L’interview fictive d’Eliyahu Goldratt sur l’infobésité et les goulots d’étranglement dans le travail du savoir

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Au lieu de penser verticalement j’aime toujours regarder s’il est possible de « voler » des idées qui fonctionnent dans un secteur, dans une discipline pour les appliquer à une autre. Et pourquoi pas en faisant parler des experts de ces sujets.

Comme vous avez aimé ma première interview factice (Exclusif : la (fake) interview de Steve Jobs sur l’expérience employé) et que vous avez validé le concept, je m’attaque donc à un autre sujet qui est celui de l’infobésité dans le monde des travailleurs du savoir et pour cela j’ai convoqué le regretté Eliyahu Goldratt.

Eliyahu Goldratt, qui est une de mes inspirations depuis une vingtaine d’années, était un penseur visionnaire et l’auteur de la célèbre Théorie des Contraintes, une approche systémique pour identifier et éliminer les goulots d’étranglement dans les organisations. Initialement ses idées étaient appliquées à l’industrie manufacturière même s’il les a déclinées à d’autres secteurs dont l’informatique dans certains de ses ouvrages et j’étais curieux de voir ce qu’on pouvait en faire dans le monde actuel des travailleurs du savoir où la surcharge informationnelle est le mal du siècle (Collaboration en Entreprise : Quand la Technologie Sature, la Productivité Stagne et les Générations se Déconnectent et Infobésité Numérique : Quand les Outils de Collaboration Dégradent Productivité, QVT et Amplifient la Charge Mentale).

Allez, c’est parti !

Moi : Eliyahu, merci d’avoir accepté cet entretien. L’infobésité est aujourd’hui identifiée comme un vrai problème tant pour la performance des organisations et la santé des salariés mais beaucoup la voient comme un mal nécessaire contre le lequel on ne peut rien faire. Comment l’abordez vous à la lumière de votre Théorie des Contraintes ?

Goldratt : Tout d’abord merci à vous.

L’infobésité c’est l’excès d’informations inutiles ou non prioritaires et elle est comparable à un système qui crée des étranglements inutiles dans un flux de valeur. La Théorie des Contraintes (TOC) nous dit que chaque système a un goulot d’étranglement qui détermine son débit global et en constitue la contrainte.

Dans le travail du savoir, ce goulot est souvent l’attention et la capacité cognitive limitées des individus.

Si nous surchargeons ce goulot, cette capacité avec trop d’information et surtout des informations non pertinentes, nous étendons artificiellement ce goulot et son impact.

C’est comme si une usine fonctionnait à plein régime mais saturait son poste de production critique avec des tâches inutiles avec pour conséquence de bloquer toute la chaine de production qui est subordonnée à cette contrainte.

La priorité doit donc être de protéger et de maximiser la capacité du goulot, ici, le cerveau humain.

Moi : Quels conseils donneriez-vous aux organisations pour identifier et gérer ces goulots d’étranglement cognitifs ?

Goldratt : Il faut avant tout analyser votre flux de travail, la manière dont vous créez de la valeur en faisant circuler et traitant de l’information. Il suffit de poser une question simple : »où la valeur est-elle réellement créée ? ».

La plupart du temps les collaborateurs sont distraits, interrompus, importunés par des e-mails, des réunions et des outils digitaux qui n’ajoutent aucune valeur directe. Tout commence donc par identifier ces distractions comme des pertes dans votre chaîne de valeur.

Ensuite appliquez le processus d’amélioration continue de la TOC :

1°) Identifiez le goulot d’étranglement. Dans ce cas, c’est la capacité cognitive.

2°) Exploitez le goulot. Priorisez les informations et les tâches critiques.

3°) Subordonnez tout le reste au goulot. Simplifiez, filtrez et automatisez les tâches non critiques.

4°) Élevez le goulot. Investissez dans des formations, des outils de prioritisation et des processus clairs.

5°) Recommencez.

En ce qui concerne la sollicitation par les managers et les autres parties prenantes, c’est souvent là que tout se complique car souvent la discipline hiérarchique ou l’acceptation du problème comme une fatalité fait qu’on n’ose pas dire « non ».

Un collaborateur peut être distrait non seulement par des outils, mais aussi par des demandes constantes de la part de ses supérieurs ou collègues. Pour résoudre cela, les organisations doivent mettre en place des politiques qui limitent ces interruptions et encouragent un flux de communication structuré.

Ce qu’il faut avant tout est d’éviter de traiter chaque collaborateur comme une ressource illimitée.

