Le débat qui fait rage sur le télétravail et le retour au bureau a cela d’intéressant car il nous permet de nous questionner sur les différents arguments invoqués et, pourquoi pas, se demander si le problème n’est pas ailleurs.
Nous avons déjà vu que le retour au bureau pour créer des connections entre les gens était pour le moins questionnable (Les gens sont de retour au bureau ? Et alors ?), d’autres ont démontré qu’il était possible de créer et faire vivre une culture d’entreprise à distance (The Myth of the ‘Missing’ Remote Work Culture) et pour ce qui est de la productivité (Productivité en télétravail : mythe ou réalité ? Ce que les entreprises refusent d’admettre) il faudrait déjà être en mesure de la mesurer.
Aujourd’hui c’est encore de la productivité des télétravailleurs que je voudrais parler mais en allant plus loin et proposant des solutions concrètes.
Le télétravailleur est un travailleur du savoir comme les autres
Le télétravailleur est par définition un travailleur du savoir et parler de sa productivité nous ramène à un débat vieux de 50 ans au moins, débat qui n’arrive pas à accoucher d’une réponse pour une raison principale : des managers et dirigeants qui n’arrivent pas à adapter leur modèle mental à ce nouveau travailleur.
La productivité est un concept simple, un ratio entre un résultat exprimé en quantité produite et les moyens nécessaires à sa production exprimés en temps en ou en argent.
Un modèle qui fonctionne bien tant que la valeur produite est fonction de la quantité produite : il n’y a qu’à produire plus par unité de temps pour créer plus de valeur.
Mais cela ne fonctionne pas avec les travailleurs du savoir qui non seulement produisent des choses souvent intangibles (idées, décisions, résolution de problème) dont la valeur n’est ni fonction de la quantité produite ni du temps passé.
Et cela est vrai que la personne soit au bureau ou en télétravail !
La productivité du travailleur du savoir : tout le monde l’invoque, personne ne la mesure
On peut prendre une tonne de décisions à la suite avec un impact minime, et en murir une pendant des jours entiers avec un impact majeur.
A la limite demander à un travailleur du savoir d’augmenter sa productivité peut même être contreproductif : il va faire pleins de choses visibles sans aucune valeur, va brasser de l’air, au détriment de choses à plus fort impact mais qui prennent plus de temps.
Bref quand on parle de la productivité du travailleur du savoir, donc du télétravailleur, on parle de mesures imparfaites, parfois inadéquates et on devrait d’ailleurs davantage parler de qualité que de quantité (Et si on parlait de la qualité du travail)
C’est tout le paradoxe du concept : tout le monde en parle, l’évoque pour justifier telle ou telle mesure mais personne ne le mesure.
Parlant du télétravail je mets au défi quiconque utilise l’argument de la productivité de me donner des chiffres (et pas juste des impressions) qui prouvent qu’elle a baissé à distance et qu’elle a augmenté avec le retour au bureau. Ou l’inverse.
Est-on par conséquent voués à rester enfermés dans un débat sans fin parce que sans réponse ? Non car si on ne sait mesurer la productivité du travailleur du savoir on sait ce qui la conditionne, il suffit juste de basculer du terrain de la productivité à celui de l’excellence opérationnelle et de celui de la mesure à celui de l’organisation et du management.
L’excellence opérationnelle pour les travailleurs du savoir
On entend très peu parler d’excellence opérationnelle quand on parle de travailleurs du savoir (Les travailleurs du savoir, les exclus de l’excellence opérationnelle ?) mais ça n’est pas parce ça ne n’applique pas, c’est simplement parce qu’on se refuse à le faire voire parce que le faire entrainerait un changement de paradigme insupportable pour de nombreux managers.
Et quand on parle de travail du savoir on ne peut qu’invoquer Peter Drucker, cité par le Newyorker :
« Peter Drucker a fait remarquer qu’au cours du XXe siècle, la productivité des travailleurs manuels dans le secteur manufacturier a été multipliée par cinquante, car nous sommes devenus plus intelligents quant à la meilleure façon de construire des produits. Il a fait valoir que le secteur de la connaissance, en revanche, avait à peine entamé un processus similaire d’auto-examen et d’amélioration, existant à la fin du XXe siècle alors que le secteur manufacturier l’avait été cent ans plus tôt«
The Newyorker – Slack Is the Right Tool for the Wrong Way to Work
Ce qu’on sait est que Contrairement aux tâches répétitives, le travail des knowledge workers repose sur des processus intellectuels, créatifs et d’analyse, qui nécessitent une gestion efficace de l’information, du temps et des ressources pour atteindre une productivité durable.
On peut donc en déduire un certain nombre d’axes d’amélioration.
