En 1987, Robert Solow, économiste américain et lauréat du prix Nobel, prononçait une phrase devenue célèbre : « Vous pouvez voir l’ère informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité. » Ce constat connu sous le nom de « paradoxe de Solow » mettait en avant le décalage entre l’explosion des investissements dans les technologies de l’information et l’absence de gains significatifs de productivité dans les données économiques de l’époque.
Mais que voulait il dire et sa remarque est elle encore valide à l’heure de l’IA ?
Une critique implicite des promesses technologiques
Pour Solow, l’adoption massive de nouvelles technologies n’était pas synonyme d’une amélioration immédiate de la productivité. L’informatique commençait à devenir un phénomène de masse en entreprise, mais les gains attendus ne se voyaient pas dans les indicateurs traditionnels.
Pourquoi cela ?
Tour d’abord parce qu’un temps d’adaptation est nécessaire. Pour tirer partie des nouvelles technologies es organisations doivent souvent repenser leurs processus, former leurs équipes et s’adapter.
Prenons un exemple aussi bête que celui de l’électricité. On croit souvent que c’est l’électrification massive des usines qui a entrainé des gains de productivité alors que ça n’est pas totalement vrai. En fait à l’époque les machines les plus demandeuses en énergie étaient situées au plus proche de la source la plus proche à savoir, souvent, le coté de l’usine proche d’une rivière dont l’énergie entrainait les machines. Avec l’électricité on a pu ainsi réorganiser les usines en plaçant les machines non pas en fonction de leur besoin en énergie mais de leur place dans le processus de production, ce qui a entrainé des gains de temps significatifs et une production plus fluide avec moins de pièces à déplacer d’un bout à l’autre du bâtiment.
Mais le problème avec l’informatique, qui est encore vrai aujourd’hui, c’est que souvent les entreprises comptent sur la technologie pour les transformer alors qu’elles doivent se transformer pour en tirer parti ce qu’elles ne font qu’en tout dernier ressort (On ne doit pas s’attendre à ce qu’une application fonctionne dans un environnement dans lequel ses hypothèses ne sont pas valides )
Solow faisait également référence à des externalités négatives. Par cela il faut comprendre que l’informatique a introduit des complexités nouvelles, comme une surcharge d’informations ou une augmentation des coûts indirects liés à la maintenance des systèmes.
Si on peut être tentés de dire que le cloud a réglé le second point (disons plutôt qu’il a déplacé le problème), près de 40 ans plus tard nous sommes plus empêtrés que jamais dans le premier (Collaboration en Entreprise : Quand la Technologie Sature, la Productivité Stagne et les Générations se Déconnectent).
Enfin on peut aussi évoquer un problème de mesure avec des indicateurs d’une autre époque peu adaptés à la mesure de l’impact des technologies numériques.
Par exemple, les gains apportés par l’informatique peuvent se traduire par des améliorations qualitatives difficiles à mesurer, comme une meilleure collaboration, une réduction des erreurs ou une plus grande personnalisation des services quoi qu’à la fin cela doit bien se voir quelque part.
Mais les méthodes comptables traditionnelles ont tendance à sous-évaluer l’impact des activités numériques non marchandes comme l’augmentation de la productivité individuelle ou les effets résiduels des innovations (des améliorations progressives et diffuses qui se manifestent à long terme ou dans des activités connexes). De manière générale l’informatique crée beaucoup d’actifs immatériels qu’on peine à valoriser (L’immatériel a une vraie valeur (non comptabilisée) pour l’entreprise et Économie numérique : vers une vraie valorisation des actifs digitaux).
L’IA : fin ou renforcement du paradoxe de Solow ?
Avec l’émergence de l’intelligence artificielle, le paradoxe de Solow revient sur le devant de la scène. L’IA promet des gains énormes en efficacité, mais son impact direct sur la productivité reste difficile à cerner, en tout cas à court terme (IA générative : quel impact sur la performance au travail ?).
Et on retrouve des problèmes similaires à ceux connus aux début de l’ère informatique.
En matière de temps d’intégration l’IA nécessite des compétences spécifiques, des infrastructures coûteuses et des ajustements organisationnels majeurs dont on est seulement en train de percevoir une toute petite partie de l’ampleur.
Ensuite l’IA amplifie les disparités entre les entreprises capables de l’adopter efficacement et les autres ce qui peut créer un jeu à somme nulle : ce qui sera gagné quelque part sera détruit ailleurs.
Enfin, ce qui n’est pas surprenant, les indicateurs traditionnels, comme le PIB ou la productivité horaire, peinent à refléter les gains qualitatifs ou les effets indirects, comme l’amélioration de la prise de décision ou de la personnalisation des services (Productivité : et si la qualité était la nouvelle quantité ?).
Cependant l’IA pose des questions nouvelles comme l’automatisation massive (substitution de l’IA à de nombreuses fonctions humaines qui pourrait affecter la demande globale ou provoquer des transformations sociétales difficiles à anticiper) et la concentration des bénéfices accentuant un phénomène de polarisation des richesses d’un côté et d’ultra paupérisation de l’autre (Vers un âge d’or de l’assistanat et de la précarité ?).
Mais là nous sommes sur des enjeux sociétaux majeurs qui, lorsqu’on y fera face sans y avoir été préparés et sans rien avoir anticipé (on en prend le chemin) feront passer nos soucis de productivité pour un soucis mineur (Les défis que pose l’IA ne sont pas technologiques mais il faut y répondre aujourd’hui).
Les limites de l’optimisme technologique
Qu’on parle d’informatique ou d’IA cela nous ramène aux limites bien connues du solutionnisme technologique (Pour tout résoudre cliquez ici !). Il serait tentant de vouloir se convaincre que l’IA ou n’importe quelle technologie résoudra à elle seule tous les problèmes des entreprises voire de la société mais c’est justement là qu’on voit que le paradoxe de Solow a la vie dure.
Tout d’abord et une fois de plus la technologie seule ne suffit pas. L’impact des outils dépend de leur intégration dans des modèles organisationnels et sociétaux adaptés. Autant dire que là nous sommes loins du compte et que la vacuité du débat public par rapport à des sujets comme l’AGI est désespérante.
Viennent ensuite les externalités négatives. L’IA, comme les technologies passées, peut et via certainement créer de nouvelles formes de complexités au travers de phénomènes tels que les biais algorithmiques ou la perte de contrôle sur des systèmes critiques.
Vient ensuite l’illusion de la productivité. Il est vital, comme je le disais dans un article mentionné plus haut, de redéfinir ce que nous entendons par « productivité ». Est-ce produire plus avec moins ? Améliorer la qualité de vie ? Réduire notre impact environnemental ? Faire plus de qualité ?
Conclusion
Le paradoxe de Solow peut ressembler à une vieillerie des années 80, mais il reste un prisme utile pour comprendre les dynamiques de l’économie face aux technologies.
Les promesses technologiques doivent être écoutées avec nuance et précaution, en reconnaissant à la fois leur potentiel transformateur et leurs limites. Au final ce ne sont pas les technologies qui changent le monde mais la façon dont nous choisissons de les utiliser.
Image : Robert Solow by Olaf Storbeck.jpg