Il faut respecter leur temps et leur énergie comme des actifs précieux. Cela va impliquer autant un changement managérial qu’un soutien technologique.

Moi : Vous insistez sur l’importance de la focalisation dans vos ouvrages. Comment appliquer cette idée dans un environnement où les collaborateurs jonglent avec de multiples canaux, demandes et priorités ?

Goldratt : La focalisation est essentielle, car elle réduit le gaspillage d’énergie sur des activités inutiles. Dans un environnement saturé, il faut développer une discipline organisationnelle autour de la priorisation.

Comme vous l’avez vous-même remarqué en parlant de l’efficacité de la collaboration et de la communication, surtout sous stress et en temps de crise, rien ne sert d’avoir des bonnes pratiques si elles ne sont pas partagées et ne s’appliquent pas à tous et ne sont pas appliquées par tous sans négociation possible (Le CRM peut sauver votre entreprise mais pas le CRM auquel vous pensez).

Un exemple serait d’instaurer des politiques strictes pour limiter les interruptions—par exemple, des plages horaires sans e-mails ou réunions. On peut également utiliser des outils qui centralisent et hiérarchisent les tâches critique.

Mais ne croyez pas que la technologie résoudra tout car le problème, s’il est accentué par elle, est avant tout humain et comportemental : chaque collaborateur doit comprendre que son temps est limité et doit être protégé. Non seulement son temps, ça il le comprend vite, mais aussi celui des autres et ça il le comprend plus difficilement surtout s’il est en situation de pouvoir, de management.

Quand un salarié est en difficulté en raison d’une charge trop élevée d’information et de travail on a tendance à croire que c’est son problème et le blâmer individuellement alors que la cause du problème est tout le monde et qu’in fine tout le monde est pénalisé.

Une autre piste est d’encourager le management à clarifier les priorités. Les collaborateurs ne doivent jamais être dans une situation où ils ne savent pas quelle tâche est la plus importante.

Moi : Vous mentionnez souvent la responsabilité des managers. Quel est leur rôle voire leur responsabilité dans l’infobésité.

Goldratt : Les managers sont les gardiens du système. Leur rôle principal, en tant qu’organisateurs des ressources et garants du flux de valeur, doit être de s’assurer que le goulot d’étranglement, encore une fois, la capacité cognitive de leurs équipes, n’est pas saturé par des demandes inutiles.

Pour cela ils doivent faire trois choses

1°) Clarifier les objectifs stratégiques. Une équipe qui ne comprend pas la stratégie, l’objectif principal et ultime, produit beaucoup d’activités inutiles.

2°) Limiter la charge de travail. Trop de tâches simultanées créent une surcharge mentale mais encore faut il se donner la peine de mesurer ces activités, pour les bonnes raisons, de ne pas se tromper d’indicateurs ou d’en mettre trop et de ne pas les dévoyer (L’organisation quantifiée : Graal ou Big Brother ? et Comment inciter vos collaborateurs à brasser du vent au lieu d’être productifs (merci Microsoft)).

3°) Encourager le feedback. Les collaborateurs doivent signaler quand ils sont submergés ou quand des processus peuvent être améliorés.

Au sujet de la mesure et de la prise de conscience je reconnais qu’à l’inverse du monde manufacturier qui est à la source de ma réflexion cela a longtemps été plus compliqué dans le monde des travailleurs du savoir en raison de la nature intangible, immatérielle des flux de production, comme vous l’aviez vous même noté (Les travailleurs du savoir, les exclus de l’excellence opérationnelle ?). Quand on se promène dans une usine on voit si c’est dysfonctionnel même sans être un expert. Quand on se promène dans un open space on ne voit rien, ce qui peut être une illusion rassurante.

Mais aujourd’hui des outils existent pour rendre l’invisible visible et il est urgent d’investir dedans (L’open space n’est pas une usine mais parfois vous devriez le regarder ainsi).

Enfin, les managers doivent avoir eux-mêmes un comportement exemplaire car ils ont tendance à penser que les bonnes manières ne sont que pour les autres et qu’ils sont investis d’une mission supérieure qui leur permet de s’affranchir de tout. S’ils envoient des e-mails à minuit ou organisent des réunions inutiles à longueur de journée, ils renforcent le phénomène de surcharge.

Par cela je veux dire que la solution n’est pas uniquement technologique. Au contraire elle est fondamentalement managériale. La technologie peut aider à automatiser et filtrer, mais sans une vision claire de la part des managers, elle ne sert à rien.

Moi : Parfois, on observe que lorsqu’une contrainte est identifiée et éliminée, une autre apparait ailleurs dans le système, un peu comme si elle se déplaçait. Comment gérer cela dans un contexte de travail du savoir ?

