Grâce à la masse croissante de données captées les entreprises sont en mesure de comprendre comment vont et fonctionnent leurs collaborateurs et mettre en place une démarche d’amélioration continue sur les dimensions organisationnelles et humaines. Mais elles n’y arriveront pas sans gagner la confiance des salariés.
« On ne peut manager que ce qu’on peut mesurer« . Si cette phrase de Peter Drucker a pu être critiquée, force est de reconnaitre qu’il avait mis le doigt sur quelque chose. Mesurer tout et n’importe quoi juste parce que c’est mesurable a mené à une complication excessives des organisations et à des erreurs manageriales et décisionnelles manifestes. Lorsqu’une mesure devient un objectif, elle cesse d’être une bonne mesure (loi de Goodhart).
Mais on a pu mesurer également sa pertinence dans un monde de plus en plus digitalisé, dominé par le travail du savoir ou l’on voit des organisations totalement dysfonctionnelles faute de pouvoir donner une matérialité à ce qui s’y passe. Rien dans les entreprises n’a jamais été aussi mal géré que l’humain d’une part et le travail du savoir d’autre part (Les travailleurs du savoir, les exclus de l’excellence opérationnelle ?).
Mais les choses sont en train de changer.
Vers l’organisation quantifiée
Alors que je réfléchissais à comment à comment bien évaluer les collaborateurs dans le monde actuel sans vraiment trouver de réponse satisfaisante dans une étude Deloitte traitant largement du sujet, j’ai continué à chercher des pistes par rapport à de nouvelles manières d’appréhender la productivité. Ce qui m’a amené, toujours chez Deloitte, à cette étude nommée « Beyond productivity :The journey to the quantified organization« .
J’avais déjà abordé ce sujet à propos des données secondaires que l’on capte au gré de l’utilisation par les salariés de leurs outils de travail et c’était donc le bon moment de revenir sur ce sujet.
Qu’appelle-t-on l’organisation quantifiée ? Faute d’en avoir une meilleure je reprendrai celle de Deloitte :
Une organisation quantifiée adopte une approche stratégique pour mesurer ce qu’elle doit mesurer, et pas seulement ce qu’elle peut. Elle adopte une approche responsable de l’utilisation de nouvelles sources de données et des outils d’IA pour créer de la valeur pour les parties prenantes l’ensemble de l’organisation, en améliorant la confiance du personnel et faire avancer l’organisation vers de nouveaux niveaux financiers, de réputation et de performance performance opérationnelle.
Un peu verbeux et truffé de mots clé non ?
Essayons d’être un peu plus concrets.
1°) Les entreprises ont (potentiellement) des données sur tout ce que vous faites
Vous vous doutez sûrement que les entreprises disposent d’une foule de données sur votre travail au quotidien mais vous n’imaginez certainement pas à quel point.
On peut savoir avec qui vous échangez, à quel fréquence, quel est le ton vos échanges, quand vous utilisez ou non votre souris et votre clavier, savoir quelle est la fréquence de vos réunions, leur durée, avec qui, on peut analyser le ton des échanges que vous avez dans vos réunions en ligne, on peut analyser et comprendre vos routines quotidiennes, la manière dont se déroule tel ou tel workflow…
Mais cela va au delà des cols blancs. Des caméras peuvent identifier de potentielles baisse d’attention d’un chauffeur de camion ou d’un opérateur sur une ligne de production.
Ce qui rend possible cela est simple. Déjà l’omniprésence de l’informatique dans à peu près tous les métiers ou, plutôt, de la donnée. Dès qu’on utilise une machine ou un logiciel quels qu’ils soient il y a une potentielle captation de données. Ensuite il y a eu un accélérateur : le COVID qui a poussé 78% des entreprises à mettre en place des outils de surveillance des salariés en télétravail sur leur ordinateur. Un chiffre qui peut faire peur mais qu’il faut relativiser si on imagine qu’il est beaucoup plus important dans des pays où l’on peut faire à peu près n’importe quoi avec la vie privée des salariés et leurs données personnelles….et largement inférieur dans ceux qui ont une autre culture et une autre législation sur le sujet.
2°) Elles peuvent (en théorie) apprendre de ces données
Avoir des tonnes de données, souvent non structurées, est une chose, savoir quoi en faire et avoir les moyens de les traiter en est une autre. C’est là que l’IA rentre en jeu !
Pour dire les choses pragmatiquement : on peut les utiliser pour voir, analyser, comprendre comment chacun travaille et se comporte, individuellement et collectivement, et en tirer toutes les conclusions qu’on veut.
L’invisible enfin visible pour le bénéfice de tous
Je me plais à répêter que si dans nos open spaces on pouvait voir à l’oeil nu aussi facilement que dans une usine des flux d’information, des strock, des encours, des goulots d’étranglement etc… on se dirait qu’on travaille vraiment n’importe comment et on appuierai sur le bouton « stop » pour tout repenser de zéro.
