L’IA sauvera-t-elle le Knowledge Management ?

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Depuis son émergence il y a 30 ans, le knowledge management a cherché à capturer, partager et valoriser le savoir collectif des organisations. Mais en dépit des avancées technologiques et méthodologiques, un défi central persiste : comment rendre explicites les savoirs tacites qui résident dans l’esprit des collaborateurs ? Puisque l’IA fait une arrivée tonitruante dans les entreprises on ne peut pas ne pas ne pas se demander si elle ne peut pas réaliser à ce sujet le miracle tant attendu et devenir l’élément déclencheur d’un KM véritablement généralisé et efficace.

Les plus anciens lecteurs de ce blog se souviennent que la gestion des connaissances était, à ses débuts, une thématique très présente ici et un article paru en début d’année que j’ai redécouvert ce week end (La gestion des connaissances : retour vers le futur) m’a amen » à m’interroger sur les progrès fait en la matière depuis l’époque.

Il est d’ailleurs utile de resituer le contexte afin de comprendre pourquoi je me pose subitement cette question.

L’IA à l’ère du Web 2.0 : une promesse non tenue

Nous étions au moment d’une évolution que l’auteur qualifie de majeure dans les outils et les pratiques KM, notamment pour le fonctionnement des communautés de pratiques.

« Les CoPs ont démontré au fil du temps qu’elles étaient très efficaces pour augmenter le transfert de connaissances et l’apprentissage social. La technologie était encore nécessaire pour soutenir les activités de KM mais elle était désormais perçue comme un facilitateur et non plus comme le principal moteur. Vers le milieu des années 2000, les outils de médias sociaux ont commencé à apparaître et à être utilisés en interne par les organisations en tant qu’outils collaboratifs Web 2.0.« 

L’idée était simple : pour que les gens expriment de manière tangible et réutilisable la connaissance qu’ils ont dans la tête il leur faut deux choses : un média et un stimulus.

Le média à l’époque c’est les blogs et les wikis qui prolifèrent sur le web en donnant à chacun une manière pratique et simple de partager de l’information et le stimulus c’est justement la capacité de facilement réagir à ce qui est publié. C’était l’époque où Loïc Le Meur, surnommé le pape des blogs en France, disait : « les blogs démarrent des conversations« .

Les entreprises y ont tout de suite vu un potentiel énorme en termes de KM.

Pour les plus anciens je rappelle que BlueKiwi Software, une aventure que j’ai eu la chance de rejoindre dans ses premiers jours, était né de la demande d’une grande entreprise française de proposer un outil de KM inspiré des blogs et du web 2.0 et que son slogan était « pour des conversations fructueuses« .

Ensuite le Gartner a inventé la catégorie « enterprise social software » et BlueKiwi et autres Yammer l’ont rejoint en quittant la catégorie KM ce qui était cohérent avec leur caractère protéiforme : certains y voyaient des outils de KM, d’autres de collaboration, d’autres d’engagement voire d’identification des compétences. En fait c’était un peu tout cela.

Mais force est de reconnaitre que la promesse n’a pas été tenue. Je ne vais pas rentrer dans les détails car j’ai dû, à l’époque, écrire une centaine d’articles sur le sujet mais les outils sociaux en entreprise suivent peu ou prou la même règle que sur le web : celle des 1-9-90.

1% de contributeurs, 9% de participants, 90% de lecteurs passifs . A l’échelle du web on parle en centaines de millions de contributeurs, à l’échelle d’une entreprise cela faisait infiniment moins et c’était un vrai problème. A l’époque on citait volontiers des entreprises comme IBM comme pionniers mais avec 500 000 collaborateurs et une vraie culture des communautés de pratiques c’était « facile ».

Donc faute d’avoir une masse critique il fallait autre chose.

La première était la culture. Une belle réussite française en matière de réseaux sociaux d’entreprise a été Danone mais Danone avait à l’époque une pratique du KM très avancée avec notamment des événements en présentiez, appelés « Marketplaces » où s’organisaient le transfert de bonnes pratiques entre des « givers » et des « takers ».

La technologie n’a donc fait que permettre à ces pratiques d’exister en permanence à grande échelle sans avoir à faire déplacer les gens mais ça ne reste que la mise à l’échelle d’une pratique partagée et existante.

