Aujourd’hui j’ai décidé d’aborder un sujet qui visiblement s’avère clivant vu les discussions que j’ai pu avoir récemment sur le sujet : celui de la socialisation au travail.
La sociabilité : preuve d’engagement, préalable à la collaboration et remède contre la solitude
On a coutume de dire que le bureau et l’entreprise sont des lieux de socialisation ou, en tout cas, devraient l’être.
Quoi de plus normal que de ne pas socialiser au travail : c’est une marque de politesse, une marque d’intérêt vis à vis des autres voire le seul moyen de rendre le bureau vivable voire d’y survivre.
Socialiser c’est un préalable indispensable à la collaboration, au « travailler ensemble ». En est-on certains ? Je me suis vraiment longtemps posé la question de savoir si la collaboration demandait sinon de l’émotion au moins l’existence de liens interpersonnels et un bilan empirique de mon expérience m’a amené à revoir mon préjugé initial sur ce point (Bien collaborer est-ce technique ou émotionnel ?).
« ceux qui montrent le plus d’ouverture vers les autres ne sont pas ceux qui collaborent le mieux et ceux qui ont l’air a priori les plus froids, les plus distants, peuvent exceller dans le travail collectif et la maitrise des comportements, routines, techniques et postures qu’il implique. »
Socialiser c’est également une marque d’engagement, peut être la plus visible sans que ça soit la plus pertinente (Engagement des Employés : Illusion de Performance ou Réel Impact ?) si l’on voit le bon côté des choses, un moyen de rendre les salariés dépendants pour certaines (Ce que nous dit vraiment le sentiment de solitude de certains en télétravail) voire de les isoler du monde extérieur de manière quasi sectaire pour d’autres (After Working at Google, I’ll Never Let Myself Love a Job Again) si l’on veut regarder le côté sombre.
Côté brillant ? Côté sombre. Chaque entreprise a ses pratiques et il faut reconnaitre qu’en fonction de sa culture, de ses managers, elle peut basculer d’un côté ou de l’autre.
Ce qui semble changer c’est de voir des salariés prendre acte de la situation et s’en protéger en se disant « c’est juste un travail, je suis là pour bien le faire et j’ai ma vie sociale hors de l’entreprise« .
Un besoin naturel faire baisser sa charge mentale
« Cet ultime mouvement sonne le début d’une journée de travail aussi agréable qu’une écharde plantée sous un ongle dont chaque jour de congé consommé en apaise légèrement la souffrance. À peine assis sur votre chaise ergonomique, le dos courbé en direction d’un écran, Marc vient vous interpeller car vous devez immédiatement rejoindre cette réunion budgétaire : à savoir s’entasser à plusieurs derrière un seul MacBook pour parler via Zoom aux deux seules personnes qui sont à distance parce qu’elles ont dentiste en début d’après-midi. Personne ne s’entend et tout le monde finit épuisé. Avec comme seule perspective : la pause dej’.
Je suis un fervent pratiquant du déjeuner assis à son bureau, seul. Elle est en 2024 l’unique moment de calme au bureau où personne ne va débarquer pour vous demander « je te dérange ? », en vous regardant droit dans les yeux.
la pause déjeuner est le dernier bastion disponible au travail pour avoir un moment de pause mentale, de répit, avant de finir aux toilettes. Dernier sanctuaire inviolable. Mais j’estime qu’il faut garder cela en dernier recours.«
(« Laissez-moi déjeuner tout seul à mon bureau ! »)
Ici on a le cas d’une personne pour qui manger seul est le seul moyen de faire descendre sa charge mentale au milieu d’une journée nerveusement épuisante, de recharger les batteries.
Quasiment une forme d’hygiène professionnelle et mentale ?
Est-il asocial ? Désengagé ? On parle d’un cadre dirigeant tout de même.
Non il recherche l’équilibre optimal pour être nerveusement et intellectuellement disponible et peut on lui reprocher ?
Que dirait on s’il finissait la journée épuisé, incapable de se concentrer, de prendre une décision, voire d’humeur désagréable ?
Nous avons tous nos limites physiques et nerveuses et on ne peut reprocher à une personne de connaitre les siennes et de réagir à un fléau bien connu (Infobésité Numérique : Quand les Outils de Collaboration Dégradent Productivité, QVT et Amplifient la Charge Mentale).
