percevront la valeur qui justifie les efforts et investissements nécessaires.
Ailleurs, c’est à dire dans la grande majorité des cas on assistera à une balkanisation de l’IA sur le même modèle que celui de la fragmentation du SI…à moins que pour une fois le passé ne se répète pas.
Photo : intelligence artificielle de Gorodenkoff via Shutterstock