L’entreprise rend elle incompétent ?

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L’entreprise est sans cesse à la recherche de compétences et met le développement de ses collaborateurs au coeur de la mission de ses RH. Mais y parvient elle pour autant et n’est-elle pas une machine à gâcher les talents et fabriquer de l’incompétence ?

Je vous parlais l’autre jour d’une récente étude produite par Lucca sur les aspirations professionnelles des français(Les français et le travail : des aspirations changeantes et des conditions dégradées). J’ai eu la chance d’être invité à sa présentation lors d’un événement qui a été agréablement égayé par des « battles » où deux experts d’un sujet défendaient deux visions contradictoire sur quelques thèmes volontairement polémiste de l’étude.

En tout cas ce fut suffisamment intéressant pour stimuler ma réflexion et me donner l’idée d’en rendre compte ici.

L’une d’elle avait donc pour thème « L’entreprise rend elle incompétent ?« .

Commençons par un bref résumé du débat qui a eu lieu sur le sujet.

Pouvoir des pires ou entreprise apprenante ?

Non l’entreprise n’est pas incompétente, au contraire elle est apprenante, elle est d’ailleurs le seul endroit où l’on se développe car les soft skills ne s’acquièrent que sur le terrain. C’est aussi un endroit où on organise le transfert des connaissances, par le mentorat !

Mais non c’est tout le contraire. L’entreprise est une kakistrocratie (système de gouvernement où les pires, les plus médiocres détiennent le pouvoir), c’est un système et l’incompétence en est le cœur : la preuve on ne recrute que moins compétents que soi ! Cela vaut également pour la fonction publique : les concours valident des connaissances, pas des compétences. C’est un clan voire des clans internes qui se protègent.

Mais non.

Tout cela est faux à l’heure des évaluations à 360°. D’accord dans de grandes entreprises il peut y avoir des gens qui ne servent rien, ne sont là que pour faire tourner les process, mais à l’inverse dans les startups la compétence est essentielle car on a des structures sans gras, où personne ne peut se planquer.

Non ça n’est pas si vrai. En startup il y a beaucoup d’incompétence managériale qui se voit à plusieurs niveaux : le traitement des femmes, les évaluations bâclées, on ne forme pas les gens quand tout va bien et quand ça va mal on n’a plus les moyens de le faire.

Mais ça n’est pas vrai ! Les détenteurs du pouvoir sont sous une pression interne et externe pour être exemplaires et en plus il y a des obligations légales.

Faux ! Les gens compétents gênent.

Mais non ! Les entreprises ont l’obligation de faire de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences pour accompagner ceux dont les métiers vont disparaitre vers les métiers en tension ! L’entreprise est apprenante par défaut !

Non ça n’est qu’une vision de l’esprit. Je n’entends parler que d’EBITDA et de management par le bas de bilan, le reste c’est de la cosmétique.

Voilà pour ce qui est des échanges avec deux intervenantes visiblement irréconciliables.

Pour votre gouverne un sondage instantané réalisé après le débat montre que pour 70% des personnes présentes, essentiellement du monde des RH, l’entreprise rend incompétent.

Cynisme lucide ou monde des bisounours ?

Mon sentiment immédiat était que deux visions s’affrontaient, biens sur de manière volontairement un peu exagérées mais que l’une incarnait un cynisme lucide et l’autre le monde des bisounours, le monde tel qu’on aimerait le voir mais qui n’existe pas.

La vérité est sans doute entre les deux, j’ai vu du vrai dans les deux thèses mais je pense également que je n’aurais pas répondu à la question de la même manière que les intervenantes.

Le fossé entre grandes entreprises et startups

Je commencerai par un argument qui je pense ne fait que peu débat : celui des différences de pratiques entre grandes entreprises et startups.

En effet les grandes entreprises sont connues pour générer une bureaucratie excessive et penser qu’on ne peut répondre à un monde complexe que par de la complication (Smart Simplicity : 6 règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué, La complication organisationnelle : irritant #1 de l’expérience employé et Le futur du travail : complexe par nature, simple par obligation).

