Il fallait s’y attendre : l’annonce de la nomination d’Elon Musk par Donald Trump comme Ministre de l’efficacité gouvernementale a déchainé les passions, entrainant incompréhension et critiques. Surtout de ce côté de l’océan.
Une incrédulité qui a ensuite viré au procès en incompétence en illégitimité au regard de son inexpérience des spécificités de la sphère publique voire en critiques ouvertes quant à la méthode annoncée.
Une peur et une critique épidermiques qui, j’en ai peur, vont nous empêcher d’avoir un peu de réflexion sur le fond, car le fond existe. Mais quand un biais culturel empêche de comprendre le fond on ne prononce que sur la forme. Ici la question n’est donc pas de juger qui que ce soit ou de commenter le résultat de l’élection : un peuple vote en fonction de son contexte, de ses problèmes et de sa culture et s’il n’a pas le même logiciel intellectuel que nous il arrivera à un résultat différent en toute logique et rationalité. Mais ce résultat, si on est un tant soit peu connecté à un pays, qu’on le connait et y passe un peu de temps on peut l’anticiper et le comprendre même à défaut de l’apprécier. Idem dans l’autre direction par rapport à nos votes et nos convictions.
Mais revenons donc au fond : la création d’un poste de ministre de l’efficacité gouvernementale, le fait qu’il échoie à Elon Musk, la méthode Musk et ce qu’on peut en apprendre voire en attendre.
Efficacité ou efficience gouvernementale
Pas question de relancer le débat sans fin qui consiste à savoir si un pays peut ou doit être géré comme une entreprise mais si vous tenez à savoir ma position c’est « pas toujours mais il a toujours des choses à en apprendre » car cela reste des organisations qui partagent à ce titre des problèmes organisationnels. Et, au premier rang, des problèmes d’efficacité ou plutôt d’efficience.
De quoi parle-t-on ?
L’efficacité est la capacité à atteindre un objectif ou un résultat fixé avec succès, peu importe les ressources utilisées. Elle se mesure par le degré auquel une action, un processus ou une organisation réalise ses objectifs prévus.
Je ne pense pas que ce soit ce que Trump et Musk aient en tête mais en français on a tendance à traduire trop systématiquement « efficiency » par efficacité alors que le plus souvent la bonne traduction est le mot plus rare d’efficience et ça n’est pas la même chose.
L’efficience consiste à atteindre l’objectif tout en optimisant les moyens utilisés, elle concerne donc la qualité du processus, tandis que l’efficacité se concentre sur le résultat final.
Bien sûr que le nouveau pouvoir bientôt en place veut les deux mais j’ai dans l’idée que c’est surtout la première qui est visée car elle conditionne les moyens nécessaires à l’obtention du résultat.
Tout le monde a un problème d’efficacité et d’efficience
Faisons l’analogie avec une voiture : l’efficacité c’est qu’elle aille vite et/ou loin, l’efficience c’est de le faire avec le moins de carburant possible.
Prenez les voitures des années 60, 70, 80… elles n’allaient pas si vite, pas si loin et consommaient beaucoup. Et plus on voulait aller vite plus on refaisait le plein souvent.
Pas grave jusqu’à la survenance de la crise pétrolière où le « avec moins d’essence a commencé à primer ». On a commencé à travailler sur l’efficience pour avoir les mêmes performances avec moins d’essence puis toujours plus mais jamais avec plus d’essence.
L’essence est devenue la contrainte et on a travaillé sur le moteur, les boites de vitesses, transmissions, systèmes électriques embarqués et pneus pour gagner en efficience.
Pour être caricatural la question de l’efficience c’est « quelle vitesse et autonomie non pas à tout prix mais avec une quantité donnée de carburant ».
Une entreprise se pose également les mêmes questions. « Quelle valeur je produis avec mes salaires, investissements en matériel, matières premières et frais généraux » avec la question sous-jacente de « où se trouvent les zones de déperdition d’énergie » qui font que toute l’essence n’est pas transformée en énergie délivrée aux roue…ou que tout ce qui est dépensé ne crée pas directement de la valeur.