Et bien c’est un peu la promesse de l’organisation quantifiée : donner de la matérialité à l’invisible, le rendre mesurable donc manageable. Donc améliorable.
Donc pour quelqu’un comme moi une sorte de Graal qui permet de comprendre comment les gens travaillent vraiment, de comprendre comment les gens ont un impact sur les process (ou devraient), réconcilier les données des « systems of engagement » et des « systems of records » pour comprendre l’impact des dynamiques collaboratives sur le business et les opérations, identifier les goulots d’étranglement et les risques de surcharge informationnelle…. et j’en passe.
Les bénéfices sont variés et suffisamment faciles à comprendre : amélioration des process, identification des risques de désengagement, compréhension de la réalité de l’organisation (comment les gens travaillent vs organigramme), développement du leadership, etc tc.
Quel compromis entre éthique et business ?
Quand il y a plus de 10 ans j’écrivais qu’il n’y aurait pas de business de la donnée sans éthique de la donnée je ne pensais pas que l’avenir me donnerait raison à ce point. Mais comme souvent l’émergence d’une nouvelle technologie entraine une vague de solutionnisme technologique qui fait penser que tous les problèmes vont se résoudre « automagiquement » avant de réaliser que jamais la technologie ne résoudra des problèmes dont la nature profonde est humaine.
Comment pensez vous donc que l’organisation quantifiée et l’IA vont pouvoir apporter des réponses sur des sujets si complexes ? Et bien je l’ai déjà dit plus haut : en captant des données à quasiment chacun de vos gestes.
A chaque fois que vous allez utiliser votre ordinateur, clavier souris.
A chaque fois que vous interagirez avec une application.
En se servant de vos téléphones et objets connectés.
En utilisant votre webcam
En sachant avec qui vous interagissez et de quoi vous parlez.
En lisant vos emails pour en comprendre le ton, en écoutant vos réunions, en regardant votre expression.
Et bien sûr en nous promettant la confidentialité des données personnelles.
Etc, etc.
Faut il accepter de tout sacrifier où alors dire non aux promesses de l’organisation quantifiée ?
Si la réponse était simple on ne poserait pas la question. Encore une fois c’est une question de curseur, de compromis.
Pas d’IA sans confiance
Heureusement la maturité des utilisateurs sur le sujet est désormais réelle et, dans de nombreux pays le législateur est déjà passé par là pour expliquer ce qu’on pouvait ou non faire.
Là où je rejoins l’étude c’est qu’elle alerte les entreprises sur le sujet de la confiance : l’organisation quantifiée ne fonctionnera pas si les employés n’ont pas confiance en l’employeur. Et j’ajouterai, par ricochet, si l’entreprise n’a pas confiance en son ou ses fournisseurs d’IA.
L’étude explique à quel point les entreprises les plus performantes sont celles qui ont la confiance de leurs salariés et que les entreprises les plus dignes de confiance ont les salariés les plus engagés. Pour ceux qui en doutaient.
Plus intéressante elle explique les piliers de cette confiance :
Est-ce suffisant ? En termes de piliers oui mais c’est méconnaitre la notion d’acceptabilité de la démarche de la part du collaborateur. Certains seront très ouverts, d’autres totalement récalcitrants, et au milieu il y a une dimension culturelle qui joue à plein.
La dimension culturelle est pour moi essentielle quand on parle d’IA d’entreprise. Ce qui signifie une chose : la difficulté inhérente à un déploiement global dans une entreprise internationale.
D’ailleurs ce prisme culturel est en général bien retranscrit dans les législations nationales. Je ne sais si c’est encore le cas mais je me souviens qu’au début des années 2000 la plupart des outils de Social Network Analysis d’entreprise n’avaient pas été jugés conformes à la législation française …en tout cas dans des entreprises qui avaient pris la peine de mettre leur correspondant CNIL dans la boucle.
Mais on risque fort de se retrouver avec des cas d’usages possibles dans certains pays et d’autres pas, des données utilisables ou non en fonction de pays de l’utilisateur ou de « localisation » de la donnée… Casse-têtes en perspective.
En tout cas, selon McKinsey, seules 18% des entreprises auraient mis en place les instances d’une gouvernance globale de l’IA…il est donc urgent d’agir.
Conclusion
Les promesses de l’organisation quantifiée sont énormes et ce serait un moyen très puissant de libérer le potentiel des entreprises. Mais sa mise en place généralisée sera rendue compliquée par l’acceptabilité du traitement massif des données des collaborateurs et les législations nationales sur le sujet.
Image : organisation quantifiée de iQoncept via Shutterstock