Il y a de multiples raisons pour lesquelles les entreprises forcent le retour au bureau et l’un d’entre eux est la productivité.
Nous avons déjà évoqué la question de la solitude des collaborateurs à distance (Ce que nous dit vraiment le sentiment de solitude de certains en télétravail) et celle de la création de connexions entre les collaborateurs qui est un sujet plus complexe qu’il n’y parait (Les gens sont de retour au bureau ? Et alors ?), il est désormais l’heure de parler du marronnier de la productivité.
Contrairement à Amazon, Google continue sur la voie du télétravail mais brandit l’épouvantail de la productivité comme condition au maintien de la mesure :
« Selon M. Cassey, il n’est pas prévu de modifier la politique des trois jours au bureau de Google, bien que M. Pichai ait souligné que le maintien de la productivité pendant les jours de travail à domicile est essentiel pour que cette politique reste en vigueur. » (Want employees to return to office? Give them a reason to do so)
Mais avant d’aller plus loin je tiens à préciser que je ne suis pas un pro ni un anti télétravail à 100% : pour moi selon le contexte d’une personne donnée et de l’entreprise le pourcentage idéal de télétravail idéal pour cette personne va de 0 à 100% et est à réévaluer en permanence (Pourquoi un salarié veut-il ou doit-il télétravailler ?). Je ne crois donc pas aux politiques uniformes qui s’appliquent tout le temps à tout le monde.
La productivité, un argument qui a bon dos auquel on fait dire ce qu’on veut
Je m’étonnais il y a peu que les entreprises ressortent cet argument alors qu’elles nous disaient le contraire à la sortie de l’épisode du COVID.
D’accord le terme de productivité n’est pas explicitement mentionné mais il est impossible de ne pas penser qu’il l’est implicitement.
Mais globalement il n’est pas un étude qui n’aille pas dans ce sens.
Pendant la pandémie de COVID-19, la perception de la productivité des travailleurs et des employeurs a évolué de manière contrastée selon les secteurs et les types de tâches. De nombreuses études montrent que le télétravail a souvent été perçu comme plus productif que prévu, surtout dans les secteurs à forte intensité de connaissances. Une enquête réalisée par le Boston Consulting Group auprès de 12 000 employés dans plusieurs pays a révélé que la plupart des travailleurs estimaient avoir maintenu, voire amélioré leur productivité en travaillant à distance. Parmi les employés interrogés, environ 75% pensaient être aussi productifs ou plus productifs en télétravail, notamment grâce à la suppression des trajets et à la possibilité de se concentrer davantage sur des tâches complexes (Survey Shows Employees Felt Surprisingly Productive During COVID-19).
Du côté des employeurs, environ 60% des managers estimaient que la productivité de leurs équipes était également améliorée par le télétravail. Cependant, certains employeurs exprimaient des inquiétudes quant à la perte de collaboration, l’isolement des travailleurs, et la difficulté à maintenir une culture d’entreprise solide dans un environnement entièrement virtuel. (Teleworking is not going anywhere – here’s why).
Reconnaissons tout ce même que tout le monde n’en a pas tiré le même profit. Il y avait en effet des disparités importantes en fonction des industries. Par exemple, certains secteurs, comme les services à faible valeur ajoutée, ont observé des baisses de productivité, en particulier parmi les employés avec des configurations de télétravail inadéquates ou des problèmes de communication. En revanche, les employés dans des métiers technologiques ou créatifs ont souvent vu des gains de productivité dus à une plus grande autonomie et à un environnement de travail flexible (même source).
J’y vois surtout une question de contenu du travail : à défaut de motivation intrinsèque pour tes tâches à faible valeur ajouté on utilise une motivation extrinsèque plus communément appelée pression et micro-management.
Je n’y vois pas tant un problème de productivité que de tâches qui ne devraient aujourd’hui plus être confiées à des humains qui de toute manière ne les aiment pas.
Personne ne mesure la productivité
Mais le vrai problème quand on convoque l’argument de la productivité c’est, comme le montre le vocable de toutes ces études, qu’on est dans le domaine de la perception.
Pourquoi ? On parle par définition de métiers télétravaillables, donc de travailleurs du savoir et c’est le seul type de travailleurs dont on ne sait mesurer la productivité.
Peter Drucker, souvent qualifié de père du management moderne, a reconnu très tôt l’importance croissante des travailleurs du savoir (ou knowledge workers), dont la productivité est essentielle dans les économies modernes. Selon lui, la productivité des travailleurs du savoir est fondamentalement différente de celle des ouvriers dans l’industrie traditionnelle. Il la décrit comme étant plus difficile à mesurer car elle n’est pas simplement une question de quantité de production, mais de qualité, d’innovation et de prise de décision.
