Alors que se déroule à Paris le sommet sur l’IA qui prend place dans le cadre plus large d’une véritable semaine dédiée à cette technologie (et dont nous parlerons plus tard), un groupement d’entreprises réunies sous le nom de UE AI Champions Initiative a publié un rapport intitulé « An Ambitious Agenda for European AI« . Intéressant de se pencher sur ce qu’ils disent pour ensuite dans un second temps le passer au crible des résultats du sommet qui, peut être, valideront ou invalideront cette ambition.
Avant d’aller plus loin il faut bien rappeler qu’il ne s’agit pas d’une initiative politique mais bel et bien d’une initiative entrepreneuriale.
D’ailleurs le rapport insiste sur le fait que l’Europe doit urgemment mener une action concertée dans le domaine de l’IA pour tirer parti de ses atouts et surmonter ses faiblesses structurelles ce qui a priori n’est pas un compliment adressé au politique.
Ensuite je n’ai pu m’empêcher de remarquer un détail croustillant. Alors que l’initiative se dit regrouper 70 grandes entreprises européennes (AXA, BNP Paribas, EDF, Total Energies, Lufthansa, SAP….) on y trouve également des pure players comme Mistral mais, de manière plus surprenante, le rapport à été rédigé sous le leadership de General Catalyst qui d’ailleurs le signe et en assume la paternité.
Or Digital Catalyst (membre de l’initiative) se trouve être un fonds d’investissement…américain. Bien sur ils ont pignon sur rue en Europe avec des bureaux à Londres et plus récemment en Allemagne (seulement depuis l’été 2024) avec le rachat du fonds La Famiglia et ont investi dans Mistral mais c’est un détail que je ne pouvais que noter.
L’Europe entre ambition et ambiguité
Le rapport rappelle pourquoi l’IA est un enjeu pour l’Europe (mais qui en douterait ?) mais pointe aussi du doigt les contradictions européennes en la matière.
Tour d’abord parce que l’Europe est sous pression économique avec une productivité qui décroche vis à vis des États Unis, qui plus est avec des investissements plus limités et une main d’oeuvre vieillissante.
Tout cela s’inscrit dans le cadre d’une course mondiale à l’IA avec toutes les grandes puissantes qui investissent massivement sur le sujet. On en reparlera mais ça n’est plus un enjeu technologique ni même un enjeu business, on parle de souveraineté et de géopolitique.
Mais l’Europe a une position ambiguë en matière d’IA comme en matière d’innovation en général pourrait on ajouter. Elle a du mal de choisir entre sa volonté d’innover et un besoin irrepressible de réguler (pour des raisons à mon avis aussi bonnes que mauvaises).
On notera principalement des exigences strictes sur la protection des données comme le RGPD ou le récent AI Act (L’AI Act Européen pour les nuls) qui peuvent freiner et l’innovation et l’adoption par rapport à des pays à la réglementation plus permissive.
Ajoutons à cela des des processus d’homologation de la technologie souvent plus longs et complexes qu’ailleurs et on peut comprendre que les entreprises, qu’elles soient simples utilisatrices ou productrices de technologie s’inquiétent de se lancer dans une course face à des adversaires surentraînés avec un boulet au pied.
Ces entreprises suggèrent donc de concilier sécurité et agilité avec une approche réglementaire plus adaptative, favorisant l’expérimentation. Ou comment stimuler l’innovation tout en rassurant ceux qui ne jurent que par la gouvernance.
L’IA, moteur de transformation
Le rapport propose des pistes concrètes me mise en œuvre de l’IA pour lui donner un véritable impact industriel.
Sans surprise on commence par l’optimisation de la productivité au travers de l’automatisation des tâches cognitives qui pourrait déverrouiller des opportunités de croissance.
On parle également d’impacts structurels voire infrastructures dans des secteurs tels que les réseaux, l’énergie, les semi conducteurs. Au delà des gains d’efficacité je sens poindre le discours sous-jacent selon lequel l’IA aidera à optimiser ces secteurs pour rendre le numérique plus durable et environnementalement acceptable , en utilisant la technologie pour résoudre les méfaits de la technologie. Je vous laisse juges du caractère réaliste ou non de cet idée alors que de nombreuses voix disent désormais que la seule solution pour un numérique respectueux de l’environnement n’est pas la durabilité mais la sobriété, donc une réduction à la fois des usages et de la fabrication de matériel (IA et dérèglement écologique : sortir de l’illusion techno-solutionniste).
Enfin des secteurs ont été identifiés comme particulièrement propices au déploiement de l’IA en raison de l’avantage concurrentiel qu’ils pourraient en tirer, à savoir l’aérospatial, l’automobile, la finance, la santé et la logistique.
L’Europe ne part pas de zéro
Oui l’Europe aime s’autoflageller et souvent à raison quand on parle d’innovation et d’investissements mais pour autant elle ne ne part pas de rien et a des avantages à faire valoir.
Le rapport évoque un leadership en recherche et open source, domaines dans lesquels les universités Européennes produisent des talents en quantité (pourvu qu’ils ne quittent pas le continent). Ajoutons à cela que l’approche open source favorise l’innovation et que au delà de chiffres avancés plus que contestable ce qui faut retenir du récent épisode DeepSeek c’est peut être que la victoire des modèles open source sur les modèles propriétaires (The Biggest Winner In The DeepSeek Disruption Story Is Open Source AI et IBM finally has an AI strategy the market loves).
Ensuite l’Europe dispose d‘industries de pointe dans des secteurs hautement réglementés. On peut effectivement y voir un avantage mais une limite tant de fois pointée du doigt depuis l’étranger : l’Europe règlement tellement que créer des business models qui exploitent la réglementation est une niche facile mais crée des produits peu exportables car construits sur des spécificités locales.
