Je discutais l’autre jour de l’IA avec une personne qui était pour le moins enthousiaste sur le sujet. Son propos était d’une clarté et d’une logique à toute épreuve : « Avec l’IA je n’aurai bientôt plus besoin de développeurs juniors, ils nous feront perdre moins de temps, les séniors prendront moins de temps à les encadrer, c’est tout bénéfice« .
Ma réponse était évidente « comment comptes tu avoir des séniors s’il n’y a plus de juniors ? «
Qui ne rêve pas de n’avoir que des salariés expérimentés et autonomes ?
Mais à moins de croire à une génération spontanée de salariés qui sortiraient du ventre de leur mère avec un BAC+5 et 10 ans d’expérience cela ne fonctionne pas. Un senior c’est une personne qui a d’abord appris les bases, puis appris les matières nécessaires à son métier, puis à les mettre en œuvre et acquérir les compétences comportementales nécessaires. Cela prend 30 ans au moins.
Même si on part du principe que tout peut s’apprendre en ligne en autodidacte il reste l’étape de la mise en pratique sur le terrain. Quand on appris on sait des choses mais on ne sait rien faire et c’est à ça que servent nos premières années en entreprise. Et pas que les premières d’ailleurs : le monde où nos compétences originales nous protégeaient durant toute une carrière est loin derrière nous et on passera notre vie non seulement à apprendre mais à apprendre à mettre en œuvre.
On n’aura jamais des gens qui savent et savent faire si on n’a pas des gens qui savent sans savoir faire et avant cela des gens qui ne savent rien. Ou alors vous êtes perdu dans le dessin animé Baby Boss mais dans ce cas vous avez un autre type de problème.
Mais au delà de ce billet d’humeur on ne peut pas nier que l’IA et surtout l’IA générative vont avoir un impact sur les emplois d’entrée dans certains métiers, l’important c’est de savoir lequel et si un mouvement trop radical ne va pas se traduire par un retour de boomerang avec, un jour, une raréfaction préjudiciable des salariés expérimentés.
Vu que le sujet a de plus été abordé dans un épisode de l’excellent podcast de Carlos Diaz, Silicon Carne (Intelligence Artificielle, le Grand Basculement !)que je vous recommande absolument cela m’a poussé à remettre ce sujet en haut de la pile des articles à écrire un jour
L’IA et le développement logiciel
Aujourd’hui l’IA est déjà massivement utilisée pour générer du code (Chez Google, plus d’un quart du code produit est désormais généré par IA puis validé par des ingénieurs).
De manière générale on comprend facilement que l’IA pourra facilement générer du code pour pour des fonctions standard et des applications simples et automatiser les tests qualité et intervenir sur le débogage.
Bien sûr cela s’appliquera également à alléger le travail des seniors mais il est facile de comprendre que les juniors seront plus affectés.
Si selon les métiers on nous annonce que 60 à 70% des tâches pourront être automatisées par l’IA (dont le secteur du développement logiciel) (The organization of the future: Enabled by gen AI, driven by people) il faut également être plus nuancé.
Pour en revenir au développement et même si la technologie s’améliore de jour en jour on voit bien que l’apport de l’IA plafonne pour les tâches complexes : (Unleashing developer productivity with generative AI)
« Cependant, bien qu’une augmentation massive de la productivité soit possible, notre étude montre que les gains de temps peuvent varier considérablement en fonction de la complexité des tâches et de l’expérience des développeurs. Les gains de temps ont été ramenés à moins de 10 % pour les tâches que les développeurs considéraient comme très complexes en raison, par exemple, de leur manque de familiarité avec un cadre de programmation nécessaire. Un résultat similaire a été observé chez les développeurs ayant moins d’un an d’expérience ; dans certains cas, les tâches ont pris de 7 à 10 % plus de temps avec les outils qu’en l’absence de ceux-ci.«
Dont acte mais je ne pense pas que cela dure longtemps.