Les plus positifs nous dirons que ce problème sera bientôt réglé par l’IA mais je n’y crois pas une seconde. La complication est la conséquence de la nature humaine et avoir des IAs pour remplacer « les gens qui font tourner les process » n’empêchera pas les gens de créer des organisations compliquées. Pire encore, on pourra se dire que la complication n’est plus un problème car on aura l’IA pour mettre de l’huile dans les rouages et remplacer les bullshit jobs.

Mais finalement je ne vois pas ce que vient faire cet argument ici : avoir des gens qui ne servent soit disant à rien ne me semble pas avoir grand chose à voir avec des sujets de compétence à part peut être que c’est une preuve d’un une forme d’incompétence en termes d’architecture organisationnelle. Ca peut même être le cas inverse : des gens compétents payés ne pas utiliser leur compétence.

Mais même cela je n’y crois pas, je pense que c’est juste le choix de la solution de facilité.

Par contre qu’il y ait un fossé en termes de pratiques RH et managériales entre les startups et les grandes entreprises est beaucoup plus vrai et je dirai même entre les entreprises de la tech et les autres.

Parfois c’est simplement dû à leur histoire. On ne peut pas demander à un jeune primo-entrepreneur qui va de plus s’entourer de gens de son âge d’avoir l’expérience du management d’une personne qui a 20 ans d’expérience et a vu et appris des choses dans différentes entreprises (Pourquoi l’humain est-il toujours la dernière chose qu’un entrepreneur apprend à gérer ?).

Pour avoir vécu la chose ça n’est qu’au moment où les démissions commencent à pleuvoir qu’ils se disent qu’il y a un sujet et pas toujours parce qu’ils commencent à penser « talent » mais parce qu’ils voient ce que cela leur coûte.

Allez parler à n’importe quel entrepreneur qui a monté plusieurs startups, il n’est en général que rarement élogieux sur la personne qu’il était en tant que manager lorsqu’il a monté sa première entreprise à moins de 30 ans. Ca s’appelle l’apprentissage de la vie, c’est tout.

Il y a également la question du moment de la vie d’une entreprise dont on parle. Quand on démarre une entreprise on a que rarement les moyens d’investir dans le « non productif » même quand on en a la volonté même si je trouve qu’on a aujourd’hui une génération d’entrepreneurs qui y porte beaucoup plus d’attention qu’il y a 20 ou 30 ans.

Et puis vient un facteur qui touche plus globalement le monde de la tech : tout va vite et on a pas le temps.

Le résultat est effectivement que c’est dans le monde de la tech et des startups que j’ai vu les pires horreurs…mais aussi les plus belles choses ou en tout cas les intentions les plus nobles . Quand vous partez de zéro et avez des convictions en la matière, il n’y a pas d’existant et vous pouvez construire une entreprise et une culture à l’image de vos convictions. Et l’exigence croissante des investisseurs en termes de RSE n’est pas une mauvaise chose non plus.

L’incompétence au pouvoir ?

Par contre le mot kakistrocratie que j’avoue avoir découvert à l’occasion m’a rappelé des choses bien connues et a fait écho à une de mes lectures récentes : The Bottleneck Is at the Top.

Le goulot d’étranglement se trouve au sommet de la bouteille. Dans la plupart des entreprises, l’orthodoxie stratégique a des défenseurs très puissants : les cadres supérieurs. Imaginez une pyramide organisationnelle dont le sommet serait occupé par des cadres supérieurs… Où trouveriez-vous les personnes ayant le moins d’expérience, le plus d’investissement dans le passé et la plus grande vénération pour le dogme industriel ? Au sommet. Et où trouverez-vous les personnes chargées d’élaborer la stratégie ? Encore une fois, au sommet.

Gary Hamel, Strategy as Revolution

Peut on parler d’incompétence pour autant ?

Alors oui on peut dire que comprendre son environnement, les changements, anticiper et penser les transformations nécessaires voire avoir le courage de les mener est un ensemble de compétences et donc cela signifierait que plus on monte moins on est capables de transformer.

Mais j’y vois surtout pour partie une déconnexion avec la réalité, le fruit des jeux politiques et les méfaits de l’entre soi et du group thinking. Le conformisme érigé en règle est un frein à l’expression des compétences.

