On ne se rend pas assez compte des progrès qui ont été fait ces 20 dernières années en matière d’outils collaboratifs, avec une nette accélération sur les 10 ans qui viennent de s’écouler.
Les utilisateurs se plaindront toujours des limites de telle ou telle suite collaborative déployée dans leur entreprise, et à juste titre, mais si on essaie de faire preuve d’objectivité il devient difficile de leur reprocher beaucoup de choses d’un point de vue fonctionnel.
Collaboration formelle ou informelle. Structurée ou émergeante, adhoc. Temps réel ou non. Conversationnelle, documentaire ou autour d’un process…. Toutes les limites que nous connaissions dans les années 2000 sont peu à peu tombées et il y a aujourd’hui un canal pour chaque besoin et une granularité et intégration entre les outils qui n’a plus rien à voir avec les mastodontes de l’époque qui étaient supposés tout faire et faisaient tout mal.
On revient de loin
Il y a peu, en y repensant, je mesurais le chemin parcouru en termes d’offre. L’occasion de repenser avec presque un peu de nostalgie à une époque où :
• Hors des gros portails et de l’email rien n’était possible et où on nous vendait Sharepoint comme un réseau social.
• Le cloud était inenvisageable et notre espace de stockage était limité par celui de notre disque dur.
• Mobile ? De quoi parlez vous ?
• On pouvait collaborer à distance mais…sur site. Le télétravail ? Mais vous n’y pensez pas !
• Toute solution apportant un usage nouveau était regardée avec suspicion ou condescendance.
• Le User Generated Content dans l’entreprise ? Seuls les experts (validés comme tels ont le droit à la parole) et un message ne pouvait circuler à grande échelle s’il n’émanait de la Direction de la Communication.
Remontez même un peu plus loin. Un email pour les salariés ? Mais pas pour tous, sinon ils vont s’écrire voire écrire à des gens sans respecter la ligne hiérarchique.
Un accès internet ? Pour quoi faire ?
Je me souviens même vers la fin des années 2000 d’une stagiaire recrutée pour s’occuper des réseaux sociaux d’une grande entreprise et qui parce qu’elle n’était pas assez haut dans la hiérarchie n’avait pas le droit d’accéder à Twitter et Facebook. Son manager a fini par lui installer une box dans le bureau, pratique courante à l’époque. Comme quoi l’abus de sécurité crée plus de failles qu’il n’en comble.
Bref le couple usages/outils a fait des progrès phénoménaux et notre tendance à ne regarder que le présent et le futur ne doit pas nous faire oublier le chemin parcouru.
Etant en première ligne de ces combats à l’époque vous devez pensez que c’est avec une certaine satisfaction que l’observe la situation actuelle. Et bien oui…mais non.
Et autant à l’époque il m’était facile de blamer les outils (mais pas qu’eux) pour justifier la faible émergence de pratiques nouvelles autant aujourd’hui cette excuse ne tient pas. Pour autant je suis parfois consterné par ce que je vois.
L’email reste le centre de gravité du poste de travail
Si on a multiplié les canaux alternatifs c’était pour désengorger l’email : chat, réseaux sociaux d’entreprises. A-t-on réussi ?
Un peu mais pas vraiment. La masse d’email en circulation ne cesse de croitre. Pourquoi ?
D’abord parce que l’adoption des réseaux sociaux d’entreprise reste balbutiante, faute en partie aux outils, à leur gouvernance, aux modes de travail et de management. La messagerie instantanée a mieux pris en quantité mais pas forcément d’un point de vue qualitatif.
Ensuite parce contrairement à ce qu’on pense les usages naissent peut être en bottom-up mais ils se pérennisent en top-down. Si un manager ou dirigeant garde de mauvaises vieilles habitudes tout le monde en dessous de lui fera pareil car il n’y a rien de pire que de choisir son mode de communication en fonction d’un interlocuteur.
Enfin parce même si on adopte de bonnes pratiques, les outils supposés désengorger l’email nous envoient des…notifications par email.
Beaucoup de travail reste à faire au niveau des notifications : du côté des outils en terme d’expérience, du côté de l’utilisateur qui subit les emails générés et les paramètre peu même lorsque c’est possible.
Les mauvais échanges dans les mauvais tuyaux
J’ai coutume de dire que pour un message donné l’outil à utiliser dépend de différents facteurs : le nombre de destinataires, l’urgence, la complexité du message.
Un échange d’emails avec juste un titre et une ligne cela s’appelle un tchat.
Un message en tchat de 15 paragraphes cela s’appelle un email, un post de réseau social ou une publication sur un intranet.
Le tchat et l’email ne sont pas des outils de partage de document mais reconnaissons que Teams joue à merveille son rôle de hub collaboratif en faisant le lien entre les outils de la suite Microsoft.
Ca ne sont pas non plus des gestionnaires de to do list : il y a des outils pour ça.
Quand il y a 10 personnes ou plus en copie d’un email et que tout le monde se met à répondre et répondre à des réponses il est urgent de mettre en terme à l’échange et organiser une réunion ou même appeler directement une personne.
Tiens d’ailleurs il y a encore des gens qui envoient un document en pièce joint plutôt qu’un lien vers le document.
Une liste de diffusion en 2024 ?
Il y a un autre sujet qui me fait m’arracher les cheveux : les listes de diffusion. Je ne dis pas qu’elle ne sont pas utiles mais qu’elles sont destinées à certains usages précis.
Informer tout un groupe de personne ? Oui mais…il y a un intranet pour ça non ? D’ailleurs c’est souvent triple peine : message sur l’intranet, liste de diffusion et notification du message sur l’intranet.