Et puis pour en revenir aux chiffres de Google il faut plutôt regarder ce qu’ils ne nous disent pas : est-ce qu’un junior aidé par l’IA ne progresse pas plus vite et fait peut être un travail de meilleur qualité qu’un junior sans IA voire que certains séniors ? On sait depuis longtemps et l’époque Deep Blue que le plus fort n’est ni l’humain ni la machine mais l’humain qui utilise la machine (The rise of human-computer coopération) donc je prends la réponse pour acquise : la coopération homme machine est l’avenir (Hommes et robots : quelles relations de travail ?)…au moins pour un temps.
On ne parlerait donc pas forcément de disparition des juniors mais d’une sorte d’empowerment.
Mais ne nous écartons pas de la question de départ : la question n’est pas de savoir si une partie des tâches des juniors sera automatisée (la réponse est oui) mais de savoir à quel point pour savoir si on aura encore besoin de ces juniors et dans quelle mesure ne pas avoir été confrontés à ces tâches fera d’eux de moins bons seniors.
L’automatisation des tâches simples, destructrice de compétences ?
Est-ce que le fait de ne pas avoir à coder des choses simples empêchera un jour un développeur de coder des choses complexes ?
Est-ce que le fait de ne jamais avoir à debugger l’empêchera dans le futur de produire un bon code sur des fonctions plus compliquées et bien analyser les causes d’un dysfonctionnement ?
Je n’en sais rien, je ne suis pas développeur mais je vous laisse répondre.
Dans les métiers du conseil il se dit que environ 30 % des tâches dans le secteur sont susceptibles d’être automatisées grâce à l’IA, affectant particulièrement les postes juniors chargés de l’analyse de données et de la préparation de rapports.
Je ne pense pas que mes années de consultant junior passées à produire des slides à la chaine m’ont apporté une compétence qui me manquerait aujourd’hui. Par contre savoir chercher et avaler des tonnes de données et d’informations pour faire ces slides oui ! On me dit souvent que j’ai une pensée structurée et que je sais chercher dans la bonne direction. Certains appellent ça l’instinct, d’autres l’intuition pour moi ça n’est ni l’un ni l’autre c’est juste des années passées dans l’ombre à faire un travail de petite main qui a un moment a structuré ma pensée et m’a donné indirectement un certain corpus de compétences. Certains y voient du talent mais je n’y vois que le résultat du travail, ce qu’on appelle l’expérience.
Est-ce que l’automatisation de la saisie de données pour les profession administratives et juridiques empêchera les personnes en question de devenir de meilleurs professionnels plus tard ? Non : ce sont des tâches sans aucune valeur ajoutée et des jobs qui n’existent que parce qu’on avait pas encore la technologie pour les automatiser et où les possibilités d’évolution professionnelle sont limitée.
Est-ce que le tri automatisé des CV va empêcher les jeunes RH d’acquérir certaines compétences qui leur manqueront plus tard ? Le sujet de la déshumanisation du recrutement sera traité en son temps mais pour ce qui est du sujet des compétences je ne suis pas loin de penser que oui.
On pourrait encore passer une tonne de professions en revue mais les choses sont loin d’être toutes blanches ou toutes noires comme on pourrait le penser.
Vous avez d’un côté des tâches sans aucune valeur ajoutée et qui ne sont effectuées par des humains que parce que nous n’avons pas encore la technologie pour les effectuer et d’autres dont je persiste à penser qu’elles sont formatrices et manqueront au professionnel accompli que le junior ambitionne de devenir.
Le risque d’une trop grande dépendance à la technologie
On peut en effet se dire que ces compétences ne manqueront pas puisque de toute manière l’IA fera le travail. Mais il y a deux limites à ce raisonnement.
