Beaucoup d’entreprises imaginent que forcer le retour au bureau favorisera les connexions entre collègues et, par voie de conséquence, renforcera le sentiment d’appartenance, la collaboration, l’innovation, la productivité et l’engagement.
Sur le papier cela peut se comprendre comme se discuter, dans la pratique de la même manière que je disais récemment que le télétravail n’était pas la cause de la solitude mais son révélateur (Ce que nous dit vraiment le sentiment de solitude de certains en télétravail), la présence au bureau ne garantit rien non plus.
Connectés hors du bureau, seuls au bureau
Je ne m’étendrai pas sur ce que je disais dans l’article sus-mentionné : ça n’est pas parce qu’on est en télétravail qu’on est seul !
On peut être connecté à ses collègues à distance de manière efficace et conviviale, repenser ces moments de convivialité, voir ses collègues de temps en temps au bureau ou hors du bureau (moments subis vs moments choisis) et, surtout voir des gens qui ne sont pas des collègues.
Mais bien sur dans une perspective managériale on se moque bien de savoir si vous avez des amis, si vous les voyez et si c’est important pour votre équilibre personnel qui a un impact non négligeable sur votre équilibre professionnel.
Ce qui est important est que vous voyiez vos collègues ! Logique puisque c’est avec eux que vous allez apporter de la valeur à votre entreprise.
Mais est-ce que parce qu’on est au bureau qu’on est pour autant connectés aux autres ? On ne peut pas dire qu’on d’exemples de personnes seules au bureau.
Ca n’est pas parce qu’on est au même endroit qu’on se parle
Vous avez vu ces open spaces avec des gens alignés comme des poules en batterie où personne ne se parle. Voire où se parle par teams à trois mètres de distance alors que l’objectif est de (re)créer du lien humain ?
Faire revenir les gens au bureau pour qu’ils échangent par Teams au sein d’un même open space en voilà une belle preuve d’efficacité du retour au bureau…ou la preuve que la connexions entre les gens n’est pas l’objectif poursuivi.
Vous avez également des gens naturellement timides, des gens mal intégrés voire des personnes qui aiment le calme et une forme de solitude et tout simplement ceux qui préfèrent garder leurs distances et ils ne croient pas au mythe de l' »entreprise famille » (Qu’est ce que la culture et le management de Netflix nous disent sur le monde d’aujourd’hui).
Ca n’est pas parce qu’on se parle qu’on a envie de faire des choses ensemble
Si mettre les gens dans une même pièce n’est pas la garantie de créer des relations, créer des relations ne veut pas dire qu’il va en ressortir quelque chose d’autre que les échanges minimaux nécessaires pour faire son travail.
La plupart des échanges au bureau sont transactionnels et on voit son interlocuteur avec un prise fonctionnel et pas humain.
Il ne faut pour autant pas nier la dimension qualitative des échanges. Même s’ils sont anodins à la machine à café ce sont eux qui créent du liant entre les gens mais leur point commun est qu’ils n’obéissent à aucune règle à part « les gens se croisent au même endroit au même moment ». On les rend possibles mais on ne peut les organiser.
Pour certaines personnes c’est naturel en ligne mais ce sont des exceptions. Pour autant n’est il pas possible de provoquer ces moments sans faire revenir les gens au bureau ? C’est le cheval de bataille des entreprises qui ont implémenté avec succès le télétravail : on n’est pas obligés de se voir uniquement pour travailler, au contraire. Encore la question des moments choisis vs. les moments subis.
D’ailleurs même si les entreprises organisent, et elles ont raison, des moments de rencontre, de convivialité, ça ne représente quasiment rien comparé aux moments que les salariés décident d’organiser entre eux de manière informelle.
On peut être ensemble sans travailler ensemble
Il arrive également dans des grandes entreprises, mais pas uniquement, que des gens soient ensemble au bureau mais n’aient rien à se dire car elles ne travaillent pas ensemble et parfois ne se connaissent pas et n’ont aucune raison de se connaitre !
