Je lisais l’autre jour un article très intéressant sur les impacts négatifs que l’on prête au télétravail (Le télétravail va-t-il tuer l’innovation et créer une épidémie de solitude ?).
Tout le monde connait je pense aujourd’hui mon avis sur la pratique du télétravail : il n’est pas par nature bon ou mauvais et fixer un nombre de jours arbitraire valable tous les salariés est tout simplement stupide et la preuve qu’on ne s’est jamais posé la question de savoir ce que le télétravail signifie vraiment dans le cycle de vie du collaborateur (Pourquoi un salarié veut-il ou doit-il télétravailler ?)
Les arguments discutables du retour au bureau
Quoi qu’il en soit il y a pleins de raisons bonnes mais le plus souvent mauvaises pour lesquelles les entreprises tentent de forcer le retour au bureau (Qui veut la peau du télétravail ?) avec des arguments qui vont à l’encontre des conclusions qu’elles avaient elle-mêmes tirées de l’expérience COVID (Difficile sera le retour au bureau)
Je ne mentionne même pas les situations ubuesque où, dans des organisations de plus en plus distribuées on force des gens à revenir dans des bureaux où ils ne travaillent qu’avec une ou deux personnes quand ça n’est personne, tout le monde étant sur des sites distants. Pour sûr ils voient du monde mais les connaissent à peine et ont encore moins de raisons de leur parler.
Mais je voulais spécifiquement aborder la question de la solitude qui à mon avis est moins un problème de télétravail qu’un problème de RH (un peu) et de société (beaucoup).
Lors du COVID et pendant la période qui a suivi j’ai beaucoup écouté nos salariés, procédé à des sondages réguliers mais également beaucoup parlé avec mes amis.
Ce qu’il en ressort est que ce qui leur manquait n’était pas le bureau mais les gens et dans cette perspective les apéros Zoom finissent par avoir des limites.
Mais dire « les gens » ne veut pas dire collègues. Pour ne prendre que mon exemple je continuais à voir des amis qui habitaient mon quartier. Au début pour des balades pendant la pause de midi (vous vous souvenez…les attestations auto générées à volonté qui faisaient qu’en un clic une sortie d’une heure était prolongée d’une autre heure…) puis de manière plus officielle au fur et à mesure de la levée des restrictions pour boire un verre en terrasse ou chez les uns ou les autres avant que les établissements aient le droit de recevoir du monde à l’intérieur.
Et je pense que ça a été le cas de beaucoup de monde. Collègues, amis, on continuait à se voir mais autrement, à d’autres endroits.
Ce qui compte pour un être humain c’est de voir des gens. Peu importe qui. Vous savez pourquoi les personnes âgée vont faire leurs courses au supermarché au heures de pointe alors qu’elles pourraient y aller à un autre moment et ne pas continuer à alimenter les queues devant les caisses ? Simplement pour voir des gens car elles n’en voient plus dans leur quotidien.
Même son de cloche en général chez mes autres amis et collègues « t‘inquiètes pas on voit du monde« . Enfin presque.
Les jeunes plus exposés au risque d’isolement
J’ai entendu aussi des gens dire, et je l’ai aussi vu et lu dans les médias, qu’ils se sont retrouvés plongés dans une solitude souvent profonde, principalement des jeunes, mais pas uniquement.
Je cite le post en question :
« Un dossier du Monde du 9 octobre nous alarme sur ce qu’il appelle une « épidémie de solitude » chez les jeunes de 18 à 24 ans. Selon une étude de l’IFOP, 62% des jeunes de 18-24 ans se sentent régulièrement seuls. Même chose dans une étude de janvier 2024 de la Fondation Jean Jaurès, révélant que 71% des 18-24 ans se sentent seuls. Et 63% des jeunes qui se sentent seuls déclarent en souffrir (dans l’enquête IFOP). Les sociologues auront vite fait d’accuser les réseaux sociaux, comme des alliés mais aussi des ennemis de la création de liens. L’une d’elles, cité par Le Monde indique que « avec tous ces codes de sociabilité intense qui sont rattachés à la jeunesse, on est vite stigmatisé, à ces âges, quand on est aperçu seul. Cela pousse les jeunes concernés à se mettre encore plus en retrait du monde ».«
Comment expliquer cela ?
C’est assez intuitif. Ce sont des populations qui commencent juste à construire leur vie et où le taux de célibat choisi ou subi est assez élevé, sans oublier ceux qui ne le sont pas mais ne vivent pas encore ensemble.