Mais il y a pire : les fameuses bouteilles à la mer ! Vous savez une des raisons mêmes qui ont poussé à la création des réseaux sociaux d’entreprise comme Yammer.
Le principe est connu : on cherche une réponse à une question, on envoie un message à un maximum de personnes en espérant qu’une ait la réponse. La liste de diffusion, dans ce contexte aide à arroser un peu moins large en ciblant mieux.
Les limites sont connues également : la personne qui peut aider est souvent là où ne l’attend pas ! Pas dans les destinataires de la liste.
Pour une entreprise cela peut représenter des milliers voire des dizaines de milliers d’emails envoyés par jour, lus ou pas lus, stockés (on verra l’importance du stockage plus tard) et qui ne résolvent que rarement le problème de départ.
Pire : il y a même des personnes qui répondent non pas à l’envoyeur du message mais à toute la liste.
Une personne me confiait récemment recevoir plus d’une dizaine de ces messages chaque jour, plus les réponses « à tous », le plus souvent pour des sujets qui ne le concernent pas et avec des questions qu’il ne comprend même pas.
Donc il a fait ce que tout le monde ferait à sa place : une règle pour que ces messages atterrissent dans un dossier spécifique et ne polluent plus sa boite email. Conséquence : si un jour une demande le concerne vraiment il ne la verra pas.
Bien utilisés, avec le bon cas d’usage et la gouvernance appropriée il y a des outils pour ça…
Le fléau de la réunion continue à croitre
J’ai toujours considéré la réunion comme un outil de collaboration même s’il n’était pas informatique. Aujourd’hui il l’est.
Héritage de la pandémie pour les uns, vieille habitude pour les autres, la réunion c’est de moins en en moins une salle (ou pas seulement une salle) et de plus en plus souvent des gens derrière un écran. Et cela change tout.
Organiser une réunion c’est juste un clic ! Si simple.
Donc on en fait de plus en plus, prévues ou imprévues, au moindre besoin.
Mais une chose n’a pas changé : on en fait plus mais on les fait toujours aussi mal. C’est une constante avec l’informatique au travail : cela permet de faire toujours plus et plus vite mais rarement mieux (et ça n’est pas un problème d’outils).
Impact sur la charge mentale, le temps disponible pour vraiment faire son travail à côté : l’effet de bord de la puissance des outils sur leurs utilisateurs qui les subissent ne peut pas être néglié.
Et puis les réunions à distance sont tout sauf neutres d’un point de vue environnemental. Ce qui nous amène au point suivant.
Pas d’usages informatiques durables
Je faisais référence plus haut à une époque où notre capacité de stockage était limitée à notre disque dur voire à quelque disques partagés et où le cloud était hors de question.
Que les choses ont changé depuis. Une bonne chose ? En termes de praticité certainement mais on a créé un nouveau problème.
On vit avec l’impression que l’espace de stockage est infini ! Et alors ? A l’heure où il parait que l’urgence environnementale passionne autant les entreprises que les collaborateurs c’est une catastrophe. Je relisais dernièrement une étude du cabinet Lecko de 2023.
1°) Aujourd’hui les émissions liés à nos usages informatiques ont dépassé celles de l’aérien et vont doubler dans les prochianes .
2°) Un email emmet du CO2 à l’envoi mais, surtout, ensuite lorsqu’il est stocké.
3°) Au bureau 66% de nos emissions viennent de OneDrive.
4°) Sur le panel étudié par Lecko les émissions liés à nos usages informatiques au travail ont augmenté de 62% en deux ans et seuls 15% des collaborateurs ont réduit les leurs.
5°) 37% n’ont aucune intention d’améliorer leurs usages pour plus de responsabilité environnementale.
Dans l’entreprise l’urgence climatique est partout mais surtout pas dans l’informatique et ses usages. Interdire les voyages oui, faire du tri sélectif mais mieux travailler et mieux utiliser (voire concevoir) les outils c’est hors de question.
A un moment il faudra bien s’intéresser aux vrais problèmes et l’impact peut être majeur sur nos usages.
• Doit on toujours avoir la caméra en marche en réunions ?
• Quelle est la contenance raisonnable d’une boite email et à quel moment faut il la nettoyer voire la vider (je dis vider, pas archiver).
• Quelle gouvernance pour nos espaces de stockage en ligne, partagés et individuels ? Que faut il garder et effacer et quand ?
• Combien de versions d’un document stocker ?
• Au fait où sont les datacenters et avec quelle électricité fonctionnent ils ? Comment les refroidit on ? A titre d’exemple aux Pays-Bas le datacenter d’un de acteurs majeurs du marché consomme….84 millions de litres d’eau potable par an !
Conclusion : on a tout pour faire bien mais…
Nous sommes aujourd’hui équipés d’outils puissants qui nous permettent de mieux travailler individuellement et collectivement. Mais à ce jour nous n’avons fait que générer toujours plus d’information, à la faire circuler en plus grande quantité et plus vite avec un impact majeur sur la charge mentale et cognitive et sans que cela engendre des gains de performance et de productivité.
Ca n’est plus une question d’outil mais tout vient de la manière dont les utilise, collectivement et individuellement. Si les « usages avancés » ont peut être progressé en quantité on est très loin d’utiliser tout le potentiel de ces outils pour travailler mieux et plus intelligemment. Je dirai même qu’on a regressé.
Mais le sujet ne s’arrête pas là : pour se doter ce ces capacités (aujourd’hui inexploitées) pour mieux travailler, on s’est doté de capacités à davantage polluer, une pollution qui va de paire avec l’augmentation de nos usages digitaux au travail en quantité et qui ne pourrait être compensée que par des usages de meilleur qualité. Ce qui n’est pas le cas.
La technologie nous a rendus puis puissants mais nous n’en faisons rien de bien.
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