C’est le propre du travail distribué dont les entreprises raffolent pour des raisons d’efficacité et de performance mais dont elles ne semblent pas vouloir tirer toutes les conséquences.
Quand une équipe est composée de 5 personnes situées sur 5 sites différents, être au bureau ou non ne change rien à leur vie, c’est juste frustrant pour ceux qui subissent 1H de trajet pour aller dans un bureau d’où elles travailleront avec des personnes situées à des centaines ou milliers de kilomètres de là.
A ce moment leur premier désir est même de fuir que profiter de ce temps de présence pour aller vers les autres.
La question n’est pas l’endroit mais la raison d’y aller
Si créer des connexions importe on comprend donc que rassembler les personnes n’est qu’un moyen qui ne se substitue pas à leur volonté d’en créer et donc à ce qu’ils recherchent au travers de ses connexions.
C’est là qu’intervient une recherche menée par le NeuroLeadership Institute et Akamai qui montre ce que signifie le concept de connexion pour les salariés (What Employers Get Wrong About How People Connect at Work).
En bref, ce modèle identifie quatre types de connexions essentielles :
Connexion avec les collègues : Il s’agit des relations de soutien et de collaboration entre collègues. Ces interactions favorisent le travail d’équipe et permettent de créer un environnement de travail plus solidaire et performant. Une connexion forte avec les collègues est souvent associée à un soutien social accru et à une meilleure performance collective.
Connexion avec les dirigeants : La relation entre un employé et ses supérieurs joue un rôle crucial dans l’engagement. Un bon leader offre des opportunités, donne de l’autonomie, et fournit un feedback clair et équilibré. Environ 70 % de la variance de l’engagement au sein d’une équipe peut être attribuée au comportement du manager, ce qui montre à quel point cette connexion est importante.
Connexion avec l’employeur : Elle se réfère à l’alignement des valeurs de l’employé avec celles de l’entreprise. Un fort sentiment de connexion avec l’employeur peut accroître la motivation et le sentiment d’appartenance, alors qu’un manque de connexion peut entraîner une démotivation et un désengagement, voire un départ.
Connexion avec le rôle : Cette connexion décrit la satisfaction que les employés ressentent vis-à-vis de leur travail. Elle est liée au concept de « flow » où les tâches sont si engageantes que le reste du monde semble disparaître. Une bonne connexion avec le rôle signifie que les employés comprennent clairement leurs responsabilités, sont motivés et voient des perspectives d’avancement.
Bien sûr la pondération de chacune de ces formes de connexion varie selon les individus voire le contexte et cela fait un peu écho à ce que recherche un salarié à chaque moment de son cycle de vie dans l’entreprise et ses projets qui vont que le télétravail sera plus ou moins désirable, acceptable et impactant (Pourquoi un salarié veut-il ou doit-il télétravailler ?).
L’impact variable du lieu de travail sur les connections entre collaborateurs
Si créer des connections est un préalable nécessaire à de nombreuses choses vitales il importe donc de se demander à quel point la présence au bureau, permanente et ponctuelle permet de rendre ces connexions possibles.
Connexion avec les collègue : se voir est essentiel pour démarrer en entretenir la connexion. Mais le faire au quotidien transforme une connexion choisie en connexion subie.
Travailler ensemble aide aussi à créer des liens, parfois entre des personnes qui se contentaient du minimum vital en termes d’interactions, notamment lorsqu’elles ont traversé et réglé des situations compliquées voire de crise ensemble. Mais cela se passe très bien à distance aussi…à la limite ça peut donner envie à des gens qui travaillaient à distance de se voir « en vrai ».
Connexion avec les dirigeants : le problème ici est que le problème dans le télétravail est moins la capacité du salarié à travailler à distance que celle du manager de manager à distance ! Plus facile de rappeler le salarié au bureau que d’améliorer les compétences des managers (Le télé-manager, maillon faible du télétravail et Le management dans le futur du travail : leadership digital et approche systémique du management).
