Longtemps j’ai été convaincu que la technologie nous aiderait à travailler mieux, individuellement et collectivement et ça n’est pas pour rien que la thématique historique de ce blog était la collaboration.
Quand on regarde les environnements de travail numériques et autres digital workplaces où il y a quasiment autant d’outils qu’il y a de besoin je ne peux m’empêcher de me souvenir d’une époque pas si lointaine où il y avait l’email, l’email et rien d’autre et essayer de faire rentrer des technologies collaboratives plus flexibles, moins structurées, permettant souvent le user generated content ressemblait à une course d’obstacle où avec des entreprises schizophrènes qui comprenaient l’intérêt des nouveaux usages mais espéraient que l’outil serait autoporteur et leur éviterait de changer pour créer le contexte nécessaire à sa réussite (On ne doit pas s’attendre à ce qu’une application fonctionne dans un environnement dans lequel ses hypothèses ne sont pas valides).
Une manière de dire que si aujourd’hui on trouve normal la myriade d’outils qui peuplent nos espaces de travail, il aura fallu du temps pour les y faire rentrer et pendant longtemps nous avons souffert de l’utilisation d’un outil unique, l’email, pour une foule de cas d’usage pour lequel il n’était pas fait.
Il existe aujourd’hui quasiment un outil par usage, ouvrant la porte à des usages intelligents : le bon outil pour le bon usage pour plus d’efficacité et poins de pénibilité.
On ne résout pas par la technologie des problèmes humains par nature
Voilà pour la théorie car quand je regarde ce qui se passe vraiment dans les entreprises je suis horrifié par ce que je vois. Un véritable cabinet des horreurs.
Est-ce une surprise ? Non. Les outils de collaboration et de communication ne sont que des outils et leur usage ne fait que refléter des manières de se comporter, de communiquer, de manager.
Ma définition du numérique est qu’il permet de faire plus et à plus grande échelle.
Lorsqu’on l’applique à de mauvaises pratiques, voire des pratiques dysfonctionnelles d’un point de vue humain, managérial, opérationnel et collaboratif on ne fait que dysfonctionner plus et à plus grande échelle et le recours intensif à ces outils lors de la phase de télétravail forcé imposée par le COVID n’a pas créé de nouveaux problèmes mais, au contraire, amplifié et rendu visibles des problèmes existant au bureau (Le télétravail : miroir des lacunes de nos organisations).
C’est exactement ce qu’on constate aujourd’hui (Outils collaboratifs en entreprise : de la confiture aux cochons ?).
Bien être et performance : la double peine !
Pendant trop longtemps les entreprises ont regardé le sujet de loin en se disant que finalement c’était le problème des collaborateurs : on leur donne des outils, ils les utilisent bien ou mal et c’est leur problème tant qu’ils font leur travail.
Une attitude irresponsable car elles s’en retrouvent pénalisées à double titre : une perte de productivité et d’efficacité d’une part, et une atteinte à la santé de leurs collaborateurs au travers de l’augmentation de la charge cognitive et mentale.
Ne nous trompons pas : nous sommes en face d’un fléau et peut être du mal du siècle pour les entreprises peu importe l’angle sous lequel on regarde le problème.
C’est ce que mettait en exergue une étude du cabinet Lecko il y plus d’un an (Pourquoi votre Digital Workplace nuit à la performance de votre organisation) mais si je les félicite d’avoir pris leur bâton de pèlerin pour évangéliser sur le sujet j’avais bien peur qu’ils soient en train de prêcher dans le désert avec une grande majorité d’entreprises disant « oui c’est intéressant mais on ne peut rien y changer ».
C’est donc avec intérêt que j’ai vu l’émergence d’une autre initiative allant dans le même sens : l’Observatoire de l’Infobesité et de la collaboration numérique.
Un vrai cabinet des horreurs
La lecture du référentiel 2024 de l’Observatoire de l’Infobesité et de la collaboration numérique m’a inspiré deux sentiments.
1°) Mon impression était la bonne.
2°) C’est vraiment pire que ce que je pensais.
A chaque slide de cette étude reposant sur l’analyse de Analyse de 106 millions de métadonnées d’emails et 3 millions de métadonnées de réunion provenant de 10 000 collaborateurs, managers, et dirigeants on trouve une quantité de chiffres qui permettent de saisir l’ampleur du problème.
C’est d’ailleurs un des grands mérites que je lui reconnais : c’est factuel, facile à comprendre et pas verbeux. La contrepartie est qu’on a l’impression, au fil des slides, de vivre une longue descente aux enfers sans pallier de décompression pour reprendre son souffle.
Je vais aller ici à l’essentiel mais reviendrai ultérieurement sur certains points clé dans des articles spécifiques.
L’infobésité : une réalité à l’ampleur sous estimée
L’infobésité, en tant que surcharge d’information numérique, est devenue un problème majeur pour les organisations modernes. Elle affecte non seulement la santé mentale des employés, mais également leur productivité et la qualité de leurs relations professionnelles.
