Le sommet sur l’IA de Paris est fini et il est temps d’essayer d’en tirer les conclusions voire d’esquisser des scénarios envisageables pour l’avenir. En effet il ne faut pas se voiler la face : quelles qu’aient été les intentions des instigateurs du sommet, l’IA n’étais pas le sujet mais un moyen. Un moyen d’asseoir un leadership technologique dont découleraient domination et vassalisation économique.
Mais fallait il en attendre autre chose ? Lors d’une coupe du monde de football on s’intéresse aux équipes, pas au ballon (à part quand il sort des limites du terrain).
Des investissements massifs pour l’IA en Europe
On parle d’un sommet mondial et pourtant l’essentiel des annonces en termes d’investissement ont concerné l’Europe. Surprenant ? Aucunement. Dans une course c’est le retardataire qui doit hausser le rythme massivement, pas ceux qui sont déjà devant et ont creusé l’écart.
200 milliards d’euros d’investissements (publics et privés) ont donc été annoncés par la Commission européenne pour l’ensemble de l’Union européenne et 109 milliards d’euros d’investissements privés français et étrangers en France pour les prochaines années (Au Sommet sur l’IA, des annonces d’investissements massifs… et un retour en arrière).
Sont ainsi concernés, pèle mêle, le soutien à l’écosystème, le financement de projets de recherche, la création d’infrastructures et de data center, au développement d’une IA Open Source souveraine, la formation des talents, la reconversion des travailleurs affectés par l’IA avec l’identification de secteurs prioritaires tels que la santé (IA pour le diagnostic médical), la transition énergétique (optimisation des réseaux électriques), la cybersécurité et les transports autonomes.
On ne sait pas si cela permettra à l’Europe de combler son retard mais la France se positionne clairement pour être en tête du peloton de queue en espérant être la locomotive qui lui permettra combler l’écart avec les leaders. Et, visiblement, ses partenaires aussi bien européens que non européens souscrivent à cette idée et la cautionnent.
Des investissement internationaux mais des motivations différentes
On peut se demander comment une Europe exsangue financièrement peut se permettre de telles annonces même si en matière de dépenses il ne faut jamais mettre dans le même panier dépenses d’investissement et de fonctionnement.
La réponse est simple : une très grande partie des investissements sera internationale, ce qui peut sembler contradictoire avec l’idée de souveraineté sous-jacente à la « guerre de l’IA ».
Ainsi, au nombre des investisseurs on trouve les Émirats Arabes Unis (50 milliards d’euros) pour un data center et un campus en France, le fonds canadien Brookfield (20 milliards d’euros) pour des data centers et des infrastructures, Amazon (6 milliards d’euros) pour de l’infrastructure cloud, le fonds américain Appolo (5 milliards d’euros) pour de la connectivité énergétique et, enfin seulement, Iliad ( 3 milliards d’euros), Mistral AI (« plusieurs milliards » et Bpifrance (10 milliards d’euros).
Si tout le monde investit au même endroit ça n’est à mon avis pas pour les mêmes raisons.
La première est certainement partagée et d’ordre économique : il est plus simple de monter dans un train à quai que dans un train en marche et les américains et les chinois n’attendent personne d’autant plus que l’heure y est plutôt au protectionnisme.
La seconde est géopolitique. Après la seconde guerre mondiale il y avait deux blocs est et ouest et les non alignés. Ici les blocs ne sont plus régionaux mais nationaux (USA et Chine) et l’Europe, si elle aimerait un jour former le 3e bloc est davantage, France en tête, la figure de proue des non-alignés. Et vu qu’on y trouve des compétences et un terreau potentiellement fertile, ceux qui ont de l’argent y voient le bon endroit pour y faire développer les technologies qui leur permettront de ne pas dépendre des deux géants. Dans cette catégorie je mets bien entendu les Emirats mais également le Canada qui a bien compris que son imposant voisin ne serait pas ou pas toujours un allié.
La troisième est, encore, économique et ici je pense à Appolo, Amazon voire Brookfield. Il s’agit ici de diversifier voire dérisquer leurs investissements. Si le projet Européen venait à fonctionner ce serait dommage de ne pas être dans le tour de table et en tirer les fruits et ça n’est pas, pour eux, antinomique avec le fait d’être très intéressés à la réussite de la vision américaine. Après tout, sur un malentendu ils peuvent gagner des deux côtés et n’investir « que » quelques milliards pour les deux premiers est une mise anecdotique par rapport au potentiel de gain.