On sait qu’on arrivera jamais au zéro friction, à zéro déperdition, que certaines sont indispensables mais on va les optimiser autant que faire se peut.
C’est exactement pareil pour un gouvernement et l’appareil public en général et le débat sur le budget en France nous le rappelle durement : tout est question de savoir combien d’impôt pour quel service public.
L’efficacité du service public et, indirectement de l’impôt, c’est se dire que ce qui compte c’est un service maximum fourni indépendamment de son coût partant du principe qu’on se dit que les impôts et la dette sont illimités (ce que beaucoup ont voulu croire pendant longtemps).
Le débat actuel méconnait l’efficience : on ne parle que d’augmenter ou diminuer le résultat ou les moyens sans s’intéresser à l’immense machine, au moteur, qui transforme les moyens en résultats.
C’est justement la mission qui semble être dévolue à Musk et rien qu’à ce titre elle mérite notre intérêt.
Le gouvernement, un terrain de jeu à l’impact modéré pour chercher l’efficience
Encore une fois éludons le débat stérile sur « faut il gérer un gouvernement comme une entreprise » : c’est une organisation comme une autre avec les moyens, une organisation et des résultats à atteindre et donc nécessairement avec un potentiel d’optimisation.
Je dirais même que c’est peut être même le meilleur endroit pour cet exercice !
Les entreprises ont en effet cette culture qui fait qu’elles questionnent à intervalle régulier ce qu’elles produisent comme valeur par rapport à ce qu’elles dépensent. Bien sur au fil du temps elles ont tendance à se gripper et reprendre de l’embonpoint et s’infligent d’un seul coup un régime drastique contrairement à la startup qui va à la salle de sport tous les jours et fait du jeûne intermittent mais ce questionnement ne leur est pas étranger.
Il l’est beaucoup moins au niveau des gouvernements et services publics qui s’ils ont fait des efforts indéniables ces dernières années sont encore loin des entreprises du privé dans leur quête d’efficience.
Et ne vous méprenez pas : l’administration américaine n’est parfois sous certains aspects ni moins poussièreuse, mieux équipée et optimisée que son équivalent français (pour les bons exemples regardez les pays Baltes voire la Georgie…). A ce titre on peut parier que, dans ces pays au moins, c’est là qu’on sûrement là trouve la dette organisationnelle la plus conséquente (How to Tackle the Biggest Threat to Your Team’s Growth ) et même si on considère que l’IA sera la solution à tout elle ne dispensera pas de d’abord s’attaquer à l’organisation (AI Reasoning Is Cool, But First How Can We Tackle Organisational Debt?) car accélérer une organisation dysfonctionnelle ne mène qu’à dysfonctionner plus vite et sans aucune économie.
Faut il, alors, s’attendre à l’impact gigantesque attendu ? Je serai plus circonspect.
Bien évidemment des choses impressionnantes peuvent être faites en termes d’efficience mais, j’en ai peur, avec un impact plus limité sur les citoyens ainsi qu’en termes d’économies. Des économies peut être impressionnantes en pourcentage mais moins en dollars.
N’oublions pas que les Etats-Unis sont un Etat Fédéral et que le pouvoir présidentiel n’a de pouvoir que sur le fédéral, pas sur les domaines relevant des Etats membres (gestion de l’éducation, de la police locale, de la santé, des infrastructures, et des élections). Il ne lui reste donc « que » le régalien : le gouvernement fédéral des États-Unis est responsable de la défense nationale, de la politique étrangère, du commerce interétatique et international, de la monnaie, de la fiscalité nationale et de la protection des droits civiques. Il supervise également les crimes fédéraux et les tribunaux, tout en collaborant avec les États sur des domaines partagés comme la santé publique et l’environnement.
Si l’on regarde en termes d’effectifs cela fait 2 millions de personnes et 19 pour le local avec un budget des Etats membres et administrations qui en cumulé est supérieur au budget fédéral.
