L’intelligence artificielle fait les gros titres et jouera à coup sur un impact énorme sur nos emplois, nos entreprises et la manière dont nous travaillerons et vivront dans le futur.
Par contre je suis très peu satisfait de la teneur des débats sur le sujet, spécialement vu de France. Oui l’IA ce sont des opportunités économiques énormes mais un risque de soumission si les fournisseurs nationaux ne jouent pas dans la cour des grands. Oui l’IA c’est en enjeu technologique majeur mais ça n’est ni la technologie ni son adoption ni ses effets qui aura le plus d’impact sur notre futur. Et oui l’IA c’est un sujet philosophique mais vu ce qui est en jeu je pense qu’on ne peut pas se permettre de perdre du temps en palabre et discussions conceptuelles de salons de thé comme aiment tant à le faire nos politicien.
Dans un article récent (L’IA va-t-elle remplacer les juniors ? Le faux débat qui cache la forêt) je partais du problème très spécifique de l’acquisition de compétences par les jeunes salariés remplacés par l’IA pour des tâches basiques pour conclure que n’était que l’arbre qui cachait la forêt.
Nous sommes dans les premiers jours de l’IA agentique capable de faire preuve d’autonomie sur des domaines très spécifiques, dernière étape avant l’intelligence artificielle générale (AGI) qui sera à même de remplacer à peu près n’importe quel humain pour n’importe quelle tâche, incluant la prise de décision.
Le remplacement de l’humain comme outil productif n’est pas pour demain mais c’est à prendre de manière littérale : c’est pour après demain voire le jour d’après. Et cela ne devrait pas nous rassurer en nous permettant de nous dire qu’on a le temps. La trajectoire qui mène le Titanic vers l’iceberg est connue, seul reste à savoir l’angle et la vitesse du choc qui ne dépendront du coup de gouvernail qu’on devrait donner aujourd’hui, faute de l’avoir donné hier.
Pour Sam Altman, PDG d’OpenAI, l’AGI est pour 2025 (Altman Predicts AGI by 2025), Shane Legg, cofondateur de DeepMind, nous parle de 2828 (Google AI Chief Says There’s a 50% Chance We’ll Hit AGI in Just 5 Years). Si l’on regarde chez les conservateurs, Une enquête de 2022 auprès de 738 experts en IA a estimé qu’il y a 50 % de chances que l’AGI soit atteinte d’ici 2059 (When will singularity happen? 1700 expert opinions of AGI) et pour Rodney Brooks, roboticien au MIT, nous sommes tranquilles jusqu’en 2300 (Elon Musk predicts AI will be ‘smarter than smartest human’ by end of 2026 and reveals huge upgrade for his Grok chatbot).
Rassurant ? Vu ce qui est en jeu je doute qu’on puisse être prêt à faire face aux changements induits par l’AGI en 2059. 2300 ? Plus certainement mais à condition de prendre les bonnes décisions rapidement.
Le problème c’est qu’on est dans la brume et qu’on ne voit pas l’iceberg. En tout cas pas les gens sur la passerelle de commandement.
Comment l’AGI va transformer nos économies
L’impact de l’AGI peut être le plus facile à percevoir est celui qu’elle aura sur l’économie avec plusieurs angles d’attaque.
Transformation du marché du travail
L’AGI pourrait donc automatiser non seulement des tâches répétitives mais aussi des emplois hautement qualifiés, poussant certaines parties de la population vers un chômage structurel de très longue durée.
Le corollaire est un besoin massif de requalification vers de métiers impliquant des compétences nouvelles (comme la supervision et l’éthique de l’IA), ce qui suppose un investissement massif des gouvernements et/ou des entreprises.
Bien sûr de nouveaux métiers et secteurs vont apparaitre mais vu l’importance de l’empreinte de l’AGI la plupart lui seront dédiés comme l’entretien, et l’éthique de l’AGI. Quoique… selon Eric Schmidt : « Une règle simple est que vous ne réussirez pas si l’IA ne contrôle pas l’IA. Cela n’est pas sans conséquences, car la capacité de vérifier quelque chose signifie que l’on est au moins aussi intelligent que la chose que l’on vérifie. » (Eric Schmidt on Henry Kissinger’s surprising warning to the world on AI). C’est sur le laisser un problème s’auto-réguler a fait ses preuves par le passé ! Venant de lui on ne doit attendre autre chose aux antipodes d’un Kissinger qui a perçu les enjeux mais nous a hélas quitté.