L’éthique : entre pomme de discorde et rétropédalage
Si, en tout cas côté Européen, on ne pouvait que se réjouir des annonces relatives aux investissements qui envoient clairement un signal positif, le vrai sujet était celui de l’éthique.
En effet le volet financier n’intéressait guère que les européens qui ont un retard à combler et financer, et le vrai sujet, celui des adultes était de savoir si une gouvernance mondiale de l’IA allait contribuer à niveler les écarts ou au contraire si on allait rentrer dans une logique de blocs irréconciliables.
Il a été plus simple de se mettre d’accord sur une déclaration que sur des accords suite aux récentes COP sur le climat. Elle a été signée par a été signée par 61 pays, dont la France, l’Inde et la Chine, mais sans les États-Unis et le Royaume-Uni.
On peut se demander ce que vaut une telle charte sans les USA (désolé pour le Royaume Unique dont le poids dans cette histoire est bien anecdotique) et on peut se demander ce que la Chine et l’Inde viennent faire dans cet attelage et si on ne risque pas de voir apparaître des dissensions internes plus vite qu’on peut le penser.
L’objectif principal de cette déclaration est de promouvoir une IA qui soit « ouverte », « inclusive » et « éthique », tout en renforçant la coordination mondiale pour sa gouvernance. Elle vise également à éviter une concentration du marché afin de rendre l’IA plus accessible et durable pour les populations et la planète. Ses principes directeurs insistent sur l’accessibilité de l’IA pour réduire la fracture numérique, sa transparence, sa sécurité et sa fiabilité, ainsi que le respect des cadres internationaux. Elle veut aussi encourager l’innovation tout en évitant la concentration du marché, et vise à avoir un impact positif sur l’avenir du travail et la croissance durable.
Tout ce que les Etats-Unis ne veulent pas…mais pas seulement eux.
Quelques jours avant le sommet 70 entreprises européennes avaient publié un rapport sur leur ambition dans le domaine de l’IA et ce qu’ils attendent des institutions européennes pour les aider (L’ambition des entreprises Européennes dans l’IA est elle réaliste ?).Un rapport bizarrement porté par un fonds américain et où le mot éthique n’apparaissait qu’une fois en 56 pages, comme prononcé du bout des lèvres en fin d’introduction afin d’évacuer le sujet.
J’allais écrire que ces entreprises n’avaient pas été entendues lorsqu’une nouvelle tombe mais je pense que c’est davantage la prestation remarquée du vice-président américain JD Vance que le lobby entrepreneurial qui en est la cause ce qui en dit long également sur la philosophe des dirigeants de l’UE.
On parle ici de la décision de la Commission Européenne de retirer la directive sur la responsabilité en matière d’IA de agenda 2025 (Après les critiques de JD Vance, la Commission retire la directive sur la responsabilité en matière d’IA). En cas de préjudice dû à une IA elle n’imposait pas comme le droit commun à la personne lésée de faire la preuve de la responsabilité du fournisseur d’IA mais au fournisseur de faire la preuve de sa non responsabilité.
On peut y voir un beau rétropédalage afin de rassurer les acteurs de l’IA, les investisseurs et aller à l’encontre d’une image d’une Europe qui régule trop mais ça serait aller un peu vite en besogne.
En effet l’IA Act Européen (L’AI Act Européen pour les nuls) la rendait moins urgente et la vraie question qui se pose désormais est de savoir si par soucis de cohérence son entrée en vigueur, déjà progressive, sera retardée voire s’il sera prochainement en partie vidé de sa substance.
Mais si d’un côté la déclaration va dans le sens de la société et des utilisateurs/consommateurs, ce mouvement de la Commission est ouvertement pro entreprise et pro tech.
Les investissements en Europe ne doivent pas être un cache misère
Si, côté européen (car il ne faut pas se voiler la face, plus qu’un sommet mondial on assistait plutôt à un match entre L’Europe et le reste du monde ou presque) on peut au lendemain du sommet se targuer d’avoir obtenu des investissements massifs et fait adopter à presque tout le monde une vision éthique et durable de l’IA il ne faudrait pas croire que tout est résolu et que demain on pourra regarder les américains et les chinois dans les yeux.