Quant aux compétences des supposés leaders de faire exister leur leadership à distance… il est encore une fois plus simple faire porter le problème par le salarié que par le leader.
Connexion avec l’employeur : s’il suffisait que tout le monde soit au bureau pour régler les problèmes de motivation et d’engagement cela se saurait depuis longtemps. Là encore on fait porter sur le télétravailleur la responsabilité de dysfonctionnements ancestraux (Le télétravail : miroir des lacunes de nos organisations). Pire : le rappel forcé au bureau peut même être perçu comme une rupture de confiance entre employeur et salarié.
Connexion avec le rôle : on est dans une logique orientée « opérations » qui n’a rien à voir avec le lieu de travail .
Aujourd’hui l’organisation du travail est au coeur des attentes en termes d’expérience collaborateur (L’expérience collaborateur : un levier de transformation au service de la performance) mais personne ne se pose trop la question de savoir comment améliorer les choses (Les travailleurs du savoir, les exclus de l’excellence opérationnelle ?).
Il faut travailler le mix de connections
Donc non seulement chaque salarié n’est pas en recherche du même type de connexion en fonction de son contexte personne mais de plus le présentiel n’a pas le même effet selon les connections que l’on désire activer.
C’est donc à l’entreprise de trouver le bon mix, une vraie gageure quand on sait qu’en plus d’avoir un impact différent sur chaque salarié, le cumul des connections peut être hautement contreproductif.
Par exemple si le retour au bureau va stimuler les connections avec les employés, il peut créer défiance et désengagement avec les dirigeants et managers dont la présence va être perçue comme intrusive voire avec l’employeur qui a rompu une relation de confiance en imposant ce retour au bureau.
Dit autrement l’entreprise ne peut gagner sur toutes les dimensions à la fois et l’avenir dira si le retour forcé au bureau ne sera pas une machine à démotiver et désengager.
Une vision court termiste
Il ressort de tout cela que le retour au bureau risque de ne pas avoir les bienfaits qu’on lui prête, voire pourra s’avérer hautement contreproductif.
Derrière les marronniers que sont la créativité, la productivité, l’engagement et les autres arguments cités on peut y voir une manière facile de ne pas s’attaquer aux vrais problème et cacher la poussière sous le tapis.
J’évoquais plus haut la question des managers incapables de manager à distance mais de manière générale les entreprises ont considéré le télétravail sous l’angle de la distance en cachant sous le tapis le besoin de repenser le travail (Dans le télétravail ce qui compte c’est…le travail).
De la même manière on a raté une occasion unique de repenser les organisations à l’aune des exigences du monde actuel en profitant de la dynamique post-COVID (L’organisation post-COVID : plus plate, agile, flexible, rapide, simple).
Bref, avec le retour au bureau l’entreprise punit ses collaborateurs pour son propre manque de courage et de vision.
Conclusion
Pendant le COVID et même après j’ai souvent entendu que rien ne serait plus jamais comme avant et même si l’expression avait le don de m’irriter (Le monde d’après n’existe pas) je pensais tout de même qu’on en tirerai des leçons.
Et bien non. 4 ans plus tard le COVID n’a jamais existé et on en a tiré aucune leçon et on continue à faire le distinguo télétravail/présentiel sans avoir rien appris de ce que l’un et l’autre favorisent ou pénalisent et que la question n’est pas de savoir d’où travaille une personne à un moment donné mais quels sont ses besoins et quels sont ceux de l’entreprise.
Le retour au bureau se fait sur le présupposé que tout sera mieux au bureau et on vient d’avoir la preuve du contraire. Pour progresser sur une dimension il faudra accepter de régresser sur d’autres et cela personne ne semble en avoir conscience.
Image : retour au bureau de rblfmr via Shutterstock.