Des opérations formalisées ne sont pas forcément compliquées

-

Il y a un certain temps de cela j’ai eu un désaccord marqué avec une personne sur les avantages et inconvénients d’une organisation formelle et, au delà, de modes opératoires formalisés.

Mon interlocuteur me soutenait que les entreprises mourraient de leur nature trop formelle car elle entrainait complication, démotivation et déresponsabilisation.

Quant à moi je soutenais l’idée selon lesquelles la flexibilité à outrance sans formalisation était un risque au moins aussi important que la sur-formalisation car elle pouvait laisser les gens sans aucun repère ni ligne directrice.

En fait si nous ne sommes pas tombés d’accord je pense que c’est une affaire de vocabulaire et de savoir où on place le curseur.

Pour moi formalisation veut dire avant tout « écrire comment on fait les choses« .

J’ai connu les affres d’une entreprise à la culture quasi exclusivement orale que j’ai formalisé par écrit pour faire face à plusieurs problèmes.

Tout d’abord le fait qu’un nouvel arrivant, lorsqu’il demandait « comment faire ceci ? » avait parfois deux ou trois versions différentes selon à qui ils posaient la question dans un contexte où, justement, le nombre de salariés à intégrer était en croissance et le nombre de « sachants » qui incarnaient le savoir de l’entreprise tendait à diminuer en raison d’un turn over naturel dû à l’ancienneté (La base de connaissance : bouée de sauvetage de vos salariés). Et laissez moi vous dire que lorsqu’il a fallu onboarder à distance durant le COVID ça a été une planche de salut en dépit d’un programme de mentoring qui tournait très bien.

Ensuite parce qu’il y avait beaucoup de choses à améliorer mais pour commencer à se demander comment mieux faire les choses, et même en mode collaboratif (je dirais même surtout), il faut être capable d’écrire la situation actuelle pour partager une vue commune et ensuite la challenger.

Mais j’étais comme lui allergique à la complication (La complication organisationnelle : irritant #1 de l’expérience employé).

C’est là qu’intervenait le malentendu : la question c’est de savoir jusqu’où être formel car je pense que bien formaliser, ce n’est pas étouffer mais c’est libérer.

Quoi qu’il en soit je juge intéressant de poursuivre le débat ici et suis preneur de vos avis.

Le lourd héritage du monde industriel

Quand on parle de process, d’opérations et de formalisme on se heurte à un biais cognitif quasi historique car on parle de concepts qui nous viennent du monde industriel où la préoccupation était de « répliquer la perfection à l’infini« , avec toute la rigidité que cela pouvait demander, en tout cas à une certaine époque.

Mais il n’est pas difficile de comprendre que l’économie des services et le monde du savoir ont des contraintes autres qui doivent amener à repenser et adapter ces concepts.

Là je ne peux m’empêcher d’illustrer mon propos comme à chaque fois que j’aborde le sujet par les propos de Peter Drucker.

« Peter Drucker a fait remarquer qu’au cours du XXe siècle, la productivité des travailleurs manuels dans le secteur manufacturier a été multipliée par cinquante, car nous sommes devenus plus intelligents quant à la meilleure façon de construire des produits. Il a fait valoir que le secteur de la connaissance, en revanche, avait à peine entamé un processus similaire d’auto-examen et d’amélioration, existant à la fin du XXe siècle alors que le secteur manufacturier l’avait été cent ans plus tôt« 

The Newyorker – Slack Is the Right Tool for the Wrong Way to Work

On en est encore bien loin même si, on le verra plus tard, certaines études récentes existent et que même les vieilles recettes de Deming sont adaptables (Et si on parlait de la qualité du travail).

Et d’ailleurs, parlant du monde industriel, lui même se rend compte que l’ultra conformité ne fonctionne plus et qu’une approche orientée client peut être plus flexible est nécessaire (Why Traditional Quality Is Failing You).

L’absence de formalisation ne veut pas dire adaptabilité

Déjà il faut tordre le cou à une idée reçue : les organisations formelles sont rigides, celles qui ne le sont pas sont adaptables.

En fait les deux peuvent être aussi rigides ou aussi adaptables.

Prenons, comme je le disais, l’exemple d’une entreprise à forte culture orale. Le manque de formalisme ne veut pas dire qu’elle est adaptable, cela veut juste dire que la manière de faire n’est pas partagée et connue de tous ou pas avec le bon niveau de détails.

Il n’y a qu’une manière de faire, tout le monde est supposé la suivre mais elle est mal connue.

Par contre une organisation formelle peut être adaptable.

La formalisation peut être un cadre pour la créativité

Imaginez une entreprise ou rien n’est formalisé. Chacun, chaque équipe fait à sa guise, invente ses règles au fil de l’eau voire les réinvente chaque jour. Cela peut être séduisant en termes d’adaptabilité et de résilience mais cela a un coût : pertes de temps, incompréhensions et une énergie immense gâchée pour réinventer la roue au lieu d’avancer.

Et je ne reviendrai pas sur les sujets liés à la transmission des savoirs les plus basiques en interne.

A l’inverse, formaliser ça n’est pas enfermer les gens dans un système ou, plutôt, ça peut être autre chose. On peut définir un cadre clair et laisser de l’autonomie au sein du cadre. On peut même même formaliser des bonnes pratiques qui ne sont pas obligatoires mais sont des pistes dont on peut s’inspirer pour savoir quoi faire face à une situation inconnue, une sorte de boite à outils.

