La question de la transformation organisationnelle est aujourd’hui centrale pour les entreprises et la littérature est logiquement abondante sur le sujet dans les livres et les revues de management. Pour autant rien ne change dans la mesure où cela reste un sujet de préoccupation que l’on doit continuer à expliquer, au sujet duquel on ne cesse de donner des bonnes pratiques alors qu’il devrait faire partie des fondamentaux de tout dirigeant et managers, un peu comme savoir lire, écrire et compter.
Cela fait près de 30 ans que je lis les mêmes poncifs sur le sujet mais les deux mêmes réflexions me viennent à chaque fois à l’esprit.
Plus ça change moins ça change
La première est que ça n’est que du bon sens, des évidences et qu’à force de les répéter sans rien avoir à ajouter je finis par trouver cela « gentillet », pour ne pas être plus péjoratif. Quand on ne cesse de dire la même chose et que ça continue à rester un sujet cela veut dire que soit on trompe (ce qui n’est pas le cas) soit qu’il manque quelque chose.
La seconde est que ça n’est même pas une matière qui a connu une évolution si fracassante au fil des années qu’elle nécessite une approche totalement nouvelle, et c’est peut être une partie du problème. Je ne lis pas grand chose de neuf par rapport à la majeure « change changement » que j’avais lorsque j’étais étudiant au début des années 2000. Oui on a des outils nouveaux pour accompagner mais les fondamentaux restent les mêmes. Ca n’est pas parce qu’on a largement amélioré les ballons de football depuis des dizaines d’années que cela a changé les règles du jeu, juste la manière dont les joueurs les apprivoisent et en tirent profit.
Je lisais donc il y a peu un article de Fast Company intitulé « Leading a Major company shakeup ? This is how to succeed » qui ne disait sur le sujet que les choses pleines de bon sens que chacun doit savoir sur le sujet et concluait que l’engagement des collaborateurs était clé dans un tel contexte. Que du bon sens, quand bien même si les fameux « agents de changements » ont un rôle majeur à jouer non seulement les entreprises les utilisent mal et ont donc du mal de les mobiliser (Why Change Agents have been very hard to recruit) et qu’au final je pense qu’il serait temps de passer à une approche « tous agents du changement ». C’est d’ailleurs ce dernier point qui m’amène à parler ici d’une certaine dimension des programmes de changement.
ll y a plusieurs mois de cela j’avais déjà dit à quel point je trouvais les approches actuelles du changement poussiéreuses, notamment lorsqu’elles concernent l’organisation et les opérations (Changement et transformation ont besoin d’une nouvelle approche) et je vais ici revenir et creuser une des dimensions que j’évoquais à cette occasion.
Transformation : perspective entreprise vs perspective employé
Je n’ai rien à redire sur tout ce que je peux lire sur le sujet, tout est valide donc si ça ne fonctionne pas ou mal c’est qu’il manque quelque chose et cette chose est l’orientation employé.
Une entreprise mène le plus souvent, en fonction de sa taille, plusieurs programmes de transformation en même temps et à son sommet on en a totalement conscience. Mais même lorsqu’ils sont différentes facettes d’un plan global, et encore pire lorsqu’ils n’ont rien à voir les uns avec les autres, ils vivent leur vie en silo, chacun dans son coin.
Chaque responsable de programme pense à son programme et à rien d’autre. Il ne voit rien d’autre.
Il le pense avec un début et une fin. Le programme est donc un état d’instabilité provisoire qui interrompt une stabilité qui est la norme.
Il le voit, le pense, le gère et communique dessus comme tel.
Peut être que, parfois, ce programme n’est qu’une première étape à laquelle succèdera un peu plus tard une autre dont elle est le préalable nécessaire mais on reprendra la même logique. Avec les mêmes responsables ou pas.
Mettons nous maintenant à la place du collaborateur.
A un moment donné il est souvent impacté non pas par un mais souvent plusieurs programmes qui n’ont pas les mêmes dates de début et de fin ni durée. L’état instable de l’entreprise dure donc plus longtemps pour lui que pour les personnes en charge de chaque programme.