Donc si Musk pourra impacter beaucoup de choses il n’aura pas, loin de là, de pouvoirs sur tout avec énormément de domaines et sources d’inéficiences restant entre les mains des états.
On pourrait même dire que si réformes il y a certaines resteront bloquées à mi chemin.
Qu’est ce que la méthode Musk pour l’efficience gouvernementale ?
Il n’est demandé ni plus ni moins à Musk que d’importer des méthodes qui ont fonctionné dans le privé et notamment dans le mode des startups.
Musk vise à simplifier les processus bureaucratiques, à éliminer les dépenses inutiles et à introduire une culture entrepreneuriale au sein du gouvernement. Il prévoit de recruter des talents hautement qualifiés prêts à travailler intensément sur des initiatives de réduction des coûts, tout en mettant l’accent sur la transparence et la responsabilisation. Cette stratégie inclut la publication en ligne des actions du département et la création d’un tableau de bord mettant en évidence les dépenses gouvernementales jugées excessives (Elon Musk, Vivek Ramaswamy start recruiting for new Department of Government Efficiency — but there’s a catch).
De manière pratique c’est de l’innovation par soustraction (Jon McNeill’s lessons on innovation through subtraction) : une approche qui consiste à améliorer un produit, un service ou un processus en supprimant des éléments jugés superflus, inefficaces ou sources de complexité. Plutôt que d’ajouter de nouvelles fonctionnalités ou ressources, cette méthode vise à épurer et à simplifier pour maximiser l’efficacité, réduire les coûts et améliorer l’expérience utilisateur/citoyen.
Tout cela est bien beau et a fait ses preuves mais peut il s’appliquer à une organisation existante, lourde, et ayant une dette organisationnelle pré-existante conséquente ? Et a fortiori à l’administration ?
Les limites de la méthode Musk
Car c’est bel et bien là le principal challenge : appliquer au gouvernement ce qui a fonctionné dans des startups !
Est-ce que que cela peut fonctionner ? Oui. Est-ce que cela peut lamentablement échouer ? Egalement.
Et c’est ce qui rendre le suivi du travail de ce nouveau ministère passionnant.
Mais la première limite est déjà Musk lui-même avec son style et son imprévisibilité dont on ne sait s’il passera auprès de fonctionnaire sauf à penser qu’ils licencie tous les récalcitrants comme il l’a fait chez X anciennement Twitter car un fonctionnaire aux États-Unis peut être licencié pour faute professionnelle, performance insuffisante ou réduction des effectifs.
Mais peut être sous-estime-t-il la capacité de résistance et de nuisance de ce corps social.
Ensuite il y a la mission même qui lui est confiée, plus celle d’un super consultant qu’un vrai ministre de plein exercice. Il lui est en effet demandé de formuler des recommandations visant à améliorer l’efficacité des opérations gouvernementales, pas de décider ni de les appliquer. De plus la durée de sa mission est limitée dans le temps : a priori 16 mois.
Qu’adviendra-t-il de ses recommandations possiblement passées au filtre d’une cohorte de fonctionnaires peut être plus conservateurs qui leur enlèveront peut être une partie de leur substance ?
Il semble enfin que le président élu, conscient que son nouvel acolyte pouvait être difficilement contrôlable ait décidé d’installer une sorte de cordon sanitaire autour de lui.
Malgré son appellation, le DOGE ne sera en effet pas un département exécutif fédéral officiel et n’exigera pas l’approbation du Congrès. Il s’agira plutôt d’un organe consultatif opérant en dehors du gouvernement, collaborant avec la Maison Blanche et le Bureau de la gestion et du budget pour mener des réformes structurelles. Ainsi, bien que Musk ait un rôle influent, ses pouvoirs seront limités et il ne détiendra pas le statut officiel de ministre (How Elon Musk’s Department of Government Efficiency could actually work).