Au delà des annonces se posent d’ores et déjà des questions quant à savoir qui va faire quoi, dans quels délais, si le caractère international des investissements n’est pas une menace en termes de souveraineté mais ça n’est pas tout.
Je trouve le rapport que je mentionne plus haut assez lucide par rapport aux atouts de l’Europe dans l’IA mais aussi aux freins institutionnels et légaux qui brident sa compétitivité et en dehors de la fin du sous-investissement et du rétropédalage sur la directive sur la responsabilité je ne vois rien qui me dise que les entreprises ont été entendues.
L’IA Act est encore vu comme un problème et de manière générale la sur-régulation peut être un vrai frein au développement des acteurs locaux. Investir des centaine de milliards est bien mais si c’est pour d’emblée donner un handicap à ceux qui en bénéficient n’amènera pas loin.
Ca n’était pas un sommet européen donc on n’attendait rien de spécifique sur le sujet dans un premier temps mais l’UE ne pourra pas faire l’économie d’un dépoussiérage pour accompagner ses efforts dans l’IA.
Le risque pour l’Europe de devenir l’usine du monde ?
De manière très simpliste l’IA c’est trois choses des fondations logicielles, de l’infrastructure et des produits conçus au dessus de tout cela.
J’ai l’impression, depuis l’épisode DeepSeek qu’il y a un mouvement au niveau de l’importance donnée jusqu’ici aux fondations et à l’infrastructure pour aller vers le produit vu qu’il en ressort (avec toutes les précautions d’usages) qu’on peut finalement faire bien en la matière avec plus de frugalité.
Même si les annonces restent encore à clarifier il me semble que tout est majoritairement fléché vers de l’infrastructure et je ne vois pas grand chose pour créer ou faire grandir des champions nationaux qui sont le préalable à un possible Airbus de l’IA.
Alors bien sûr on aura l’infrastructure mais pour faire tourner les produits créés par les autres et en devenant l’usine de ceux qui font les produits et captent la valeur du marché ?
Remarquez que quand on voit qu’en France on a injecté 200 milliards dans la tech pour finalement créer 2,5 milliards de richesse en bourse on a peut être intérêt à se spécialiser dans les data centers (Faut-il fuir la France pour réussir sa startup ?).
De nombreuses questions en suspens
On a bien compris que les investissements en Europe et une déclaration commune sur l’éthique étaient au coeur de ce sommet et dans ce sens on peut dire qu’il a atteint ses objectifs. En tout cas pour les Européens et quelques autres.
Mais l’IA soulève de nombreux autres sujets sociétaux d’ampleur qui peuvent être une bombe à retardement si on n’en prend pas la mesure immédiatement (Les défis que pose l’IA ne sont pas technologiques mais il faut y répondre aujourd’hui). Dans ce sens ce sommet n’a pas été la « COP de l’IA » attendue car beaucoup de sujets ont été évoqués mais vite relégués au second plan alors même qu’il ne va qu’en accélérer l’ampleur et la vitesse d’apparition (Comme le climat, l’IA mérite-t-elle sa « COP » ?).
Impact sur l’emploi, impact environnemental (« IA et dérèglement écologique : sortir de l’illusion techno-solutionniste », droits d’auteur, risques géopolitiques… circulez il n’y a rien à voir alors que sur chacun de ces sujets le sommet a créé une bombe à retardement.
Conclusion
On peut parler d’investissements, d’éthique, de problèmes sociétaux actuels et à venir et il y a une infinité de choses à dire sur le sujet mais se concentrer sur toutes les collaborations et convergences serait peut être rater l’élément le plus fondateur de ce sommet.
Comme le blocus de Berlin au lendemain de la seconde guerre mondiale a acté la division du monde en deux blocs idéologiques, le sommet sur l’IA a acté à peu près la même chose sans qu’on sache encore si on a les Etats-Unis contre le reste du monde, ou trois blocs composés des USA de la Chine et des non alignés, Europe en tête.
Mais c’est cette fracture qui risque de définir le monde des décennies à venir, l’IA n’en étant qu’un des terrains de jeu.
Image : investissement IA de TSViPhoto via Shutterstock.