Et je ne parle même du fait que les échéances soient respectées ou que les choses s’éternisent.
Ensuite il est fréquent qu’à un programme succède un autre, sur le même domaine ou non.
Donc, du point de vue du salarié, le changement n’est un pas un état d’instabilité provisoire avant une nouvelle période de stabilité, c’est un état quasi permanent et la stabilité est rare.
Quelles conséquences ?
La dissonance des visions crée incompréhension et frustration
Quand on lui dit « c’est provisoire mais ensuite ça va revenir au calme » et que vous savez que ça va tanguer durablement voire indéfiniment comment pensez vous que les salariés réagissent ?
Par un manque d’engagement tout d’abord. Le fameux « c’est toujours la même histoire, on nous raconte les mêmes choses et ça finit pareil« .
Puis parfois la perte de confiance et éventuellement la défiance. Quand quelqu’un vous dépeint une situation qui n’est pas celle que vous vivez il y a deux possibilités : soit cette personne ne comprend pas la réalité (elle perd votre confiance) soit elle vous ment en connaissance de cause (et là on bascule dans la défiance).
Une fracture dont on pourrait faire l’économie d’un côté on sait mais on fait comme si on ne savait pas, le plus souvent pour ne pas faire peur, et de l’autre on sait et on s’étonne que ça ne soit pas dit et cela fait peur.
Impossible de faire plus contreproductif.
Un monde VUCA ? Mais pour qui ?
Je me souviens que pour évoquer et justifier les transformations numériques désormais inévitables à la fin des années 2000 on utilisait l’acronyme VUCA (d’ailleurs il semble être passé de mode alors qu’il n’a jamais été aussi pertinent.
VUCA pour : Volatility, Uncertainty, Complexity and Ambiguity soit Volatilité, Incertitude, Complexité et Ambiguïté en français.
Traduction : le monde bouge de manière permanente, imprévisible, et incompréhensible et c’est sa nature, il faut faire avec. Je vous laisse en tirer les conclusions en termes de pilotage de la transformation.
Mais à qui parlait-on ainsi ? Aux dirigeants, bien sûr, qui devaient prendre conscience de ce paradigme nouveau pour prendre les décisions nécessaires et changer leurs approches.
Pourquoi ne l’utilisait pas pour sensibiliser les salariés au changement permanent ? Trois réponses m’ont été apportées.
1°) On a rien à faire des salariés, ce qu’on veut c’est que les décideurs décident, le reste suivra de gré ou de force.
2°) Les salariés vivent cela sur le terrain, ils ont compris, ils sont demandeurs. Ce sont les dirigeants qui sont immobilistes et ont une attitude conservatrice vis à vis du changement, de l’innovation, de l’expérimentation etc. qui doivent ouvrir leurs yeux.
3°) Il ne faut pas faire peur aux salariés car ils ne sont pas capables de comprendre ni propose des solutions et on préfère les maintenir dans le confort d’un monde qui serait stable.
Les trois étaient justes : la première venant d’externes dans une logique de conviction commerciale, la seconde par qu’elle est vraie, la troisième car elle reflète une vision d’une séparation stricte entre ceux qui savent et les autres qui perdure encore dans beaucoup trop d’endroit et prévaut dans beaucoup d’approches de transformation.
Donc quand on fait face à des collaborateurs dont la perception est qu’on néglige leur compréhension de ce qui se passe, qu’on ne les juge pas assez mûrs pour faire face à la réalité et in fine qu’on leur cache une vérité connue on va à l’inverse de ce que demande la transformation aujourd’hui :
• Co-construite autant que possible plutôt que verticale et sans écoute.
• Agile plutôt qu’avec un effet tunnel.
• Reposant sur le changement continu (A New Model for Continuous Transformation) et progressif plutôt que sur de gros à coups (ce qui rejoint le point précédent)
• Résolvant les problèmes réels des salariés plutôt que leur demander un effort pour traiter uniquement des problèmes qui ne sont pas les leurs.
Cette approche de la transformation orientée employé ne peut tout de fois être possible qu’à une condition pour les entreprises : un changement de posture et un discours de vérité qui montre la disparition d’une forme de condescendance à l’égard des collaborateurs.