Une autre alternative, qui était à mon avis le seul moyen que cela fonctionne, était l’intégration des outils sociaux dans les process car discuter autour d’un sujet tel qu’il soit dans le cadre de son activité professionnelle, pour collaborer ou résoudre un problème de manière ouverte (le fameux « working out loud ») était le meilleur moyen de faire exprimer et capter la connaissance.

Malheureusement les entreprises n’ont pas eu le courage d’aller jusque là à de rares exceptions près. Peur de changer des choses structurantes et de rendre une démarche obligatoire et pourtant quand cela a été fait (par exemple quand j’ai accompagné la direction commerciale de Dassault Systèmes France) on a bien eu un ROI très rapide. Mais ils avaient la chance d’avoir un directeur visionnaire et courageux ce qui n’est malheureusement pas la norme (Crépuscule de l’entreprise 2.0 et émergence de la socialisation des process et Social Business et Entreprise 2.0 : quelles sont les prochaines étapes ? (2e partie : les outils) pour ne citer que deux articles parmi les nombreux que j’ai commis sur le sujet).

Bref la promesse des médias sociaux dans le KM a été un échec (mais j’en reparlerai certainement un jour prochain) car on n’a jamais réussi à faire prendre la démarche en l’absence de courage managériale, de process adaptés et de culture adéquate. Un seul de ces éléments aurait suffi mais la plupart du temps on avait aucun des trois.

Une très longue introduction mais nécessaire pour comprendre ce qui va suivre.

Retour à la case départ, donc, jusqu’à l’arrivée de l’IA qui fait naitre des espérances légitimes.

IA et KM : un partenariat évident

L’IA et le KM forment a priori une alliance naturelle. Tandis que le KM vise à optimiser l’usage des connaissances organisationnelles, l’IA excelle dans l’analyse de données complexes et la création de connexions inédites. Ensemble, ils peuvent surmonter les limites historiques du KM, notamment dans la gestion des savoirs tacites dont nous parlions plus haut.

En premier lieu l’IA peut être vu comme un catalyseur d’efficacité des démarches KM.

Les bases de connaissances traditionnelles souffrent souvent en effet de problèmes de pertinence, de redondance ou d’obsolescence (Data debt hampers AI investments, sustainable processes drive business value). L’IA offre des solutions en :

  • Nettoyant et structurant les données via des outils avancés d’analyse sémantique.
  • Identifiant les lacunes ou doublons dans les contenus existants.
  • Proposant des recommandations dynamiques et contextuelles de personnes et d’information grâce à des algorithmes d’apprentissage machine.

Par exemple, un moteur de recherche interne enrichi par l’IA peut fournir des réponses précises, personnalisées et à jour, accélérant ainsi la prise de décision et la résolution de problèmes. On en reparlera d’ailleurs plus bas.

Rendre les savoirs tacites explicites : un défi à la portée de l’IA

La connaissance tacite, souvent considérée comme « ce que nous savons mais que nous avons du mal à exprimer », est essentielle au fonctionnement des organisations. Elle repose sur l’expérience, l’intuition et les relations interpersonnelles, ce qui la rend d’autant plus difficile à capturer qu’il faut que ses détenteurs aient l’occasion et l’envie de la libérer. Mais l’IA ouvre des perspectives prometteuses :

1°) Identifier les experts cachés. En analysant les interactions, contributions et comportements numériques des employés (emails, documents, forums internes), l’IA peut cartographier des réseaux d’expertise souvent invisibles.

2°) Faciliter l’extraction des savoirs tacites. Des outils basés sur le traitement du langage nature peuvent transformer des réunions, conversations ou échanges informels en contenus exploitables. Les assistants virtuels, par exemple, peuvent résumer automatiquement des discussions ou capturer des « bonnes pratiques » évoquées lors de projets collaboratifs.

3°) Créer des bases de savoir adaptatives. En combinant l’IA avec des solutions de gestion de connaissances, il devient possible de documenter les savoirs tacites sous forme de guides interactifs ou d’artefacts réutilisables, facilitant ainsi leur transmission aux nouveaux collaborateurs.

4°)Stimuler la réflexion collective. Les plateformes alimentées par l’IA peuvent organiser des ateliers ou des brainstormings virtuels pour aider les équipes à expliciter des connaissances implicites à travers des scénarios collaboratifs.