La première concerne les tâches complexes pour lesquelles l’IA montre encore ses limites comme on l’a vu avec les développeurs. Comment effectuer une tâche complexe si vous n’avez pas appris à faire les mêmes taches dans une version plus simple ? Comment un recruteur pourra sélectionner un profil pour un besoin très pointu s’il n’a pas appris à sélectionner des profils plus simples ?
Et puis il y a le risque de la dépendance à la technologie et de se retrouver démuni le jour où elle n’est pas disponible, où elle est en panne. Dans la vie de tous les jours on utilise Excel ou la calculatrice sur notre iPhone mais je mets quiconque au défi de me dire que c’est totalement inutile de savoir faire du calcul mental ! Imaginez un monde où personne ne saurait faire une opération basique de tête, c’est plus inquiétant qu’autre chose (quoiqu’en France on y va tout droit, idem pour l’expression écrite).
Vous vous rappelez de la panne qui a bloqué une partie du trafic aérien mondial cet été ? Appliquez ça à quasiment toutes les entreprises et à toutes les taches de complexité basse ou moyenne et je pense qu’on peut déclencher une crise économique mondiale avec une panne d’une journée.
Après les juniors les séniors
Mais se poser la question de la perte de compétence chez les futurs séniors sans se poser la question de leur utilité future comme on le fait pour les juniors serait répondre à une question en méconnaissant la globalité du problème dont elle fait partie.
En effet si j’ai pointé les limites de l’IA j’ai pris la précaution de dire « aujourd’hui » et « pour le moment« . Parce que demain et après demain seront très différents.
Demain c’est l’IA agentique. De quoi parle-t-on ? L’IA agentique prend des décisions par elle-même, poursuit des objectifs et effectue des actions sans intervention humaine continue. Elle peut également planifier des actions pour atteindre ses objectifs de manière proactive. Elle est capable de percevoir son environnement, de prendre des décisions basées sur ces perceptions et de réagir en conséquence.
Et ne vous dites pas que c’est le futur et qu’on a le temp pour s’y préparer car l’IA agentique commence déjà à fonctionner dans certains domaines et tisser sa toile (Agentic AI and the future of process management).
Après les tâches d’exécution ce sont les tâches de supervision et de décision qui seront impactées, celles pour qui cette fameuse expérience que les juniors doivent acquérir est nécessaire.
Mais l’IA agentique a ses limites, notamment parce qu‘elle est limitée à un domaine particulier, des tâches spécifiques. L’humain va donc garder sa supériorité lorsqu’il sera question de cas d’usages généralistes où il faut une capacité à s’adapter à n’importe quelle situation dans n’importe quel domaine et faire face à l’imprévu et on a vu que l’IA est actuellement à la peine dans de tels contextes (L’IA défie des PDG humains dans une simulation et se fait licencier).
Ce serait pourtant une erreur de se dire que nous sommes sauvés et retourner vaquer à nos occupations comme si de rien n’était. En effet cela ne veut dire qu’une chose : on a encore un peu de temps pour s’adapter à ce qui suit. Un peu mais pas trop.
Ce qui suit c’est l’AGI pour Artificial General Intelligence (Intelligence Artificielle Générale), une forme d’intelligence artificielle capable de comprendre, apprendre et s’adapter à n’importe quelle tâche intellectuelle humaine. Elle serait capable de résoudre des problèmes dans n’importe quel domaine, d’apprendre de nouvelles compétences de manière autonome et de transférer des connaissances d’un domaine à un autre.
Là on se rapproche de l’intelligence humaine et de l’objectif ultime de l’IA et on se rend compté que la perte d’opportunité d’acquisition des compétences chez les juniors n’est qu’un premier pas d’une logique qui nous amène au vrai problème : l’obsolescence de l’humain en tant qu’outil productif.
Et s’il faut toujours se méfier des promesses quand on parle de technologie on nous annonce que l’AGI sera une réalité dès 2027. Certains vont même jusqu’à dire qu’elle est déjà devant nous sans qu’on sache la voir.