Finalement et c’est simple à comprendre : les pays et entreprises qui domineront le secteur de l’AGI concentreront la plupart des richesses avec un accroissement des inégalités économiques.
L’AGI : booster de productivité
Enfin une bonne nouvelle : l’AGI devrait entrainer une baisse des couts de production notable avec pour conséquence une baisse des prix généralisée à quasiment tous les secteurs et une augmentation mécanique du pouvoir d’achat.
Mais si la demande n’est pas au rendez vous (et on peut craindre que la croissance de l’AGI soit plus exponentielle que celle du pouvoir d’achat) on risque de se retrouver dans une crise de surcapacité avec, là encore, le chômage comme conséquence.
L’AGI va pousser de nouveaux modèles économiques
L’AGI va nous faire basculer encore davantage dans l’économie des données avec tout ce que cela implique en termes d’éthique et de protection des données personnelles, un sujet sur lequel la guerre est déjà lancée entre entre les entreprises de la tech et les institutions, voire entre gouvernements.
Mais l’impact de l’AGI sur le marché du travail risque également de remettre au gout du jour la question du revenu universel de base. Une bonne nouvelle pour ceux qui défendent cette idée depuis longtemps mais la raison pour laquelle on y arrivera peut également faire craindre une réalité beaucoup plus sombre.
L’AGI facteur de bouleversement social
On en parle beaucoup moins, soit parce qu’on ne le voit pas soit parce qu’on se refuse à le voit mais les conséquences sociales de l’AGI seront dramatiques.
Changement dans l’équilibre des pouvoirs
Ceux qui possèdent l’AGI pourront avoir une influence encore jamais vue sur la société avec une capacité d’orienter la pensée et les actions. On en a déjà de nombreux exemples aujourd’hui et on peut se demander si ce qui nous attend est le pire ou le meilleur !
A l’inverse les plus optimistes pourront se dire que les gains économiques générés, si bien redistribués, seront tellement importants qu’ils pourront contribuer à la réduction des inégalités. Après tout cela a déjà été dans une certaine mesure le cas avec la révolution industrielle puis le développement du tertiaire mais c’est désormais de l’histoire ancienne et depuis c’est surtout le contraire auquel on assiste.
Quelle place pour l’humain dans la société ?
Je parlais dans mon précédent article de la fin de l’homme comme outil de production, mais est on prêt à cela ? Ne va-t-on vers une crise identitaire avec des individus qui perdront l’essentiel de ce qui les définit socialement ?
Là encore tout dépend des choix qui seront faits. Certains sont optimistes :
« Le travail se décomposera lentement.
Les contrats de travail resteront nécessaires.
Les modèles d’emploi changeront, grâce à la technologie.
Mais le travail n’est pas mort.
En fait, notre travail le plus important est devant nous : construire des sociétés plus prospères et plus harmonieuses. » (Building a Better World Without Jobs ).
J’aime beaucoup l’optimisme béat mais seulement dans les films : dans le monde réel cela ne fonctionne pas.
Des nouveaux modèles vont émerger et sont certains déjà à nos portes, on mettra l’emphase des tâches humaines non automatisables (créativité, empathie, supervision éthique), mais a-t-on conscience de ce que cela veut dire si c’est un changement global, à grande échelle, et qui plus est un changement plus subi que choisi ?
On peut même envisager la pire des hypothèses si, comme certains le prédisent l’AGI remplaçait des rôles sociaux, comme les enseignants, les thérapeutes ou les guides spirituels. Reconnaissons que dans certains cas c’est déjà le cas.
Une crise éthique et sociétale ?
Dans quelles crises pourrait sombrer le monde si l’AGI devenait hors de contrôle, hypothèse qu’on ne peut exclure par principe ?
L’AGI n’apprend que de l’humain et aura donc une tendance avérée à amplifier et accélérer nos biais si on ne l’éduque pas de manière à l’éviter. On le sait mais le fera-ton ? Saura-t-on mettre les garde fous nécessaires au cas où ?