Ce que les entreprises ne disent jamais à leurs salariés
J’ai eu par le passé à transformer profondément une organisation : structure, rôles, process, approche managériale dans un contexte pour le moins turbulent. Le tout bien sûr sous contrainte de temps.
Mon idée a été d’impliquer les personnes concernées dans la déclinaison de ma vision cible en termes organisationnels et opérationnelles (ils sont arrivés peu ou prou aux mêmes choses que moi mais ça avait le mérite de venir en partie d’eux dans ce cas) et dans l’implémentation concrète de la transformation (raison pour laquelle il fallait qu’ils achètent les initiatives en étant impliqués en amont). (Améliorer le travail d’une équipe : histoire d’une amélioration continue).
On m’a expliqué que c’était impossible mais comme je jugeais que la méthode opposée était vouée à l’échec j’ai quand même essayé. Parier sur le bon sens des gens fonctionne plus souvent qu’on ne le pense.
Le point d’achoppement ? « si tu leur dit la vérité tu vas les effrayer et les bloquer« . Vraiment.
« Vous connaissez le contexte interne et externe mais plus généralement le besoin d’adaptabilité vital pour toute entreprise.
On a beaucoup de choses à changer et en profondeur.
Il n’y aura pas un mais plusieurs axes de transformation.
Je ne vais pas vous vendre d’idée une période difficile à passer car c’est faux.
Je vous donne la date début : maintenant.
Je ne vous donnerai pas la date de fin estimée car il n’y en a pas. On doit faire du changement une obsession permanente, ça va commencer par une grosse transformation mais quand on aura le rythme ça ne sera plus que des ajustements permanents. Par contre oubliez la stabilité.
Par contre nous allons commencer comme-ceci (cf plus haut et autres articles cités) et on va le faire ensemble en partant de vos problèmes (qui étaient les conséquences des choses que voulais changer).
Qu’en pensez vous ».
La réponse a été simple :
« Pour une fois qu’on nous dit les choses qu’on devine déjà et qu’on ne découvre pas du jour au lendemain un plan hors sol qui tombe du ciel...
On commence tout de suite ? « .
CQFD.
On peut parler de la méthode, de l’approche, mais avant cela ce qui, a mon avis, a été la clé du succès a juste été de tuer les présupposés des programmes de transformation et de la conduite du changement.
• Le changement n’est pas l’exception mais la règle, c’est tout le temps. Il y a un début mais pas de fin. Il faut jeter à la poubelle les principes de Kurt Levin, hérités des années 50 et toujours à l’oeuvre. Ca n’est plus « unfreeze – change – freeze » mais « unfreeze – change – keep changing« .
• La stabilité n’existe plus et ne reviendra pas.
• Si on pense le changement comme une démarche continue il sera aussi doux et progressif que possible, sinon ça sera de violents à coups.
• Le changement ne se planifie plus à long terme mais se (co)construit de manière agile.
• Les premiers à payer le prix de l’immobilisme sont les gens sur le terrain…dont on a besoin pour avancer.
• Plus ils sont proches du terrain puis les gens ont conscience de la pression mise par un environnent instable, les changements des attentes des clients, l’évolution de la concurrence… ils n’en comprennent pas toujours les causes ou l’ampleur ou les implications profondes mais ils sont les premiers à en vivre et subir les conséquences.
• On n’embarque pas les gens dans une démarche de changement en les ignorant on en étant condescendants. Ca n’est pas nous vs. eux mais nous ensemble, en confiance et en transparence (autant que faire se peut).
Conclusion
Les difficultés rencontrées par les programmes de transformation sont en grande partie dus à leur manque d’orientation employé, favorisant une vision autocentrée de l’entreprise les considère comme des sujets et non comme des partenaires.
Et tout cela commence par un discours clair sur la nécessité de se transformer et son paradigme. L’entreprise ne se rend pas service en croyant maintenir ses salariés dans l’illusion que la stabilité et le statut quo puissent exister.
Image : transformation continue de Maurice Yom via Shutterstock.