Elle résulte de plusieurs facteurs :
- Emails : L’utilisation massive de l’email comme principal canal de communication, souvent mal ciblé (trop de personnes en copie) ou redondant. Par exemple, une grande partie des emails sont envoyés en copie à de nombreuses personnes pour s’assurer de la traçabilité des échanges ou par crainte de « manquer quelque chose » (syndrome FOMO).
- Réunions : La multiplication des réunions, souvent longues et redondantes, ajoute à cette surcharge. Le rapport indique que les collaborateurs, managers et dirigeants passent une part importante de leur temps de travail en réunion, avec des journées entières consacrées à cela, parfois sans temps pour se concentrer sur des tâches productives.
- Tchat et outils collaboratifs : Bien que leur adoption soit encore modérée, les outils de tchat et les plateformes collaboratives comme Microsoft Teams ajoutent un autre niveau de surcharge cognitive. Les notifications incessantes perturbent la concentration et favorisent une culture d’interruptions fréquentes.
- Hyper-connexion : L’augmentation du travail à distance, l’usage des smartphones, et les habitudes de travail en dehors des heures ouvrées ont exacerbé la tendance à être constamment connecté, rendant difficile la déconnexion mentale.
Et comme je le disais plus haut, on ne peut juste se dire « ils utilisent mal leurs outils tant pis pour eux » car le prix à payer est énorme pour le collaborateur comme pour l’entreprise :
Impact sur la santé mentale :
- Le stress lié à la gestion d’un volume important d’informations, combiné à la pression pour répondre rapidement aux emails, nuit au bien-être des employés.
- L’hyper-connexion pousse de nombreux collaborateurs et managers à travailler en dehors des heures de bureau, affectant leur équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle. Par exemple, 52 % des dirigeants envoient des emails pendant le week-end.
Aucune surprise ici : dans le futur du travail la charge mentale est la nouvelle charge de travail
Impact sur la productivité :
- L’infobésité affecte directement la concentration et la capacité à accomplir des tâches de manière efficace. Le temps consacré aux emails et aux réunions réduit considérablement le temps disponible pour des activités à haute valeur ajoutée.
- Le rapport montre que les dirigeants, qui sont les plus touchés, consacrent une part disproportionnée de leur temps à des réunions et à la gestion des emails, laissant peu de place à la réflexion stratégique et à la production.
Impact relationnel et managérial :
- La surcharge d’information perturbe également les relations de travail. La communication devient souvent moins qualitative, et les échanges numériques peuvent manquer de clarté, ce qui nuit à la collaboration.
- La multiplication des canaux de communication et des outils numériques crée un « mille-feuille communicationnel » où les mêmes informations sont dupliquées sur plusieurs plateformes, augmentant encore la confusion et l’inefficacité.
Où l’on reparle donc une fois de plus, au delà des outils, de l’impérieuse nécessité de se pencher enfin sur l’organisation du travail des travailleurs du savoir (Organiser le travail du savoir c’est régler beaucoup de problèmes en une fois).
Collaboration numérique : on a les outils mais pas les usages
Je disais plus haut qu’on avait tous les outils nécessaires mais qu’on en faisait n’importe quoi, l’étude en administre la preuve.
On est bien loin du « un besoin = un canal ».
Emails : Le volume d’emails échangés varie selon le niveau hiérarchique :
- Un collaborateur reçoit en moyenne 104 emails par semaine et en envoie 30.
- Un manager reçoit 205 emails et en envoie 64.
- Un dirigeant reçoit 342 emails et en envoie 100.
Ces chiffres soulignent une surcharge de communication numérique qui touche particulièrement les cadres et dirigeants, notamment en interne.
Réunions :
- Les collaborateurs passent en moyenne 6h47 par semaine en réunion.
- Les managers, 14h52 par semaine.
- Les dirigeants, environ 25h28 par semaine. Ces derniers peuvent passer jusqu’à 32 journées par an en « tunnel de réunions » (journées avec plus de 6h de réunions).
Une partie significative des emails est envoyée pendant les réunions, surtout chez les managers (14 % de leurs emails sont envoyés pendant des réunions) et dirigeants (22 %).
Outils collaboratifs :
- L’utilisation des tchats reste modérée : 52 % des collaborateurs l’utilisent peu (de manière mensuelle) et 41 % ne l’utilisent pas du tout.
- Les groupes collaboratifs sont aussi peu utilisés : 74 % des collaborateurs n’utilisent jamais ces outils, ce qui limite les échanges horizontaux.
On s’est battus pendant des années pour avoir des outils qui nous dispensent de subir les listes de diffusion, notamment pour les « bouteilles à la mer » et elles représentent aujourd’hui 17% des messages reçus !
Quant au reste on reparlera plus tard que plus une personne est haut dans la hiérarchie ou plus elle est expert plus elle a de chance de devenir un risque pour l’entreprise, un « single point of failure » en constituant un goulot d’étranglement qui bloque tout ce qui est en dessous d’elle par manque de temps et d’attention.