L’Europe rassure aussi de par son approche fondée sur la confiance. Les normes européennes de sécurité et de protection des données constitueraient ainsi un avantage concurrentiel dans un contexte mondial de plus en plus sensible à ces enjeux. Sauf face à des concurrents capables de se développer en s’en affranchissant quitte à s’adapter après. Ce qui nous renvoie à l’éternel débat qui revient à se demander si on arrive à innover si on régule avant l’arrivée de l’innovation….
Enfin l’Europe de par sa diversité linguistique est plus à même de créer des IA qui peuvent opérer de manière pertinente sur différents marchés. Sauf si cette richesse devient un frein, là encore, à la rapidité de développement des solutions.
Mais l’Europe ne doit pas se voir plus belle qu’elle n’est
Ces atouts sont réels mais sont ils suffisants face aux investissements massifs aux Etats-Unis et en Chine ? Certaines annonces du sommet peuvent nous rassurer mais il faut admettre que nous nous lançons dans la course avec un peu de retard et il reste à voir comment tout cela se matérialisera et surtout à quelle vitesse.
Ensuite l’approche européenne, fortement axée sur la responsabilité et l’éthique, contraste avec la stratégie des grandes puissances mondiales, qui privilégient avant tout la performance et l’industrialisation. Il y aurait bien des choses à dire sur Lucie, le projet d’AI française « éthique et durable » qui ne fonctionnait pas et s’est attirées les foudres et quolibets du grand public. Oui l’objectif du projet avait été mal communiqué mais en 2025 il semble bien qu’avant qu’une IA soit « éthique et durable » il faut déjà qu’elle fonctionne.
Sur ce point je remarque aussi que le rapport prend quelque peu ses distances avec la doxa européenne. Oui il parle de « renforcer la position de l’Europe dans le paysage technologique mondial, tout en préservant l’engagement en faveur de l’innovation éthique et des principes démocratiques » mais à y regarder de plus près le mot éthique n’est mentionné qu’une fois dans les 56 pages du document, dans l’introduction. Une manière de dire « on a dit le mot et on passe à autre chose » ?
Enfin la recherche européenne peine encore et toujours à convertir ses innovations en applications industrielles et à attirer les capitaux nécessaires à leur déploiement à grande échelle.
J’entends parler d' »Airbus de l’IA » en référence au seul projet industriel européen qui ait vraiment fonctionné et produit un leader mondial. Mais avant Airbus il y a eu des champions technologiques nationaux qu’on a fait travailler ensemble alors que nous manquons de ces champions dans l’IA.
Quel plan d’action pour l’IA Européenne ?
Le rapport suggère donc de structurer les efforts Européens dans un certain nombre de directions.
L‘harmonisation réglementaire entre les pays est déjà essentielle pour qu’une entreprise européenne puisse grandir en sortant facilement de son marché national et avoir moins d’incertitude. Si on commence par se mettre des batons dans les roues entre nous il y a peu de chances qu’on arrive à s’unir face à la concurrence internationale.
Le secteur public est également appelé à servir de catalyseur en adoptant l’IA dans les administrations pour stimuler l’écosystème et valider les options technologiques. Là trois réflexions me viennent : la première c’est que je ne suis pas sur que le secteur public ait les moyens, la seconde qu’il ait envie de servir de cobaye, la troisième est qu’à mon point de vue quand un secteur vit de la commande publique il est souvent déconnecté du marché et finit par mourir quand la perfusion s’arrête (car elle s’arrête toujours un jour).
L’Europe devraient ensuite favoriser les partenariats entre startups, industries et système éducatif. Excellente idée mais si on ne l’a pas ou mal fait jusqu’ici c’est qu’il doit y avoir des raisons. Et quand on voit que quelque chose d’aussi évident qu’un Small Business Act Européen a été adopté du bout des lèvres mais sans aucun effet contraignant.
Viennent ensuite des roses sur les infrastructures, la sécurité du partage du donnée, la montée en compétence etc…
Conclusion
Oui les entreprises européennes ont une ambition, mais sauront elles ou plutôt pourront elles la transformer en réalité ? Comme souvent l’excès de prudence et la boulimie réglementaire peuvent lui faire prendre un retard fatal.
On ne peut nier la lucidité des entreprises face au potentiel de l’IA et ce dont elles ont besoin pour exprimer leur plein potentiel et exister dans la compétition mondiale avec un toile de fond les enjeux géopolitiques qui accompagnent le leadership sur le sujet.
La question est de savoir si leur ambition ne se heurtera pas au mur de la politique et de la bureaucratie Européenne et l’incapacité du continent de mener à bien un projet industriel.
Gaia-X, le projet de cloud souverain ? Il a souffert de problèmes de gouvernance, de tensions internes et, d’un point de vue commercial, n’a pas trouvé son marché.
EuroHPC, qui vise à développer des supercalculateurs européens ? Il connait des problèmes d’industrialisation et reste cantonné à des domaines limités, sans impact sur l’IA commerciale.
Les expériences passées ne laissent que peu de place à l’optimisme et si on regarde la réalité et l’histoire les axes de progrès proposés risquent de n’être que du wishful thinking.
A moins que suite au sommet l’Europe ne décide pour une fois à aller dans le bon sens et le faire vite ? A se mettre en mode « commando », savoir faire passer l’urgence avant certains principes ?
On verra.
En tout cas l’avenir de l’IA en Europe se joue maintenant.
Image : IA de Gumbariya via Shutterstock