Imaginez ensuite un monde où un illuminé laisse l’AGI prendre le leadership sur des questions géopolitiques et militaires ? Quelles conséquences en chaine ?
Reste enfin le risque d’un appauvrissement culturel si la créativité devait être dominée par l’AGI. C’est déjà une question qui se pose d’une certaine manière aujourd’hui (L’IA peut-elle tomber à court de carburant ou tuer le web ?) avec des IA qui ne se nourrissent plus que données générées par elles-mêmes.
Quels scénarios pour l’AGI ?
Ici vous n’apprendrez rien de neuf. Comme face à chaque disruption on a 3 scénarios possibles.
Le premier est l’utopie : l’AGI sera utilisée pour améliorer le monde, régler la question des inégalités, lutter contre la pauvreté, le changement climatique et la qualité de vue tous.
Le second est la dystopie. Une mauvaise gestion de l’AGI pourrait conduire à un effondrement social, à l’accentuation des inégalités, et à une perte de contrôle par les humains.
Le troisième est le status quo sous contrôle. Une adoption progressive et régulée permettrait d’atténuer les impacts négatifs tout en maximisant les bénéfices.
Le premier est par définition utopique, le second indésirable, et le troisième nécessite une régulation mondiale très hypothétique dans l’état actuel des choses.
Des réponses aujourd’hui insatisfaisantes
Nous sommes bien d’accord pour dire que le meilleur comme le pire peuvent nous attendre et que, comme souvent, notre avenir sera ce qu’on veut bien en faire.
A condition de comprendre ce qui va se passer, de prendre les bonnes décisions et de savoir les expliquer et les appliquer car elles ne feront le plus souvent plaisir à personne.
La plupart des gens qui réfléchissent au sujet convergent vers 3 solutions :
• taxer les entreprises
• redistribuer via la formation et le revenu social universel
• accepter la précarité
Peu importe l’expert que vous lisez ou écoutez rien d’autre n’émerge et je ne suis pas satisfait du pseudo age d’or qu’on nous promet (Vers un âge d’or de l’assistanat et de la précarité ?).
La solution ne pouvant qu’être mondiale imaginez vous un monde où les entreprises accepteront d’être taxées et les électeurs de vivre dans la précarité et l’assistanat ?
Bien sur que non. C’est un modèle que personne ne désire a priori mais rien ne dit qu’il en existe un autre.
Je ne sais pas si une autre voie est possible mais celle-là me semble difficilement acceptable par les entreprises et le corps social à moins que suite à une crise d’une ampleur jamais vue on accepte de tout remettre à plat. Et encore… l’AGI aura généré ses leaders et ses vainqueurs et je pense qu’ils auront tout pouvoir pour empêcher que les règles du jeu ne changent.
Conclusion
Le choc de l’AGI ne concernera pas que les entreprises qui seules ne pourront y faire face et encore moins les salariés qui en seront la variable d’ajustement : ce nos institutions et nos modèles sociaux et donc fiscaux qui sont à risque (Aligning Our New Technologies Will Require a New Institutionalism).
Combien de temps faudra-t-il pour les reinventer et les adapter, idéalement avec une cohérence continentale voire mondiale ?
30 ans ?
Où en est le débat public sur le sujet ? Je ne parle pas des experts, des zélotes, gourous ou chercheurs mais principalement des politiques qui voient aujourd’hui l’IA comme un sujet technico-philosophique, n’ont peut être jamais entendu parler d’AGI et qui devraient commencer à prendre aujourd’hui les décisions qui nous permettront de faire face au monde de main.
Le débat n’est nulle part. Pire, il me rappelle celui sur le changement climatique : on ne voit rien, puis on fait semblant de ne rien voir puis on n’arrive pas à s’entendre pour faire quelque chose devant un phénomène dont on ne peut que constater l’existence. Sauf que cela va être plus rapide, toucher les gens encore plus concrètement et qu’il y aura sur le sujet des divergences d’intérêt encore plus exacerbées.
Quel politique en a parlé à part feu Kissinger ?
Mais de là à en faire un sujet économique, institutionnel, fiscal et social ? On a le temps. Un pays, des instituions ça pivote en 6 mois et la population comprend et adhère de suite, on le sait bien
Image : salarié remplacé par l’IA de Stokkete via Shutterstock