Goldratt : Vous avez raison, cela arrive souvent et c’est même normal. Lorsqu’on élimine un goulot d’étranglement, un autre émerge ailleurs, en fait après avoir traité le plus gros goulot on se rend compte que c’est désormais un autre, plus petit, qui devient à son tour la contrainte du système.

C’est une bonne nouvelle car cela montre que le système fonctionne mieux, mais qu’il y a toujours des limites à surmonter.

La clé est de traiter la lutte contre l’infobésité et les gouts d’étranglement qu’elle génère comme un processus continu. Une fois qu’un goulot est éliminé, vous devez recommencer l’analyse et vous concentrer sur le nouveau.

Dans le travail du savoir, cela peut signifier que les distractions externes ont été réduites, mais que les collaborateurs sont maintenant confrontés à des problèmes liés à des outils mal conçus (Une expérience IT compliquée. Irritant #7 de l’expérience employé) ou à un manque de compétences spécifiques.

Il est important que les organisations comprennent que chaque contrainte identifiée et gérée représente un pas vers un système plus performant. C’est un processus sans fin mais c’est une opportunité permanente de s’améliorer.

Moi : Vous évoquez l’automatisation comme un levier pour lutter contre l’infobésité. Comment équilibrer cet usage avec le besoin de conserver une quelque chose d’humain dans le travail ?

Goldratt : L’automatisation est un outil puissant, mais elle doit être obéir à une stratégie claire. Automatiser ne signifie pas remplacer l’humain mais lui donner plus de temps pour se concentrer sur des tâches à haute valeur ajoutée. Cependant, il faut éviter deux pièges.

Le premier est d’automatiser sans discernement. Si vous automatisez des processus inutiles ou mal conçus, vous amplifiez simplement le problème (AI Success Depends on Tackling “Process Debt”). Les outils digitaux ont en effet deux vertus: vous permettre d’opérer plus vite et à plus grande échelle. Appliqués à des processus dysfonctionnels ils vont vous faire dysfonctionner plus vite et à plus grande échelle. Comparé à une using qui se mettrait à produire non pas une mais 10 pièces défectueuses sur 1000 vous allez produire 10 fois plus de mauvaises décisions, de documents non conformes aux attentes avec des problèmes de qualité, des chiffres erronés, des interprétations et recommandations inappropriées…

Le second est de déshumaniser les interactions essentielles. Par exemple, les outils de communication automatisée doivent être complétés par des échanges humains lorsque la situation l’exige. Il y a des tâches, des moments, où les interactions procurent du plaisir, de la fierté et il faut les conserver (How Gen AI Can Make Work More Fulfilling).

En fin de compte, l’objectif est de créer un environnement où l’humain et la technologie vivent en symbiose pour optimiser le flux de valeur.

Moi : Certaines organisations pensent que l’infobésité est inévitable dans un monde ultra-connecté, que c’est un mal nécessaire. Que leur répondez vous ?

Goldratt : Je dirais que l’infobésité n’est pas une fatalité mais la conséquence de choix organisationnels et culturels. Si vous adoptez une approche proactive pour contrôler le flux d’informations et hiérarchiser ce qui compte, vous pouvez éliminer une grande partie de ce problème. Cela nécessite du leadership, de la discipline et une volonté de remettre en question le statu quo.

Malheureusement il n’y a pas d’app pour ça. On peut acheter la meilleure technologie et recruter les consultants les plus chers mais le courage ça ne s’achète pas.

Moi : Enfin, que diriez-vous aux organisation qui pense que l’infobésité est un problème mineur ?

Goldratt : Je leur poserais une et une seule question :  » Si vous gaspilliez 30 à 40 % de vos ressources physiques ou financières sur des activités inutiles, agiriez-vous immédiatement pour mettre fin à cela ? Pourquoi alors tolérer un tel gaspillage de votre ressource la plus précieuse : le cerveau de vos collaborateurs ? « .

L’infobésité n’est pas un problème individuel mais un problème systémique. Si vous le sous-estimez, vous compromettez votre capacité à créer de la valeur, votre compétitivité, votre réussite futur

Moi : Merci, Eliyahu, pour cette discussion.

Goldratt : Merci à vous. Rappelez-vous : dans un système complexe, l’ordre naît de la clarté. Il faut apprendre à prioriser ce qui compte vraiment quitte à accepter de ne pas traiter le reste. Encore une fois le temps, l’attention et le cerveau de vos collaborateurs ne sont pas une ressource infinie.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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