Ce sont aussi des gens qui parfois ont dû déménager à la fin de leurs études ou pour ce travail en particulier et n’ont pas eu le temps de se faire des amis, de se créer un réseau.
On comprend facilement que les jeunes ne sont pas les seuls concernés mais qu’ils ont plus de chances de l’être que les autres.
On ne va pas demander aux gens de se mettre en couple avec n’importe qui pour lutter contre les soit disant méfaits du télétravail mais, et c’est une chose qui m’avait sauté aux yeux avant le COVID, le fait qu’ils n’avaient pas, peu ou plus d’amis.
Plus d’amis ? Oui. Avec pour cause principale le surinvestissement dans le travail qui fait qu’on se voit de moins en moins, puis qu’on s’appelle de moins en moins puis qu’on se perd de vue. Ou tout simplement qu’on a pas le temps de s’en faire.
Mais on ne parle pas que de surinvestissement dans le travail. Souvent c’est juste un surinvestissement dans sa présence au travail. Pas la même chose mais même résultats.
Cela me rappelle qu’au milieu des années 2000, Sam Palmisano, alors président d’IBM avait dit lors d’une conférence donnée devant les étudiants d’une grande école française, au bonheur des étudiants et à l’effroi des enseignants :
« Et vous, allez faire du réseau social, non pas en ligne mais dans des bars. «
Personnellement j’ai toujours incité mes collaborateurs à prendre du temps pour voir leurs amis et s’en faire d’autre, quitte à les mettre à la porte du bureau lorsqu’ils restaient trop tard (une bonne manière, ceci dit, de lutter contre le présentéisme).
Quand les collègues remplacent les amis
Ce a quoi on m’a parfois répondu : « mais on a nos collègues ».
Ce à quoi je répondais que :
1°) Vous n’allez pas passer votre vie dans la même entreprise. Donc en changeant d’entreprise vous devrez repartir de zéro sans avoir un socle d’amis qui vous suivra partout.
2°) Si un jour les choses devaient mal se passer vous allez vous retrouver seuls au moment même où vous avez besoin d’être entouré.
3°) Méfiez vous de la notion d’amis ou de « famille » au travail. Vous êtes plutôt des coéquipiers avec tout ce que cela implique. (Qu’est ce que la culture et le management de Netflix nous disent sur le monde d’aujourd’hui).
4°) Quand vous avez passé votre journée à parler de sujet professionnel cela fait du bien de s’aérer l’esprit en parlant avec des gens d’autres secteurs, métiers, horizons. Bien sûr hors du travail je vois aussi des gens qui ont des activités similaires mais on parle très peu de travail et, surtout, 75% ont des métiers et travaillent dans des secteurs totalement différents du mien. Cela aère l’esprit et permet aussi d’apprendre beaucoup de choses qui seront parfois utiles un jour.
5°) On ne construit pas un réseau en restant derrière son bureau. Je me souviendrai toujours de mon directeur lorsque j’ai commencé dans le conseil qui nous disait « comment voulez vous savoir ce qui se passe dans les entreprises, leurs besoins, si vous restez au bureau jusque 20h. Sortez, voyez vos anciens collègues de promo qui bossent ailleurs, rencontrez. des gens… ». Sam Palmisano avant l’heure.
En somme j’ai toujours trouvé que le vide amical autour des gens était une bombe à retardement. Un job ça se quitte et ça se se perd, un couple ça se sépare, à la fin il n’y a que les amis qui restent durablement.
Mais pour cela il faut du temps.
Disons qu’on passe 8h/jour avec ses collègues soit 1744h par an minimum pour un cadre au forfait, 3h par jour avec ses proches plus 14h les week ends et les vacances (il faut bien dormir un peu) soit un peu moins de 3000h par an cela laisse peu de temps pour les amis et ce temps il faut le trouver. Le réflexe étant de ne pas mettre son couple et sa famille en péril c’est sur le temps « additionnel » passé au travail que ce temps doit se trouver.
Besoin d’appartenir vs besoin de posséder
Et c’est là que je parle de problème de société.
Car ce temps les entreprises veulent se l’accaparer. Elles appellent ça engagement ou sentiment d’appartenance, peu importe, elles veulent que 100% du temps de l’attention, des pensées des salariés soient orientés vers leur travail, peu importent les dommages collatéraux sur l’équilibre du collaborateur.
