Le moins qu’on puisse dire est qu’en France on est doués pour faire des études prospectives mais qu’on préfère surtout donner de l’importance à ce qui nous confortent dans le status quo.
1994 : le rapport Thery sur les autoroutes de l’information
Nous sommes en 1994. Le monde commence à murmurer le mot Internet, Al Gore rêve de « réseaux de communication mondiaux » et de « démocratie participative », et les géants américains comme Yahoo, eBay et Amazon se préparent à révolutionner notre quotidien. Et pendant ce temps, en France, on sort le rapport Théry (30 ans de la parution du rapport Théry sur les autoroutes de l’information), un chef-d’œuvre d’analyse visionnaire demandé par Édouard Balladur. Dans ce rapport, on apprend avec assurance qu’Internet n’est finalement qu’un simple « précurseur de réseau d’autoroutes », un peu comme un brouillon qu’on observe avec curiosité, mais sans s’imaginer un instant qu’il pourrait rivaliser avec notre bon vieux Minitel.
D’ailleurs, la comparaison des chiffres parle d’elle-même : dans ce rapport, on mentionne Internet à peine 15 fois, alors que le Minitel recueille un glorieux total de 66 mentions. La France sait où se trouvent ses priorités. Internet, en revanche ? Trop « ouvert », trop « coopératif » pour proposer des « services commerciaux » sérieux et garantir la qualité de voix ou d’images en temps réel. « Les limites d’Internet démontrent qu’il ne saurait, dans le long terme, constituer à lui tout seul, le réseau d’autoroutes mondial », affirme doctement le rapport. Un réseau mondial ? Ridicule ! Pas avec cet Internet bancal, du moins.
Mais ce n’est pas tout. Le rapport, inquiet des « limites » d’un réseau aussi ouvert, loue plutôt le Minitel et son standard propriétaire bien de chez nous, qui avait atteint 7 millions de terminaux. Nos experts n’ont pas encore entendu parler de TCP/IP ou de ce qu’il allait changer dans les années à venir, mais qui peut leur en vouloir ? Le Minitel, c’est du sérieux, solide, normé. À l’étranger, ils s’amusent avec leur « Web », mais ici, on préfère miser sur ce qui est sûr. Et puis, les experts étaient d’accord : « Internet, un précurseur de réseau d’autoroutes », pas plus, pas moins.
Finalement, tandis que le monde se lance dans la construction de l’infrastructure numérique qu’on connaît aujourd’hui, le rapport Théry nous rappelle que « réinventer l’histoire est facile », mais que l’avenir se voyait, à l’époque, bien différemment. Les plateformes numériques ? Une simple anecdote pour les experts du moment, qui n’imaginaient pas que les télécoms seraient balayés par les nouveaux géants du numérique.
Au fond, ce rapport ne fait que rappeler une leçon maintes fois apprise mais jamais retenue : l’innovation ne suit pas toujours le chemin que l’on trace.
Mais on a pas toujours été aussi mauvais ! Ou presque.
1987 : le rapport Riboud
Quelques années plus tôt, en 1987, Jacques Chirac a commandé le Rapport sur les nouveaux services, emplois et qualifications, également connu sous le nom de rapport Riboud, pour anticiper les transformations du marché de l’emploi face aux avancées technologiques et aux mutations industrielles. Dirigé par Antoine Riboud, alors PDG de Danone, ce rapport offrait une vision novatrice, soulignant la nécessité pour la France de préparer ses travailleurs aux nouveaux défis posés par les technologies émergentes.
Riboud avait vu que le progrès technologique, bien qu’il offrait des opportunités, imposait également une révision des compétences et des pratiques professionnelles. Ainsi, le rapport insistait sur l’importance de la formation continue pour permettre aux salariés de s’adapter à un environnement où les technologies changent les métiers et augmentent la demande de nouvelles compétences, notamment dans les secteurs du numérique et des services. Riboud estimait que sans cette adaptation, la technologie risquait de creuser des inégalités, tant au sein des entreprises que sur le marché du travail en général.
Le rapport prônait également une flexibilité accrue dans les modes de travail pour intégrer les nouvelles pratiques que la technologie rendait possibles. Il anticipait les bouleversements liés à l’automatisation et à la digitalisation, qui modifiaient profondément les métiers traditionnels. Riboud soulignait que l’innovation ne devait pas seulement être perçue comme un défi technique, mais comme un enjeu humain et social. La technologie, selon lui, devait être accompagnée par une restructuration du travail pour maintenir le bien-être des salariés et éviter une polarisation excessive des compétences.
Pendant longtemps la baseline de ce blog a d’ailleurs été tirée de ce rapport :
« Les entreprises les plus performantes sont celles qui pensent solidairement le changement technologique, le contenu du travail et le changement des rapports sociaux internes à l’entreprise« .
Vous retrouverez d’ailleurs quelques citations de ce rapport et plus généralement de la vision d’Antoine Riboud dans cet ancien article : Des entreprises et des Hommes : la performance selon Antoine Riboud.
Et si le rapport Théry a convaincu nos décideurs qu’il fallait surtout ne rien changer, il semble bien que le rapport Riboud ait eu le même effet alors qu’il préconisait tout l’inverse.
Mais faut il être surpris ? L’Etat comme les entreprises semblent avoir du mal d’écouter les vérités qui dérangent et ceux qui vont contre le status quo (Il y a 50 ans , le discours de Marseille. Et depuis ? Pas grand chose.).
Bref on en est en 2024 à paniquer devant les conséquences une révolution qu’on aurait pu anticiper il y a 40 ans avec tout le temps de s’y préparer.
Conclusion
Un post de fin de semaine ironique et distrayant qui n’a d’autre but que de nous rappeler qu’avoir fait un choix technologique précurseur peut empêcher d’être lucide vis à vis de l’avenir et que peu importe que les experts aient raison ou tort ceux qui les lisent feront toujours tout pour comprendre ce qui les dérange le moins.
Image : anticipation de sutadimages via Shutterstock.