Ca ne serait pas première qu’on nomme une commission pour finalement enterrer les résultats de ses travaux même si on peut penser que Trump a tout de même l’intention de faire bouger les choses.
Musk était il la bonne personne ?
En termes de légitimité la question ne se pose pas. Quitte à implanter un modèle autant recruter son gourou ! S’il désire aller dans cette direction on ne peut blâmer le choix de Trump de miser sur Musk.
De plus aux Etats-Unis il n’est pas inhabituel de voire des gens du privé rejoindre un gouvernement pour amener leur expérience.
Pour autant sa personnalité clivante est elle soluble dans les plus hautes sphères gouvernementales ? L’avenir le dira.
De toute manière Trump n’avait pas le choix : vu ce que Musk avait investi sur lui, au propre comme au figuré, on peut dire que s’il n’a pas acheté l’élection il a acheté sa place au gouvernement (Le Milliardaire et le Président).
Et c’est là que le bât peut et va certainement blesser : nombre de lois peuvent être adoptées qui vont favoriser les affaires de Musk à commencer par la taxation des voitures électriques produites en Chine mais ça ne peut être qu’un début.
Le cordon sanitaire évoqué plus haut pourrait il limiter son influence ? Son pouvoir, oui, pas son influence et c’est même pire que cela.
Ne pas être un vrai ministre l’autorise à continuer à gérer ses entreprises et, visiblement, ne le soumet pas à la réglementation sur les conflits d’intérêt (Elon Musk’s “Department of Government Efficiency” Is Just a Temporary Advisory Group with a Corny Acronym).
Reste donc le pire des problèmes pour une personne d’influence, en entreprise ou en politique : la zone grise des choses qu’il n’est pas interdit de faire mais qu’il serait bon de ne pas faire. Cela s’appelle l’éthique mais rien ne dit, justement, que ça soit de nature à arrêter ce genre de personnes (Elon Musk says he and Trump have ‘mandate to delete’ regulations. Ethics laws could limit Musk role).
Un pas de trop pourrait il faire tomber le chateau de cartes et ruiner sa crédibilité et sa capacité à avoir en impact ? Pour ceux qui pensent que le monde de l’entreprise est dur sachez que comparé à la politique à ce niveau c’est le monde des bisounours.
Pourquoi Musk dérange autant…et surtout hors des USA ?
Il n’était pas possible de terminer ce tout d’horizon sans se demander pourquoi cette nomination fait couler autant d’ancre, notamment en dehors des Etats-Unis.
Bien sûr il y a un biais culturel. Bien sûr il y a la personnalité même du personnage et son ambivalence qui me fait le qualifier de « gros connard admirable ».
Mais est-ce que la possibilité de voir une expérimentation taille réelle des méthodes des startups appliquées à un gouvernement ne devrait pas nous réjouir en nous faisant dire « maintenant on va savoir si ça fonctionne « ?.
Peut être parce que beaucoup voudraient que cela ne fonctionne pas de peur de voir leur propre inaction leur revenir en pleine figure comme un boomerang ?
En tout cas vu ce qui est fait en termes d’efficience administrative et publique nous allons peut être pendant les années qui viennent assister à un A/B Testing géant entre la vieille Europe et le nouveau continent.
Conclusion
Une fois qu’on fait abstraction du buzz et des jugements personnels on ne peut que regarder la nomination d’Elon Musk avec un mélange de curiosité, d’intérêt, de peur et de détestation.
Oublions la détestation elle n’a rien à faire dans une analyse de fond.
L’intérêt et la curiosité car nous allons assister à une initiative jamais vue ailleurs pour un gouvernement et même dans des entreprises qui n’osent être aussi radicales.
Peur pour certains que cela fonctionne et les renvoie à leurs propres peurs et renoncement, qu’on se dise « ça fonctionne c’est la voie à suivre ».
En ce qui me concerne je ne sais à quoi m’attendre et je suis curieux. Très curieux.
Et vous ?
Image : Elon Musk de Frederic Legrand – COMEO via Shutterstock