Après il est vrai que beaucoup de managers refusent de recruter quelqu’un de plus compétent qu’eux oui qui a le potentiel pour le devenir et que la pensée divergente, celle qui fait avancer la choses est rarement bien vue (Dirigeants et managers : jusqu’où êtes vous prêts à protéger vos « éléments perturbateurs »).

Mais là encore on est dans le décisionnel et le changement et on s’éloigne du domaine des compétences strictes, ce qui m’amène à la manière dont j’aurais traité la question posée.

L’entreprise ne sait pas exploiter les compétences

Vu ce que les entreprises investissent et mettent en œuvre pour développer les conséquences je ne pense pas que ce soit le vrai problème. Bien sûr on peut penser que certains dispositifs sont mal adaptés, inefficaces ou activés trop tardivement mais cela ne me semble pas suffisant pour dire que l’entreprise rend incompétent.

Par contre il me semble assez évident qu’elle peine à utiliser les compétences qu’elle acquiert et développe.

Cela se voit au niveau décisionnel et opérationnel.

Je ne reviendrai pas sur le décisionnel que j’ai abordé plus haut.

Parlons donc de l’opérationnel.

Lorsqu’à une époque j’ai pris en main de sujet de l’expérience collaborateur j’ai logiquement commencé par formaliser le cycle de vie du collaborateur avec l’intention, ensuite de lister les moments clé et les points de contact entre le collaborateur et l’entreprise.

Et là j’ai remarqué une chose : toute la littérature disponible sur le sujet, tous les schémas mentionnaient toutes les étapes du recrutement au départ de l’entreprise, incluant bien sûr le développement du collaborateur mais rien, absolument rien ne concernait le collaborateur en situation de travail. On s’occupe du collaborateur à tous les moments de sa vie, on le choie, on développe ses compétences mais on ne se préoccupe aucunement de ce qui se passe quand il travaille (4e baromètre de l’expérience collaborateur : un sujet majeur en quête d’impact et Le flux de travail, plafond de verre de l’expérience employé).

C’est ce qui m’a souvent valu d’employer le qualificatif de « hors sol » pour parler des politiques RH. Je m’explique.

On aide le collaborateur à développer ses compétences, son savoir-faire, son savoir-être, un peu comme on poli un diamant et on pense qu’on a bien fait les choses.

La vérité est de que le collaborateur est ensuite plongé dans la réalité du travail, où il est impacté par ce que j’appelle son contexte de travail. Par contexte de travail j’entends : son manager, ses collègues, les règles, process et modes opératoires, la culture d’entreprise voire celle plus spécifique d’une équipe, les outils qu’il utilise etc.

La vérité est que chaque élément de ce contexte de travail peut ruiner un talent, ruiner le travail des RH. Et la plupart du temps ils s’additionnent pour faire en sorte qu’on ne récolte qu’une infime partie du potentiel du collaborateur (En grande partie, ce que nous appelons management consiste à compliquer le travail des gens)

C’est là où l’expérience employé devient une question de performance et qu’on comprend que c’est le contexte qui fait la performance (Pourquoi un très bon candidat peut devenir un mauvais salarié (ou l’inverse)). Et d’ailleurs les salariés le disent en mettant l’organisation du travail au premier rang des sujets qui comptent en matière d’expérience employé (L’expérience collaborateur : un levier de transformation au service de la performance).

Mon idée n’est pas que l’entreprise rend incompétent mais qu’elle empêche d’exprimer ses compétences. Vous me direz que ça en revient au même mais la nature du problème et donc de le régler en devient totalement différente.

Conclusion

Sur le moment je pensais spontanément que j’adhérais comme 70% des personnes présentes ce soir là à la thèse selon laquelle l’entreprise rend incompétente.

Au final mon avis est beaucoup plus nuancé : le problème n’est pas le développement des compétences, qui a mon avis fonctionne jusqu’à un certain point, mais la possibilité pour chacun d’utiliser ses compétences pour prendre des décisions et faire son travail.

Par contre croire que tout est parfait et que l’entreprise est par principe bienveillante en la matière et apprenante est vraiment tomber dans l’excès inverse.

Image : salarié incompétent de THICHA SATAPITANON via Shutterstock.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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