Après tout la question n’a rien de nouveau. Déjà « en 2010, Eric Schmidt, alors PDG de Google, a fait part de son inquiétude au monde entier: « Tous les deux jours, nous créons autant d’informations que depuis l’aube de la civilisation jusqu’en 2003. Je passe le plus clair de mon temps à penser que le monde n’est pas prêt pour la révolution technologique qui se produira bientôt. »
Mais encore « Pour rester concentré, il est essentiel d’avoir la discipline nécessaire pour prendre du recul par rapport au bruit du monde. C’est d’autant plus important dans une société hautement politisée qui suscite constamment nos émotions, ce qui fait perdurer les effets cognitifs des distractions. » (In a Distracted World, Solitude Is a Competitive Advantage).
Pourquoi ces mises en gardes qui s’appliquent au monde en ligne ne vaudraient-elles pas pour le monde réel ?
Un réflexe de protection
Pour d’autres l’enjeu est de se protéger d’une culture d’entreprise et se concentrer sur sa propre performance :
(Tribune : « Je ne suis pas fun au travail et j’assume »)
« J’ai toujours travaillé dans le milieu des banques d’affaires. Les jeans, les baskets et les sweatshirts étaient proscrits sauf le vendredi, pour se la jouer détente. La vérité, c’est que nous n’étions pas cool. Ça ne me dérangeait pas puisque dans le boulot je ne l’ai jamais vraiment été. Depuis la fin de mes études supérieures, j’ai coupé ma personnalité en deux : chez moi, avec mes amis ou ma famille, je suis le premier à faire la fête, à faire des blagues nulles, je suis connu pour être la personne qu’on peut appeler à n’importe qu’elle heure pour rendre un service. Au travail, c’est tout l’inverse. Pourquoi ? Parce que j’ai très vite compris que les personnes que je fréquentais dans ce contexte étaient toujours intéressées par quelque chose.
Ça a commencé au lycée, lorsque mes potes copiaient systématiquement sur moi les réponses aux contrôles de maths, puis, ça a continué quand ils m’ont demandé de relire et de corriger leur mémoire lorsque nous étions en école de commerce. Ce sont mes amis, je les ai choisis pour de bonnes raisons et ça me faisait plaisir de les aider. Ce que je n’ai pas accepté, c’est que cette logique s’est ensuite transposée dans le monde du travail avec des personnes que je n’avais pas choisies. Très vite, j’ai vu que mes chefs et mes collègues s’appropriaient mes idées et mes réussites«
Là où je travaille actuellement, la logique est toute autre. Toutes les personnes louent sans cesse les mérites de l’entreprise qui veut améliorer les conditions de travail des salariés et transformer les relations entre collègues en de véritables amitiés.
C’est sympa, ça humanise les rapports entre collègues et on peut facilement se laisser séduire par ce genre d’ambiance. Mais il ne faut pas se laisser berner : si on se tutoie à tous les étages dans une ambiance bon enfant, la hiérarchie est toujours aussi importante même dans ce genre d’organisation. L’horizontalité n’est qu’un leurre : on fait croire aux salariés qu’ils peuvent prendre part aux décisions importantes de l’entreprise et pourtant, sans explication ou presque, on ferme un marché à l’international pour en ouvrir un autre, on réduit les budgets et on renonce à une ouverture de poste parce qu’il a été dépriorisé. D’ailleurs, les informations ne sont pas moins descendantes … « .
Un mouvement légitime (?) de retrait qui s’est quasiment transformé en vaccin et d’ailleurs l’auteur le reconnait :
« Et si j’avais plutôt intérêt à changer ? Je ne sais pas encore si je suis capable d’être le bout-en-train de service ni prêt à faire des cours de yoga avec mes collègues pendant ma pause déjeuner, mais peut-être qu’il suffit de mettre un peu d’eau dans mon vin pour m’intégrer un peu plus et voir si j’en récolte les fruits.«
Là encore ça n’est pas tant un trait naturel de la personne ou peut être un train mineur mais une réaction exacerbée par un contexte d’entreprise et à la fin un comportement qui s’ancre.
Je ne parlerai même pas de nombreuses personnes avec qui j’ai discuté du sujet et qui m’ont dit « je suis un introverti, j’adore mon job, je suis super investi mais trop d’interactions inutiles me mettent mal à l’aise et j’en ai marre qu’on nous montre du doigt« . Une manière indirecte d’évoquer l’éléphant dans la pièce : la pression sociale et son poids comme levier de preuve d’engagement.