C’est là l’évolution majeure par rapport à l' »époque web 2.0″ : on n’essaie plus de motiver les collaborateurs à aller dans un outil dire ce qu’ils savent mais on va prendre le savoir où il est, là où il est exprimé non par envie mais par nécessité. Cela me rappelle une initiative que j’avais vu chez le moteur de recherche Sinequa (Le réseau social implicite selon Sinequa) et ça me fait penser à ce que fait la jeune pousse française Ask For The Moon même si cela me fait m’interroger sur les enjeux de confidentialité liés à ces nouvelles approches qui ne manqueront pas de poser des questions de confiance.

Favoriser une culture d’apprentissage continu grâce à l’IA

Une autre promesse potentielle due l’IA réside dans l’instauration d’une culture d’apprentissage continu en :

  • Proposant des recommandations personnalisées basées sur les besoins spécifiques de chaque collaborateur.
  • Créant des parcours d’apprentissage adaptatifs à partir de données comportementales.
  • Permettant un accès instantané aux informations essentielles pour résoudre des problèmes en temps réel.

On peut donc légitimement en attendre des montées en compétences rapides et un renforcement de l’agilité organisationnelle. Enfin, si la promesse est tenue car l’histoire est pavée de promesses technologiques qui n’ont pas été tenues, généralement en raison de facteurs humain.

Des défis à relever : l’IA ne peut tout résoudre

Malgré ses promesses, l’IA n’est pas une solution miracle. Elle nécessite un environnement adapté et soulève plusieurs enjeux. En effet on ne règle pas avec de la technologie des problèmes dont la nature première est humaine.

  • La qualité des données. Une IA ne peut être performante que si les bases de connaissances initiales sont bien structurées et pertinentes. En vertu du fameux principe « shit in shit out » si les humains rentrent des données erronées ou ne les mettent pas à jour l’IA ne fera pas de miracle..
  • Les biais algorithmiques. Des biais présents dans les données peuvent limiter la fiabilité des résultats. Si les humains font n’importe quoi et que l’IA apprend d’eux il ne faut pas s’attendre à ce qu’elle améliore les choses, bien au contraire.
  • L’adoption humaine. Les collaborateurs doivent être formés à l’utilisation des outils IA, et une culture du partage des connaissances doit être encouragée même si, comme on l’a vu, il est désormais possible d’aller chercher l’information où elle est. Il faudra également qu’ils comprennent que la démarche est faite pour les aider, pas pour extraire leurs connaissances afin de les remplacer.

En somme, l’IA peut amplifier les efforts du KM, mais elle ne compense pas une gouvernance défaillante, une absence de stratégie claire et les problèmes liés au facteur humain.

KM et IA : un avenir prometteur, mais humain avant tout

L’IA peut transformer en profondeur la gestion des connaissances, notamment en rendant les savoirs tacites plus accessibles et exploitables. Toutefois, cette transformation ne se réalisera pleinement que si l’IA est intégrée dans une démarche centrée sur les humains dont il ne faut pas oublier qu’ils sont in fine les seuls détenteurs des connaissances et ses utilisateurs.

Encore une fois comme souvent en matière de technologie tout est affaire de contexte et je rappellerai ce principe qu’on peut mettre à à peu près toutes les sauces : on ne doit pas s’attendre à  ce qu’une application fonctionne dans un environnement dans lequel ses hypothèses ne sont pas valides.

Les organisations devront donc veiller à :

  • Encadrer l’usage de l’IA par une gouvernance claire pour aligner technologie et objectifs stratégiques.
  • Valoriser l’humain. L’IA est un outil qui doit servir à soutenir l’expertise humaine, et non à la remplacer.
  • Cultiver une mentalité d’apprentissage organisationnel : encourager les échanges, l’expérimentation et le partage des savoirs.

Conclusion

L’IA a le potentiel de résoudre certains des défis historiques du KM, en particulier dans le domaine des savoirs tacites. Mais sa mise en œuvre doit être soigneusement planifiée et accompagnée. Une gestion des connaissances efficace reste avant tout une affaire humaine : comprendre, partager et valoriser le savoir collectif.

C’est d’autant plus vrai que l’application de l’IA au KM va dans le sens d’aller capter l’information où elle est avec, comme déjà dit, des enjeux liés à la confidentialité et à la confiance. Tout sera dans la perception que les gens auront de la démarche….

En combinant les capacités technologiques de l’IA et une culture organisationnelle tournée vers l’apprentissage, les entreprises peuvent construire un KM agile, innovant et durable. 

L’IA peut-elle sauver le KM ? Oui, à condition qu’elle devienne un allié, et non un substitut, au savoir humain.

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Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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