Au sentiment d’appartenance que recherche le collaborateur se substitue un besoin de posséder (le collaborateur) de la part de l’entreprise. De loin ça se ressemble, de près c’est radicalement opposé, voire différent.
A des degrés divers certaines excellent en la matière, frôlant les frontières de l’acceptable.
Ce que j’ai trouvé, c’est une famille de substitution. Pendant la semaine, je prenais tous mes repas au bureau. J’allais chez le médecin de Google et à la salle de sport de Google. Mes collègues et moi nous sommes entassés dans des Airbnbs lors de voyages d’affaires, nous avons joué au volley-ball à Maui après un grand lancement de produit et nous avons même passé des week-ends ensemble, une fois en payant 170 dollars et en faisant des heures de route pour courir une course d’obstacles sous une pluie glaciale.
[…]
Mon manager était comme le père que j’aurais aimé avoir. Il croyait en mon potentiel et se souciait de mes sentiments. Tout ce que je voulais, c’était continuer à être promu pour que nous puissions continuer à travailler ensemble au fur et à mesure que son étoile montait. Cela donnait un sens à chaque tâche, même si elle était éreintante ou fastidieuse ».
[…]
Comme la plupart de mes collègues, j’avais construit ma vie autour de l’entreprise. Il était si facile de m’en priver. Les personnes en congé n’étaient pas censées entrer au bureau, où j’allais à la gym et où j ‘avais toute ma vie sociale.
[…]
Aujourd’hui, je me rends compte que mon jugement était obscurci, mais après des années d’idolâtrie pour mon lieu de travail, je ne pouvais pas imaginer la vie au-delà de ses murs.
[…]
Après avoir démissionné, je me suis promis de ne plus jamais aimer un travail. Pas de la même manière que j’aime Google. Pas avec la dévotion que les entreprises souhaitent inspirer lorsqu’elles répondent aux besoins les plus élémentaires de leurs employés, comme la nourriture, les soins de santé et le sentiment d’appartenance. Aucune entreprise cotée en bourse n’est une famille. J’ai succombé à l’illusion que cela pourrait être le cas.
[…]
Lorsque les gens me demandent ce que je pense de mon nouveau poste, je hausse les épaules : C’est un travail.
The New York Times : After Working at Google, I’ll Never Let Myself Love a Job Again
Le télétravail révèle l’isolement plus qu’il ne le cause
Bien sûr il s’agit d’un cas extrême, tout n’est pas aussi noir partout, d’autant plus que dans ce cas il y également une affaire de harcèlement (mais est-ce surprenant ?) mais vous saisissez l’idée générale.
Pour en revenir au sujet de l’isolement je ne pense pas que le problème soit le travail mais la propension, parfois totalement consciente, parfois non, qu’ont certaines entreprises et managers d’isoler les collaborateurs d’abord de leurs amis, puis de leurs proches, de leurs familles sous couvert de culture d’entreprise et d’engagement.
Et lorsque ceux-ci s’en rendent comptent c’est souvent parce qu’il est trop tard et que le mal est fait.
Le problème n’est pas que le télétravail isole mais qu’il permet aux gens de réaliser qu’ils sont isolés. L’entreprise n’est pas la seule responsable mais porte une part de responsabilité dans tout cela.
Lorsque vous vous rendez compte si vous ne voyez plus vos collègues vous ne voyez personne une lumière rouge doit s’allumer quelque part. C’est votre équilibre qui est en jeu et, aussi contre intuitif cela peut il sembler, votre capacité à être performant dans la durée dans votre entreprise.
C’est pour toutes ces raisons que je pense qu’on fait davantage face à un problème de société, rampant, à une échelle qu’on peine à imaginer.
Conclusion
Ca n’est pas tant le télétravail qui isole les gens qu’il leur permet de réaliser qu’ils sont isolés. Il ne crée pas le problème dont les causes sont profondes mais il le révèle.
Dans ce sens les entreprises ont la responsabilité de préserver l’équilibre de leurs collaborateurs, ce qu’elles peinent à faire, même inconsciemment, en grignotant chaque minute, chaque petit morceau d’attention de leurs salariés avec, à la fin, que trop de ce qu’elles pensent être de l’engagement devienne une bombe de désengagement.
Mais à la fin, et c’est ce qui compte, cela crée des gens isolés et parfois brisés.
Image : solitude en télétravail de Lazy_Bear via Shutterstock