Des usages qui montrent des problèmes d’organisation, de management et d’organisation personnelle
Si on rentre dans les détails les choses ne sont en effet pas reluisantes et confirment mon propos introductif :
Le rapport inclut en effet des données quantitatives sur l’utilisation des emails, des réunions, et d’autres outils de collaboration numérique. Voici les principaux résultats :
- Volume d’emails :
- La majorité des emails échangés sont destinés à des collègues internes (55 % des emails pour les collaborateurs, 76 % pour les dirigeants).
- Une petite partie des emails (4 %) est transférée, mais ces transferts représentent 15 % du volume global des emails envoyés, ce qui suggère un usage fréquent des emails « parapluie » (emails avec plus de 5 personnes en copie).
- Temps consacré aux réunions :
- Les collaborateurs passent environ 10h48 par semaine en réunions.
- 26 % des réunions sont planifiées à la dernière minute, entraînant une surcharge organisationnelle.
- En moyenne, les réunions incluent 3,4 participants, mais 10 % des réunions participées par les collaborateurs se chevauchent.
- Hyper-connexion et réactivité :
- 15 % des collaborateurs répondent à plus de 35 % de leurs emails en moins de 5 minutes, ce qui témoigne d’une culture de l’urgence et de la réactivité excessive.
- La gestion des emails en dehors des heures de travail est préoccupante : 7 % des collaborateurs et 52 % des dirigeants envoient régulièrement des emails le soir ou le week-end.
Ces données révèlent un rythme de travail numérique intense, marqué par la surcharge d’emails et de réunions, qui affecte l’efficacité et la qualité de vie des employés.
SOS QVT !
Si les managers et responsables opérationnels sont atterrés par les chiffres qui précèdent qui mettent des données sur des perceptions et montrent toute la déperdition d’énergie qui impacte la performance individuelle et collective, la partie qui suit devrait montrer aux RH qu’ils ne sont pas tout blancs dans l’histoire et ont laissé se développer des pratiques destructrices en termes de QVT.
Le rapport inclut des données quantitatives sur l’utilisation des emails, des réunions, et d’autres outils de collaboration numérique. Voici les principaux résultats :
- Charge de travail numérique :
- La gestion des emails consomme une partie significative du temps de travail : les collaborateurs passent 3h14 par semaine à traiter leurs emails, tandis que les dirigeants y consacrent 10h45 par semaine.
- En parallèle, les réunions accaparent une large part du temps disponible : les dirigeants, par exemple, n’ont plus que 17 % de leur temps de travail pour se concentrer sur des tâches de production individuelle.
- Hyper-réactivité et stress :
- La culture de la réactivité (répondre aux emails dans les minutes qui suivent leur réception) est une source de stress et contribue à la surcharge mentale.
- L’usage intensif des emails et des réunions réduit le temps consacré à des activités à haute valeur ajoutée et à la concentration, ce qui peut créer une sensation d’épuisement et de perte de contrôle sur son travail.
- Hyper-connexion :
- L’hyper-connexion est un problème récurrent, notamment chez les dirigeants, dont 52 % travaillent pendant les week-ends et 35 % en dehors des horaires habituels.
- Les collaborateurs sont également touchés, avec 7 % d’entre eux reconnectés pendant leurs soirées et leurs week-ends.
Le rapport met en lumière la nécessité de réguler les pratiques numériques pour éviter les effets néfastes sur la santé mentale et la qualité de vie des employés, tout en améliorant la gestion du temps et la productivité.
C’est cohérent avec d’autres chiffres que j’avais remonté par le passé (Smart Simplicity : 6 règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué) car on est bien en face d’une conséquence de la complication organisationnelle (La complication organisationnelle : irritant #1 de l’expérience employé):
• Les managers du quintile supérieur des organisations les plus compliquées passent plus de 40% de leur temps à rédiger des rapports et de 30 à 60% en réunions de coordination.
• Dans les organisations les plus compliquées, les équipes passent entre 40% et 80% de leur temps à le perdre, non qu’elles ne fassent rien mais parce qu’elles font des choses improductives.
• Au cours des 15 dernières années le nombre de structures d’interface, de coordination, de process de contrôle a augmenté entre 50 et 350%.
Conclusion
Tant qu’on parle de flux de travail invisibles les entreprises ont toujours eu tendance à cacher la poussière sous le tapis en disant que « comme on ne le voit pas faison comme si ça n’existait pas » (L’open space n’est pas une usine mais parfois vous devriez le regarder ainsi).
Pour autant on n’a plus le droit de faire comme si on était aveugle : cette étude et celles de Lecko montrent qu’on dispose de données pour comprendre le travail des travailleurs du savoir, que ce soit pour le meilleur comme pour le pire (L’organisation quantifiée : Graal ou Big Brother ?) et on ne peux plus tolérer que cette population soit laissée à l’abandon quand on parle d’améliorer les pratiques de travail (Les travailleurs du savoir, les exclus de l’excellence opérationnelle ?).
J’aurai l’occasion de revenir dans le futur de manière plus spécifique sur le contenu de ce référentiel.
Image : surcharge mentale de Ad Gr via Shutterstock