Drucker insiste sur le fait que la productivité des travailleurs du savoir repose en grande partie sur leur autonomie et leur capacité à gérer leur propre travail. Contrairement aux travailleurs manuels, qui suivent des processus répétitifs, les travailleurs du savoir doivent résoudre des problèmes complexes, souvent de manière créative. Pour améliorer leur productivité, il propose de leur donner la liberté de structurer leur travail et d’encourager une approche axée sur les résultats plutôt que sur les heures de travail (Le télétravail impose une culture du résultat et Dans le futur du travail on contrôle le résultat et rien d’autre).
Un travailleur du savoir est productif lorsqu’il fait ce qu’on attend de lui, prend de bonnes décisions, résout les problèmes auquel il est confronté. Pourvu le niveau d’exigence soit réaliste et n’ait pour pour but de le prendre en défaut on ne peut rien mesurer, juste constater.
On a affaire à une population dont on ne peut mesurer la productivité donc qu’on presse à l’excès sans comprendre leur travail (Les travailleurs du savoir, les exclus de l’excellence opérationnelle ?)…en contrepartie elle demande davantage d’équilibre entre travail et vie privée, ce qu’on prend pour du désengagement que l’on espère comenser par du micromanagement.
« Certains travailleurs du savoir réévaluent l’importance de l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée et résistent aux efforts visant à augmenter leur charge de travail. En réponse au phénomène de désengagement au travail, certains managers ont augmenté leur niveau de supervision, demandant plus de réunions et de rencontres en personne. En conséquence, de nombreux travailleurs du savoir ont l’impression que leur productivité a diminué et qu’ils font l’objet de micro-management » (The Future of Knowledge Work: What Drucker can teach us).
Exactement l’inverse de ce qu’il faut faire : au lieu d’un meilleur management on leur impose du micro-management.
Ordonner un revirement fondamental sur la base d’un indicateur impossible à mesurer nous met devant un problème insoluble : puisqu’on ne peut mesurer l’impact du télétravail sur la productivité on ne pourra pas non plus mesurer celui du retour au bureau.
Ca s’appelle soit l’arbitraire soit la règle de l »Hippo » (Highest Paid Person’s Opinion).
Ceci ne satisfait en rien mon goût pour la rationalité et la transparence dans la prise de décision.
Productivité individuelle et productivité collective
J’avais mis en évidence que le télétravail ne créait aucun problème nouveau mais ne faisait que mettre en lumière des dysfonctionnements existants (Le télétravail : miroir des lacunes de nos organisations).
Parmi ces dysfonctionnements je ne peux pas ne pas mettre l’accent sur l’incapacité des entreprises et des collaborateurs à collaborer et utiliser les outils de collaboration numérique qui sont indispensables dans notre quotidien aujourd’hui, a fortiori en télétravail (Infobésité Numérique : Quand les Outils de Collaboration Dégradent Productivité, QVT et Amplifient la Charge Mentale). On fait davantage face à une question de mauvaises utilisation des outils qui, de plus, amplifie les lacunes des uns et des autres en termes de communication et de management (Le télé-manager, maillon faible du télétravail).
Un ensemble de personnes peuvent être productives individuellement mais rendues moins productives collectivement par les pratiques de collaboration et le management.
Une vraie solution serait de se pencher sur la manière dont on définit les cas d’usages (Etes vous vraiment prêts pour tous les cas d’usage du télétravail ?), forme les gens, travaille sur la posture des managers et des leaders à distance (Le management dans le futur du travail : leadership digital et approche systémique du management).
Serait. Mais les entreprises se refusent à apprendre de l’épisode du COVID et se satisfont d’un retour à la normale plus rassurant qui évite de remettre pleins de choses en cause. Prions juste qu’on n’ait pas à se rendre compte lors d’un COVID-30 qu’on a absolument rien appris, qu’aucune conséquence n’a été tirée, et qu’on ne se retrouve pas face aux mêmes problèmes qui étaient de nature organisationnelle et managériale avant tout.
Ramener les gens au bureau ne solutionnera pas ces problèmes mais contribuera à rendre moins visibles et problèmatiques les lacunes des uns et des autres qui sont ceux, d’ailleurs, qui militent pour un retour au bureau.
Conclusion
Quand on évoque l’argument de la productivité en télétravail on invoque une grandeur impossible à mesurer au sujet de gens qui ont besoin d’autonomie et dont on ne peut comprendre et formaliser le travail.
Partant de là toute discussion sur le sujet est impossible car sans base tangible on peut donc s’en servir pour justifier n’importe quoi.
En attendant les vraies causes des problèmes de productivité à savoir le management et l’utilisation des outils collaboratifs font figure d’éléphant dans la pièce.
Image : productivité en télétravail de Djavan Rodriguez via Shutterstock