En fait on peut formaliser la flexibilité et disant explicitement les lignes rouges à ne pas dépasser et ce qui relève de l’autonomie du collaborateur à qui on donne des conseils, des suggestions, mais pas de prescription.

Cela peut même être un refuge pour un manager un peu trop porté sur le contrôle : il porte son attention sur le contrôle du système et non sur le contrôle des gens et, ce faisant, il les libère (Comment aimer le contrôle et ne pas être un poids pour soi et ses équipes ?).

Et puis la question n’est pas qu’au niveau de la formalisation mais également de la personne qui a le contrôle dessus. On peut formaliser des choses et reconnaitre aux collaborateurs le droit de se l’approprier et prendre le pouvoir dessus pour l’adapter à chaque situation (Les salariés doivent suivre les process. En êtes-vous sûrs ?)

« Pendant de nombreuses années, la plupart des recherches en gestion des opérations ont traité les personnes dans les systèmes opératoires comme des entités fixes, immuables ou exogènes. Cependant, cette hypothèse est de plus en plus remise en question, notamment avec l’essor des entreprises de services et des entreprises à forte intensité de connaissances, où les travailleurs et/ou les clients ont un impact fondamental sur les résultats opérationnels. La recherche dans le domaine des People Centric Operations se concentre sur l’importance opérationnelle de l’interaction des personnes (travailleurs, clients, ou les deux) avec et/ou dans un système opérationnel.« 

(People-Centric Operations: Achievements and Future Research Directions)

Formalisation n’est pas complication

L’erreur commune est de confondre « formalisation » et « bureaucratie ». Ca ne signifie pas ajouter des couches inutiles de documentation ou créer des barrières à chaque étape. Au contraire c’est mettre l’accent sur ce qui est essentiel. Quels sont les objectifs ? Quels est le rôle de chacun ? Quels sont les processus critiques qui garantissent la qualité, la conformité ou la sécurité ?

Pour avoir mis en place un dispositif d’amélioration continue qui avait pour but premier la simplification, qui plus est en mode collaboratif (Améliorer le travail d’une équipe : histoire d’une amélioration continue) je peux vous dire que rien n’aurait été possible sans avoir formalisé la situation dont nous voulions sortir afin d’établir un consensus sur le problème à régler et provoquer réactions et contributions.

Et les modes opératoires nouveaux qui ont été mis en place avaient besoin d’être formalisés, quitte, justement, à formaliser l’autonomie du collaborateur, sans quoi ils n’auraient pas été dans leur zone de confort au moment de changer leur manière de faire. Un peu comme si on avait écrit « j’ai le droit de faire faire autrement, j’ai le droit de faire à ma manière et prendre des initiatives dans ces limites » pour qu’ils puissent s’en prévaloir devant les autres.

Et dans le cadre d’une organisation à culture orale il n’y a rien de pire d’avoir deux modes opératoires différents qui coexistent, l’ancien et le nouveau, alors que tout le monde ne sait pas quel est le bon (situation vécue).

Une bonne formalisation doit donc être épurée. Elle doit reposer sur des règles minimales mais essentielles, non négociable, et s’accompagner d’une liberté pour tout ce qui ne relève du reste.

Le pouvoir des gens sur les processus

Quand des processus sont mal définis ou absents, les employés se sentent souvent impuissants face aux problèmes et situations nouvelles. Et n’allez pas croire que ça les libère pour être innovants, c’est tout le contraire, ça les bloque. Quand tout est possible on ne sait que choisir et on n’est pas sûr que tous les choix sont autorisés.

En revanche, une formalisation claire leur permet de comprendre, comme on l’a vu, les règles du jeu, ce qui est non-négociable et ce qu’ils peuvent oser et également de contribuer à améliorer les chose. Ils peuvent identifier ce qui fonctionne ou non (et sont les mieux placés pour le faire), proposer des améliorations, et surtout, se concentrer sur ce qui compte vraiment.

C’est là que la dimension « people-centric » des opérations prend tout son sens. Des processus rigides imposés d’en haut sont souvent mal acceptés, mal compris, et parfois même totalement inadaptés

Au contraire il faudrait collaborer avec ceux qui les utilisent au quotidien pour les co-construire. J’ai d’ailleurs coutume de dire qu’un processus qui est vu comme un poids et pas comme un service est un problème.

Il n’y a pas meilleure approche de la conduite du changement que la conconstruction en amont (Changement et transformation ont besoin d’une nouvelle approche).

La formalisation comme outil de simplification

Une formalisation bien pensée n’ajoute pas de poids, elle en élimine. Elle évite le temps perdu en évitant les ambiguïtés, les questionnements inutiles, la recherche d’information.

Mais pour libérer il faut faire preuve de discipline : évaluer régulièrement les processus, supprimer ce qui est devenu obsolète, et surtout, garder en tête que l’objectif n’est pas de tout contrôler, mobiliser l’intelligence collective pour améliorer en permanence, faire exister dans le tête des gens le processus d’amélioration à coté du travail quotidien…

Pour moi la formalisation n’est pas un retour à des organisations rigides et hiérarchiques. Je suis adepte, au contraire, d’une approche équilibrée : poser un cadre clair qui donne de la liberté aux individus, tout en garantissant que l’énergie est orientée vers ce qui compte vraiment et que les lignes rouges sont bien protégées.

Image : Complication par lassedesignen via Shutterstock.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Head of People and Operations @Emakina / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
You don’t speak french ? No matter ! The english version of this blog is one click away.
1,743FansJ'aime
11,559SuiveursSuivre
26AbonnésS'abonner

Récent