Optimisation des processus de travail
Les travailleurs du savoir doivent bénéficier de processus flexibles qui favorisent l’agilité et la créativité (Les salariés doivent suivre les process. En êtes-vous sûrs ?).
Comme je le disais dans un article mentionné plus haut « Contrairement aux travailleurs manuels, qui suivent des processus répétitifs, les travailleurs du savoir doivent résoudre des problèmes complexes, souvent de manière créative. Pour améliorer leur productivité, [Peter Drucker]propose de leur donner la liberté de structurer leur travail et d’encourager une approche axée sur les résultats plutôt que sur les heures de travail«
A l’inverse l’excès de bureaucratie et la lourdeur organisationnelle est un obstacle majeur à leur productivité (La complication organisationnelle : irritant #1 de l’expérience employé et Le véritable frein à l’innovation et à la communication interne ? Certainement pas le télétravail !)
Avant touche chose un premier axe d’amélioration consiste à s’occuper de la dette organisationnelle de l’entreprise (How to Tackle the Biggest Threat to Your Team’s Growth) :
« Il y a dette organisationnelle chaque fois que vous passez plus de temps à naviguer dans un processus ou un ensemble de règles qu’à vous occuper de la question elle-même.«
La réduction des tâches répétitives par l’automatisation et la digitalisation libère également du temps pour des tâches à forte valeur ajoutée. Par exemple, l’automatisation des rapports ou la centralisation de la documentation permet de réduire la surcharge administrative mais cela ne dispense pas d’un travail sur la dette organisationnelle (AI Reasoning Is Cool, But First How Can We Tackle Organisational Debt?)
Gestion de la surcharge informationnelle
Les travailleurs du savoir sont confrontés à une surcharge informationnelle ou infobésité qui pénalise largement leur productivité (Infobésité Numérique : Quand les Outils de Collaboration Dégradent Productivité, QVT et Amplifient la Charge Mentale et Dans le futur du travail la charge mentale est la nouvelle charge de travail)
Il est urgent de lutter cette surcharge en filtrant les informations pertinentes, priorisant les tâches critiques, faisant un meilleure usage des réunions. Bien sur la technologie peut jouer son rôle à condition d’en faire un bon usage, ce qui est tout sauf le cas aujourd’hui (Outils collaboratifs en entreprise : de la confiture aux cochons ?) et de manière générale c’est surtout au niveau des compétences liée au traitement de l’information et des comportements que cela va se jouer.
Amélioration de la collaboration et de la communication :
Pour que l’excellence opérationnelle soit atteinte, il est essentiel d’établir des méthodes de collaboration efficaces et des outils de communication adaptés.
Ca n’était pas le cas avant le recours au télétravail généralisé pendant le COVID et ça ne l’est toujours pas aujourd’hui (Etes vous vraiment prêts pour tous les cas d’usage du télétravail).
Mais une fois encore c’est une question de comportements et d’usages avant d’être une question d’outils qui, mal utilisés, deviennent des facteurs de non productivité (Pourquoi votre Digital Workplace nuit à la performance de votre organisation).
Par contre la collaboration et la gestion des connaissances via des plateformes de partage d’information, des logiciels de gestion de projet et de manière générale des outils métier collaboratifs permettent une transparence et une accessibilité accrue de l’information en réduisant les silos à condition de bien s’y prendre.
Développement des compétences et apprentissage continu
Dans un contexte où les technologies et les connaissances évoluent constamment, les travailleurs du savoir doivent être en capacité d’apprendre en continu et à développer des compétences multidisciplinaires.
Cela peut passer par des outils mais surtout par des moments dédiés, du temps et un contexte organisationnel et managériale propice aux échanges et au partage et à l’acquisition de savoirs.
Amélioration de la prise de décision
Les travailleurs du savoir font face à des décisions complexes nécessitant des analyses approfondies.
Dans les manières novatrices de procéder les processus de lean management appliqués au travail intellectuel visent à éliminer les étapes superflues et à simplifier la prise de décision. Cela peut inclure des méthodologies agiles et des processus de validation progressive qui réduisent l’incertitude tout en permettant des ajustements rapides (Lean Principles for Knowledge Workers et A Structured Approach to Lean Knowledge Work).
Finalement l’open space n’est pas une usine mais parfois vous devriez le regarder ainsi.
Conclusion
Si on ne sait qu’imparfaitement mesurer la productivité des travailleurs du savoir au sens strict du terme il est facilement possible d’identifier les axes d’une démarche d’excellence opérationnelle qui permettra d’améliorer sinon leur productivité (le terme me semble inadapté ici) mais leur efficacité.
Bizarrement le fait qu’ils soient en présentiel ou à distance ne semble avoir aucun impact ici.
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