La société brule et nous regardons ailleurs
Comme cela arrive parfois j’ai commencé ce billet avec une idée en tête et au fur et à mesure que je l’écrivais et que je documentais ma réflexion s’affinait et m’amène sur un terrain que je n’avais pas prévu initialement.
J’avais pris le sujet par le biais de l’acquisition de compétences qui est un vrai sujet mais un sujet dont je dois me rendre compte qu’il est un sujet de court terme. Régler le problème des compétences, à condition qu’on trouve comment, ne nous empêchera pas de prendre le mur ni ne repoussera le moment de l’impact.
Comme le dit Carlos Diaz on est à un point de bascule en l’écoutant et le lisant (2026, L’Année où Tout Devient Obsolète ?) j’ai réalisé quelque chose que j’avais pourtant sous les yeux sans le voir (peut être parce que je lis trop de sources d’information étrangères) : la vacuité du débat en France sur le sujet.
Nous avons en France le double talent d’avoir des penseurs brillants et de rater les virages essentiels (Anticipation à la française : quand anticiper, c’est surtout conforter le statu quo) : on a un très bon track record avec le rapport Théry qui a enterré internet au profit du Minitel et le rapport Riboud (1987) qui demandait de préparer ses travailleurs aux nouveaux défis posés par les technologies émergentes. On est en 2024, le sujet des compétences n’a jamais été traité de manière proactive mais en mode pompier au coup par coup et demain c’est n’est plus un problème de compétences qui nous attend mais une crise de modèle d’un point de vue économique et social.
Sommes nous surpris par la soudaineté de l’arrivée de l’IA ? Ce serait être aveugle : dès le début des années 2010 on avait déjà vu les prémisses de cette réflexion indispensable avec déjà l’IA en toile de fond avec IBM Watson (L’emploi : une course (perdue ?) contre la machine ?). La réflexion était bien là mais elle ne s’est pas ancrée dans les esprits faute de sentiment d’urgence.
Là je pense qu’on change même de dimension : on ne gagnera à mon avis pas la bataille de l’emploi donc c’est un modèle économique et social qui est a réinventer et pas demain mais aujourd’hui. Car si vous pensez qu’il suffit de juste adapter le modèle actuel la déconvenue risque d’être de taille (Vers un âge d’or de l’assistanat et de la précarité ?) .
Je pense qu’on a le tort de prendre comme un sujet intellectuel voire technique ce qui est un sujet économique et social de la première importance qui risque de ravager les modèles sociétaux que nous connaissons. Inutile aussi de préciser que l’éthique devra être au coeur de la réflexion et ça n’est pas ce qui étouffe le plus les acteurs majeurs du secteur.
Après c’est une question de courage politique mais j’ai bien peur que nos dirigeants ne s’intéressent au sujet que de loin sans conscience de l’ampleur des enjeux.
Où alors pense-t-on que la technologie générera elle-même, par sa supériorité sur tour, les réponses aux situations qu’elle rend possible ? (Pour tout résoudre cliquez ici !) J’en doute fort.
Conclusion
Je ne pense pas que l’IA détruise totalement les opportunités des juniors de rentrer dans la vie active : on aura moins de juniors, c’est vrai mais des juniors « empowerés ».
Mais on aura besoin de moins de séniors pour les encadrer.
Et puis l’IA remplacera en partie les seniors.
Puis elle sera capable de faire quasiment tout ce que fait un humain et on se rendra compte qu’avoir pris le sujet sous l’angle des compétences et de l’emploi nous a fait rater l’essentiel de ce qui allait nous arriver.
Je suis bien en peine d’imaginer à quoi cela ressemblera et tout ce que cela impliquera car nous parlons de quelque chose de radical, de jamais vu jusqu’ici. Mais pas un cygne noir car c’est prévisible, c’est juste l’ampleur qui à mon avis est insaisissable pour nos modèles mentaux actuels.
Image : employés effrayés de New Africa via Shutterstock.