D’ailleurs à l’heure où l’on parle beaucoup d’inclusion et de l’acceptation de la différence sur le lieu de travail (car c’est bien ça le sujet), il y a des salariés qui souffrent de troubles autistiques légers, qu’on ne voit pas, dont certains ne parlent même jamais et n’ont peut être même pas conscience mais pour qui passer du temps avec des gens est une vraie souffrance, même dissimulée. 1% des gens peut être mais 1% quand même.
Voilà on parle de salariés en général tout à fait normaux, performants, auxquels on fait le seul reproche de ne pas montrer ce qui est un signe d’engagement car c’est bien de cela qu’on parle.
En fait sans qu’il y ait vraiment de chiffres sur le sujet mais des observations, des impressions et des discussions qui le confirment il semble y avoir clairement un mouvement, peut être léger mais réel vers moins de socialisation dans l’entreprise venant des salariés eux-mêmes, peu importe qu’on soit sur site ou à distance et peut être même empiré par le retour forcé au bureau selon ma théorie des moments subis contre les moments choisis qui fait qu’on peut apprécier de passer des moments avec une personne voire le désirer mais détester que cela soit imposé toute la journée. Mais cela ne semble pas aller de paire avec un désengagement (qui est de toute manière déjà élevé depuis longtemps), simplement une volonté de diminuer l’intensité et/ou la quantité des rapports sociaux dans l’entreprise.
En tout cas le simple fait que de plus en plus de salariés osent en parlé, prennent la parole, écrivent et le revendiquent nous impose de nous intéresser au sujet.
Pourquoi veut on diminuer les liens sociaux dans l’entreprise ?
D’où cela vient il ? On peut avancer un certain nombre de facteurs.
Tout d’abord il a une évolution des priorités personnelles : De nombreux travailleurs cherchent à établir une distinction plus nette entre vie professionnelle et vie personnelle, préférant limiter les interactions sociales au travail pour préserver leur temps et leur énergie pour des activités extérieures nécessaires à leur équilibre (After Working at Google, I’ll Never Let Myself Love a Job Again).
Puis vient le télétravail auquel on prête un risque d’isolement même si je tends à penser qu’il ne révèle plus qu’il ne le cause (Ce que nous dit vraiment le sentiment de solitude de certains en télétravail). L’essor du télétravail, accentué par la pandémie de COVID-19, a réduit les opportunités d’interactions informelles entre collègues, conduisant certains à s’habituer à un environnement de travail plus isolé (Work from anywhere : quels impacts sur les relations sociales au travail ?) ou en saisissant cette opportunité pour développer des liens plus sains et durables hors de la sphère professionnelle.
Il y a enfin des désalignements avec la culture d’entreprise. Des divergences entre les valeurs personnelles des employés et la culture d’entreprise peuvent entraîner un désengagement social. Il est important toutefois de noter qu’en France un salarié licencié pour « désalignement culturel » après avoir refusé de participer à des événements d’entreprise jugés inappropriés a obtenu gain de cause en justice (Peut-on licencier un senior pour « désalignement culturel » ?). Un désalignement dommageable, peut être, mais aucunement répréhensible.
Certains y trouvent un équilibre nouveau et bienvenu, d’autres en souffrent réellement : la question n’est pas de blâmer ou promouvoir tel ou tel comportement, de favoriser ceux qui sont à l’aise avec la doxa historique au détriment des autres, mais de permette à chacun de s’épanouir.
Mais entre les failles culturelles et managériales des entreprises et la nécessaire prise en compte des modes de fonctionnement de chacun (à moins d’accepter d’ériger la stigmatisation de certaines personnalités et profils en mode de management et pratique RH officielle) il est bien difficile de blâmer les salariés.
D’ailleurs une étude récente montre que la solitude au travail est un fait qui n’est pas plus imputable aux salariés qu’au télétravail mais est tout simplement due à des facteurs organisationnels dont les salariés sont les victimes (We’re Still Lonely at Work).
Ce qui peut avoir l’apparence du désengagement n’est en effet le plus souvent qu’un sain réflexe d’autoprotection et la conséquence de dynamiques organisationnelles.
Conclusion
Et si la réponse à tout cela n’était pas la prise en compte des différences pour à la fois mieux intégrer les gens en fonction de qui ils sont et également corriger ce qui ne fonctionne pas dans la culture et le management en entreprise ?
En matière de socialisation au travail il n’y a pas de « one size fitss all », car chacun a son point d’équilibre, mais la difficile prise en compte des besoins et personnalités de chacun. Car un lieu de travail plus inclusif c’est également cela.
Image : socialisation au bureau de GaudiLab via Shutterstock.