« On va rationaliser les processus » : histoire d’un malentendu managérial

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Dans les phrases qui me sont sourire quand je les entends en entreprise il y a le fameux « on va rationaliser les processus« .

Normalement cela devrait sonner comme une musique douce à mes oreilles, moi qui ne jure que par la simplification et la fluidité (Le futur du travail : complexe par nature, simple par obligation et La complication organisationnelle : irritant #1 de l’expérience employé).

Oui mais voilà, l’expérience prouve que lorsqu’on entend « on va rationaliser les processus » il faut comprendre « on va ajouter encore plus de bureaucratie« .

Dans les faits on finit souvent par se retrouver avec un labyrinthe bureaucratique qui ferait passer Kafka pour un amateur.

Quand « rationaliser » devient « alourdir »

Prenons un exemple courant. Une entreprise décide de rationaliser ses demandes d’achat. Objectif : rendre le processus plus fluide. Avant, il suffisait de remplir un formulaire papier, de le faire signer par le responsable et hop, commande validée. Simple, non ?

Mais non, ce serait trop évident. Avec la rationalisation , on introduit une plateforme en ligne. Une solution intuitive, enfin c’est ce qu’on nous promet.

On se retrouve avec

Un formulaire à rallonge, avec des champs obligatoires incompréhensibles (que signifie « budget analytique » ?, « imputation » pour les gens de terrain qui ne comprennent pas les méandres de la gestion comptable des projets car ça n’est pas leur responsabilité).

Trois niveaux de validation supplémentaires, impliquant des managers qui n’ont jamais vu le projet de près ou de loin et la finance qui en sait encore moins.

Des tickets de support IT pour des bugs qui transforment une commande urgente en parcours du combattant administratif.

Bilan ? Les collaborateurs passent plus de temps à comprendre le processus qu’à travailler sur leur projet et une dette organisationnelle qui s’accroit à vitesse grand V (How to Tackle the Biggest Threat to Your Team’s Growth).

La magie du mot « simplification »

L’art de la rationalisation repose sur un outil clé : la création de comités. Tout doit passer par un groupe de travail, puis un groupe de pilotage, avant d’être présenté à un comité d’arbitrage. Chaque comité a ses propres règles, ses propres égoïsmes, et surtout ses propres agendas.

Prenons l’exemple d’une entreprise qui veut rationaliser les congés. On enchaine des réunions pendant des mois pour écouter tout le monde, prendre en compte toutes les demandes afin d’élaborer une procédure.

A quoi ressemble le résultat final ?

• Un tableau Excel de 10 onglets comprenant toutes les règles et cas particuliers qui sera quasiment impossible à transcrire dans le SIRH.

• Une validation par trois personnes minimum (dont un RH qui ignore l’existence du collaborateur).

• Un outil en ligne dont l’interface date de 2005.

Pour poser trois jours de congés, merci de prévoir une journée complète de travail.

L’art du chaos rationalisé

Sous prétexte de faire mieux qu’hier les entreprises suivent une recette bien rodée qui est celle qui a les mené dans le bourbier dont elles veulent s’extraire.

Tout d’abord une analyse des processus actuels au travers d’une étude interminable qui mobilise tous les services, sauf ceux qui connaissent le terrain.

On peut aussi externaliser la solution en faisant appel à un cabinet de conseil hors de prix qui présente un PowerPoint truffé de buzzwords qui sera un copié-collé de celui réalisé pour une entreprise qui avait la même demande mais pas les mêmes contraintes ni dans le même contexte. En espérant que l’original date de moins de 5 ans.

Ensuite on implémente une plateforme unique qui sera le plus souvent complexe, rigide, et surtout, incapable de s’adapter à la diversité des réalités de terrain.

Et enfin on multiplier les formations avec des sessions où tout le monde prétend comprendre, avant de retourner au bureau et d’envoyer des SOS aux collègues et multiplier les tickets au support.

Chronique d’un échec annoncé

Les mêmes causes produisent toujours les mêmes résultats et les efforts de rationalisation n’échappent pas à la règle.

La rationalisation est souvent pensée en silo, loin des réalités du terrain, de manière descendante et sans écoute des vrais spécialistes des problèmes de l’entreprise : ceux qui les vivent au quotidien

Les décideurs visent un résultat global, sans comprendre que chaque couche ajoutée rend le système plus compliqué (Smart Simplicity : 6 règles pour gérer la complexité sans devenir compliqué).

Les mauvaises langues diront même que, dans certains cas, la complication devient une façon d’éviter les responsabilités : si tout est flou, personne n’est coupable. Or on sait bien que plus on doit mettre d’énergie dans le changement en vol plus cela signifie qu’on a commis des erreurs de conception en amont (Changement et transformation ont besoin d’une nouvelle approche)

Comment éviter le piège de la rationalisation ?

Heureusement il existe des manière simples que beaucoup d’entreprise ont compris et appliquent. Et aussi bizarre que cela puisse sembler, quand on fait les choses de manière simples et je dirai même évidentes, on obtient un résultat qui fonctionne est est adopté simplement.

1°) Impliquer le terrain. Comme je le disais les vrais spécialistes des problèmes sont ceux qui les vivent, pas ceux qui poursuivent leur propre agenda au travers des autres. Demandez aux utilisateurs ce dont ils ont besoin, et oubliez ce que vous pensez qu’ils veulent ou d’essayer de résoudre vos propres problèmes malgré les autres.

2°) Simplifier pour de vrai : Une solution simple est celle que tout le monde peut comprendre sans manuel de 50 pages voire sans manuel du tout. Pensez avant tout en termes d’affordance : la capacité d’un objet ou d’un système à évoquer son utilisation, sa fonction sans autre explication. Vous avez déjà lu le mode d’emploi d’un iPhone ?

3°) Tester avant de déployer. Un projet pilote permet d’éviter les désastres à grande échelle. Vous le faites bien pour vos clients alors pourquoi pour vos salariés ? Il y a même des entreprises qui ont essayé l’A/B testing sur leurs salariés (One Company A/B Tested Hybrid Work. Here’s What They Found).

4°) Accepter que tout ne peut être standardisé. « Quand on a qu’un marteau on veut que tous les problèmes ressemblent à des clous » mais le monde réel le fonctionne pas comme cela. Rationaliser veut dire éviter les frictions et les incohérences, pas de créer de l’inefficacité.

Conclusion

Rationaliser découle du mot « rationnel« , qui se réfère à l’usage de la raison et de la logique pour prendre des décisions ou organiser les choses.

Logiquement cela ne devrait pas amener à des résultats dont on ne peut objectivement que se dire qu’ils sont irrationnels, déraisonnables voire stupides. Et pourtant.

Dans le vocable managérial, rationaliser a perdu son sens premier pour devenir « ajouter du contrôle sous couvert de simplification ». Mais quand on met deux mots quasi antinomiques dans la même phrase on arrive à un résultat hybride qui ne fonctionne pas.

Au départ c’est un biais managérial qui se corrige, le problème c’est quand cela commence a affecter les opérations à grande échelle.

Image : rationalisation de Franzi via Shutterstock.

Bertrand DUPERRIN
Bertrand DUPERRINhttps://www.duperrin.com
Directeur People & Operations / Ex Directeur Consulting / Au croisement de l'humain, de la technologie et du business / Conférencier / Voyageur compulsif.
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